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Méditation sur le 5e mystère glorieux 

Tirée de Les gloires de Marie
de saint Alphonse de Liguori
 

Le couronnement de la Très Sainte Vierge au Ciel 

L'auguste Vierge Marie a été élevée à la dignité de Mère du Roi des rois ; dès lors et avec juste raison, la sainte Église lui décerne et demande à tous les fidèles de lui décerner le titre glorieux de Reine.

« Si le Fils qu'elle a mis au monde est roi, dit saint Athanase, la Vierge, sa Mère, doit, en toute rigueur de vérité, être tenue pour Reine et Souveraine et en porter le nom. » C'est, remarque saint Bernardin de Sienne, à partir du moment où elle consentit à devenir la Mère du Verbe éternel, que Marie mérita d'être constituée Reine du monde et de la création tout entière. « Son consentement, dit-il, lui valut le sceptre du monde, l'empire de l'univers et la souveraineté sur toutes les créatures. » Voici comment raisonne Arnauld de Chartres : « La chair de Jésus et celle de Marie sont une seule et même chair. Comment donc la Mère pourrait-elle ne point partager la souveraineté de son Fils ? Ce n'est point assez dire qu'elle la partage : la gloire royale du Fils et celle de la Mère sont une seule et même gloire. »

Jésus étant roi de l'univers, c'est de l'univers aussi que Marie est la reine. « Établie Reine, dit l'abbé Rupert, elle possède à bon droit tout le royaume de son Fils. » De là cette affirmation de saint Bernardin de Sienne : « Autant il y a de créatures au service de Dieu, autant Marie en compte à son service. Et les anges, et les hommes, et tout ce qui est au ciel et sur la terre, en un mot toute la création, par le fait qu'elle est soumise à Dieu, est soumise à la glorieuse Vierge. » Aussi l'abbé Guerric tient-il à la divine Mère ce langage : « Continuez, ô Marie, continuez avec assurance à exercer votre empire ; n'hésitez pas, agissez en Reine, disposant à votre gré des biens de votre Fils. Vous êtes la mère et l'épouse du Roi de l'univers, à vous le droit de régner, à vous la puissance souveraine sur toutes les créatures. »

Marie est donc Reine. Mais sachons-le bien pour notre commune consolation, c'est une Reine toute bonne, toute clémente, toute inclinée à nous faire du bien, à nous si misérables. C'est pourquoi la sainte Église, dans le Salve Regina, nous invite à saluer Marie en la proclamant Reine de miséricorde.

Le nom même de reine, observe le bienheureux Albert le Grand, signifie compassion et sollicitude pour les pauvres, à la différence du nom d'impératrice qui signifie sévérité et rigueur. « Secourir les malheureux, dit Sénèque, c'est en quoi consiste la magnificence des rois » et des reines. Alors que les tyrans font servir leur pouvoir à leur intérêt personnel, les rois doivent avoir en vue le bien de leur peuple. Aussi, au sacre des rois, on leur verse sur la tête de l'huile, symbole de la miséricorde, pour leur rappeler qu'ils doivent garder sur le trône un cœur rempli, par-dessus tout, de compassion et de bienveillance à l'égard de leurs sujets.

Le premier devoir des rois est donc de s'employer aux œuvres de miséricorde, avec cette réserve, cependant, qu'il leur faut, au besoin, exercer la justice à l'égard des malfaiteurs. Il n'en est pas ainsi de Marie. Reine, elle ne tient pas le sceptre de la justice pour le châtiment des coupables, mais uniquement celui de la miséricorde, n'ayant d'autre ministère que celui de la grâce et du pardon. C'est la pensée de l'Église quand elle nous fait acclamer Marie comme Reine de miséricorde.

Ces paroles de David : « J'ai entendu deux choses : la puissance est à Dieu, et à vous aussi, Seigneur, la miséricorde », l'illustre chancelier de l'Université de Paris, Jean Gerson, les explique ainsi : « Le règne de Dieu consiste dans la puissance et dans la miséricorde. La puissance demeure à Dieu ; mais l'exercice de la miséricorde est échu, pour ainsi dire, à la Reine Mère, Marie. » De son pouvoir souverain, qui s'exerce par la justice et par la miséricorde, le Seigneur a fait deux parts : la justice, il se l'est réservée à lui-même, mais la miséricorde, il l'a cédée à Marie, ordonnant que par ses mains passent toutes les miséricordes faites aux hommes, et qu'elle les dispense à son gré. Dans sa Préface aux Épitres canoniques, saint Thomas confirme ce privilège de la sainte Vierge : « Quand, dans son sein, elle conçut le Fils de Dieu, quand, ensuite, elle le mit au monde, alors, dit-il, elle obtint la moitié du règne de Dieu : elle fut constituée reine de miséricorde, comme le Christ est roi de justice. »

Le Père éternel a constitué Jésus-Christ roi de justice, c'est pourquoi il l'a établi juge universel du monde, d'où ce chant prophétique : « Ô Dieu, donnez vos jugements au roi, et votre justice au fils du roi. » Mais ici un docte interprète reprend : « Oui, Seigneur, Vous avez donné à votre Fils la justice, parce que votre miséricorde, Vous l'avez donnée à la Mère du Roi. » Saint Bonaventure a donc raison de modifier ainsi ce même texte du Psalmiste : « Seigneur, donnez votre jugement au Roi, et à la Reine, sa Mère, votre miséricorde. » Ernest, archevêque de Prague, exprime la même pensée : « Le Père éternel, dit-il, a remis tout jugement au Fils, et tout l'office de la miséricorde à sa Mère. » À Jésus-Christ de juger et de punir ; à Marie, de compatir à la misère et de la soulager. C'est pour cela, c'est pour la constituer Reine de miséricorde, que, selon la prophétie de David, Dieu lui-même conféra, en quelque sorte, l'onction royale à Marie, en répandant sur elle l'huile de l'allégresse. Grand sujet d'allégresse pour nous, pauvres enfants d'Adam, de penser que nous avons au ciel une si grande Reine qui laisse découler sur nous « l'onction de sa surabondante compassion et miséricorde », ainsi que le dit saint Bonaventure.

Ici vient à propos l'histoire de la reine Esther. Le bienheureux Albert le Grand en fait une heureuse application à notre Reine Marie, dont Esther d'ailleurs était une figure.

Voici ce que nous lisons au chapitre quatrième du Livre d'Esther. Sous le règne d'Assuérus, il fut publié dans ses états un édit ordonnant la mise à mort de tous les Juifs. Mardochée, l'un des condamnés, recommanda leur salut à Esther, la priant de s'interposer auprès du roi pour obtenir la révocation de la sentence. Esther s'y refusa d'abord, par crainte d'aviver encore le courroux d'Assuérus. Mais Mardochée la réprimanda et lui envoya dire : Ne vous imaginez point, parce que vous êtes de la maison du roi, que vous sauverez seule votre vie, à l'exclusion de tous les Juifs. Il ajouta que le Seigneur l'avait élevée au trône précisément pour qu'elle assurât le salut de sa nation. Ainsi parla Mardochée à la reine Esther. Pauvres pécheurs condamnés à un juste châtiment, si jamais notre Reine Marie hésitait à obtenir de Dieu notre délivrance, nous aurions lieu de lui tenir le même langage : Ô notre Souveraine, vous êtes dans la maison du Roi, Dieu vous ayant constituée Reine de l'univers ; ne pensez point pour autant à vous sauver seule, à l'exclusion de tous les autres hommes ; car, votre élévation n'a pas eu pour but votre seul avantage ; si Dieu vous a faite si grande, c'est pour vous mettre plus à même de compatir à notre misère et de la secourir.

Assuérus, quand il vit Esther en sa présence, s'informa avec amour de l'objet de sa visite. Quelle est votre demande ? lui dit-il. La reine répondit : Ô mon roi, si j'ai trouvé grâce à vos yeux, accordez-moi mon peuple, pour lequel je vous implore. Elle fut exaucée : un ordre du roi révoqua aussitôt la sentence de condamnation.

Or, si Assuérus accorda le salut des Juifs à Esther, parce qu'il l'aimait, comment Dieu, qui aime immensément Marie, pourra-t-Il ne pas l'exaucer, quand elle le prie pour les pauvres pécheurs qui se recommandent à elle ? Ô mon Roi et mon Dieu, dit-elle, si j'ai trouvé grâce devant vous... Mais elle sait bien, la divine Mère, qu'elle est la bénie, la bienheureuse, la seule, parmi tous les hommes, à trouver la grâce qu'ils ont perdue ; elle sait bien qu'elle est l'aimée de son Seigneur, plus chérie que tous les saints et les anges ensemble. Si donc vous m'aimez, continue-t-elle, donnez-moi mon peuple, donnez-moi ces pécheurs pour lesquels je vous supplie. Et il se pourrait que Dieu ne l'exauçât point ? Mais qui ne sait le pouvoir qu'ont auprès de Dieu les prières de Marie ? La loi de la clémence est sur sa langue. Chaque prière de Marie à force de loi, le Seigneur ayant décrété qu'il sera fait miséricorde à tous ceux pour qui elle intercède. Pourquoi, demande saint Bernard, l'Église appelle-t-elle Marie Reine de miséricorde ? « C'est, répond-il, afin de nous assurer qu'elle ouvre l'abîme insondable de la pitié divine à qui elle veut, quand elle veut et comme elle veut ; si bien qu'un pécheur ne périra pas, fût-il un monstre d'iniquité, dès lors que cette sainte des saints le prend sous sa protection. »

Mais peut-être craindrons-nous que Marie ne dédaigne d'intervenir en faveur de tel pécheur, le voyant trop chargé de crimes ? Ou encore n'y a-t-il pas lieu de nous laisser effrayer par la majesté et la sainteté de cette grande Reine ? Non, dit saint Grégoire VII, car « la grandeur et la sainteté de Marie ne la rendent que plus clémente et plus douce à l'égard des pécheurs désireux de se convertir » et qui recourent à elle. Rois et reines, avec l'apparat de leur majesté, répandent la terreur et font craindre à leurs sujets de paraître en leur présence. Mais, observe saint Bernard, « quelle crainte pourrait retenir » la misère et « la fragilité humaine loin de Marie », la Reine de la miséricorde ? Regardons-la bien : « en elle, rien de sévère, rien de terrible ; elle est toute suavité » et affabilité. Elle nous donne, bien plus, « elle nous offre d'elle-même à tous le lait et la laine » : le lait de sa miséricorde qui ranime notre confiance ; la laine, la douceur de sa protection qui nous abrite contre les rigueurs de la justice divine.

Suétone rapporte de l'empereur Titus qu'il ne savait rien refuser à aucun solliciteur, au point que parfois, il promettait plus qu'il ne pouvait tenir. À qui lui en faisait la remarque, il répondait qu'un souverain, ayant accordé à un sujet la faveur de lui parler, ne doit pas le renvoyer mécontent. Titus parlait ainsi ; mais, en fait, il lui arriva souvent, sans doute, ou de mentir ou de manquer à ses promesses. Notre Reine, elle, ne peut pas mentir, et tout ce qu'elle veut, elle a le pouvoir de l'obtenir à ses pieux clients. En outre, elle a un cœur si bon et si compatissant qu'elle ne saurait affliger par un refus aucun de ceux qui la prient. « Qu'on s'en aille triste d'auprès d'elle, dit Lansperge, elle est trop bonne pour le souffrir. »

Écoutons saint Bernard lui parler : « Comment pourriez-vous, ô Marie, vous refuser à secourir les misérables, alors que vous êtes la Reine de la miséricorde ? Les sujets de la miséricorde ce sont précisément les misérables. Vous êtes la Reine de la miséricorde, et moi, étant le dernier des pécheurs, je suis le premier, le plus grand de vos sujets » et j'ai droit, par conséquent, de préférence à tout autre, à vos soins les plus assidus. « Régnez donc sur nous, ô Reine de miséricorde », prenez-nous en pitié, et chargez-vous de notre salut éternel.

Ne nous objectez pas, ô Vierge très sainte, la multitude de nos péchés, comme si elle pouvait vous être un empêchement à nous venir en aide ; car, ajouterons-nous avec saint Georges de Nicomédie : « Vous disposez de forces invincibles ; votre clémence s'élève bien au-dessus de nos péchés accumulés ; à votre pouvoir rien ne résiste. C'est que votre Créateur qui est le nôtre vous honore comme sa Mère, regarde votre gloire comme sa propre gloire ; Il y met aussi sa joie filiale, et Il estime payer sa dette en vous accordant toutes vos demandes ». Payer sa dette, qu'est-ce à dire ? Sans doute, Marie a d'infinies obligations à son Fils de l'avoir choisie pour sa Mère ; il est incontestable, cependant, que le Fils a une grande obligation à cette Mère de Lui avoir donné l'être humain. Aussi Jésus, pour rendre à Marie ce qu'Il lui doit, se réjouit de l'honorer et de la glorifier ; et Il l'honore particulièrement en exauçant toujours et en tout ses prières.

Quelle grande confiance nous devons donc avoir en notre Reine ; connaissant sa puissance auprès de Dieu, et sachant, d'autre part que son cœur est rempli d'une telle et si surabondante plénitude de miséricorde, qu'il n'est personne sur la terre à n'avoir pas de part aux effets de sa bonté et à ses faveurs ! La sainte Vierge le révéla elle-même à sainte Brigitte : « Je suis, lui dit-elle, la Reine du ciel et la Mère de la miséricorde ; je suis l'allégresse des justes et la porte ouverte aux pécheurs pour aller à Dieu. Il n'y a pas sur la terre, de pécheur assez maudit pour ne point éprouver, tant qu'il respire, la miséricorde, tout au moins — à défaut d'autre faveur — en étant moins tenté par les démons qu'il ne le serait sans mon intercession. » « Personne, ajouta-t-elle, à moins d'être absolument maudit — ce qui s'entend de la malédiction finale et irrévocable réservée aux damnés — n'est tellement rejeté, qu'il ne revienne à Dieu et ne trouve miséricorde, s'il m'appelle à son secours. » Elle lui dit encore : « Mère de miséricorde, c'est le titre que tout le monde me donne ; et vraiment la miséricorde de Dieu envers les hommes a fait de moi la toute miséricordieuse. » Et elle conclut : « Ah ! malheureux celui qui, tandis qu'il le peut, ne recourt pas à moi ! » Oui, malheureux pour l'éternité celui, qui, en cette vie, pouvant m'invoquer, moi, si pleine de pitié pour tous et si désireuse d'aider les pécheurs, néglige de recourir à moi et ainsi lamentablement se damne !

Courons donc aux pieds de notre très douce Reine, et soyons toujours fidèles à la prier, si nous voulons mettre notre salut en assurance. Si la vue de nos péchés nous épouvante et nous décourage, rappelons-nous à quelle fin Marie a été constituée Reine de miséricorde : c'est pour qu'elle sauve, par sa protection, les pécheurs les plus coupables, les plus désespérés, dès qu'ils se recommandent à elle. Ne doivent-ils pas être sa couronne au ciel ? Son divin Époux le lui a dit : Viens du Liban, ô mon Épouse, viens du Liban... Tu recevras pour couronne les tanières des lions, les montagnes des léopards. Que peuvent bien être ces tanières de bêtes féroces et monstrueuses, sinon les pauvres âmes coupables, devenues le repaire des péchés, ces monstres les plus affreux que l'on puisse rencontrer ? Eh bien ! s'écrie l'abbé Rupert, en commentant ce texte, « voilà, ô Marie, les lions dont les tanières seront votre couronne : votre couronne sera leur salut. » Ces malheureux pécheurs, seule votre intercession les sauve, ô glorieuse Souveraine ; il est juste qu'au ciel ils soient votre diadème ; et c'est bien celui qui convient en propre à une Reine de miséricorde.

L'exemple qu'on va lire vient à l'appui de cette vérité.

EXEMPLE

On lit dans la vie de Sœur Catherine de Saint-Augustin qu'au même endroit où vivait cette servante de Dieu se trouvait une femme nommée Marie, laquelle, après une jeunesse passée dans le vice, s'obstinait, jusque dans la vieillesse, à poursuivre le cours de ses désordres ; tellement que, chassée du pays par ses concitoyens, elle fut réduite à se réfugier dans une grotte, loin de toute habitation. C'est là que, tombant d'avance en pourriture, elle finit par mourir sans sacrements, abandonnée de tous. On l'enfouit en plein champ, comme on aurait fait d'un vil animal. Or Sœur Catherine avait coutume de recommander à Dieu avec une grande ferveur les âmes de tous ceux qui entraient dans leur éternité ; mais pour cette misérable vieille femmes quand elle apprit sa triste fin, elle ne songea pas à prier. Comme tout le monde, elle la tenait pour damnée.

Quatre ans s'étaient écoulés, quand un jour elle vit apparaître une âme du purgatoire qui lui dit : « Sœur Catherine, que je suis donc malheureuse Vous recommandez à Dieu les âmes de tous ceux qui meurent, et il n'y a que mon âme dont vous n'avez pas eu pitié ! — Et qui êtes-vous ? demande la servante de Dieu. — Je suis, répond l'apparition, cette pauvre Marie qui mourut dans la grotte. — Eh ! quoi ! vous êtes sauvée ? s'écrie alors Sœur Catherine. — Oui, je suis sauvée par la miséricorde de la sainte Vierge. — Et comment cela ? — Quand je me vis sur le point de mourir, me voyant si chargée de péchés et privée de tout secours, je me tournai vers la Mère de Dieu, et je lui dis : "Ô Notre-Dame vous êtes le refuge des abandonnés ; voyez, en ce moment tout le monde m'abandonne ; vous êtes mon unique espérance, vous seule pouvez me venir en aide, ayez pitié de moi !" La sainte Vierge m'obtint de faire un acte de contrition, je mourus et je fus sauvée. Ma bonne Reine m'a obtenu une autre grâce : que l'intensité de mes souffrances abrégeât la durée de mon expiation, laquelle aurait dû se prolonger pendant bien des années encore. Il ne me faut plus maintenant que quelques messes pour être délivrée du purgatoire. Je vous prie de me les faire dire, et moi, en échange, je vous le promets, je ne cesserai pas de prier le bon Dieu et la sainte Vierge pour vous. » Sœur Catherine fit aussitôt célébrer les messes, et, peu de jours après, cette âme lui apparut de nouveau, plus brillante que le soleil, et lui. dit : « Je vous remercie, Sœur Catherine, je m'en vais au ciel chanter les miséricordes de mon Dieu et prier pour vous. »

PRIÈRE

Ô Marie, Mère de mon Dieu et ma Souveraine, tel se présente à une grande reine un pauvre couvert de plaies et repoussant, tel je me présente à vous qui êtes la Reine du ciel et de la terre. Du trône sublime où vous êtes assise, ne dédaignez pas, je vous en prie, d'abaisser vos regards jusqu'à moi, pauvre pécheur. Si Dieu vous a comblée de richesses, c'est pour subvenir à notre pauvreté ; s'il vous a établie Reine de miséricorde, c'est pour réconforter les misérables. Regardez-moi donc, et laissez-vous toucher. Regardez-moi et ne me laissez point aller que, du pécheur que je suis, vous n'ayez fait un saint.

Je m'en rends compte, je ne mérite rien ; ou plutôt je mériterais, à cause de mon ingratitude, d'être dépouillé de toutes les grâces que, par vos mains, j'ai reçues du Seigneur. Mais vous êtes la Reine de la miséricorde, et, dès lors, ce ne sont pas des mérites que vous cherchez, mais des misères : vous voulez secourir qui est dans le besoin. Eh bien ! qui est plus pauvre et plus besogneux que moi ?

Ô Vierge sublime ! Je sais bien que je suis votre sujet, puisque vous êtes la Reine de l'univers. Mais je veux me consacrer à votre service d'une manière plus spéciale, afin que vous disposiez de moi selon votre bon plaisir. Aussi je vous dis avec saint Bonaventure : « Ma Souveraine, je m'abandonne à votre domination ; que je sois régi et gouverné par vous en toutes choses. Ne me laissez pas me reprendre. » Donnez-moi vos ordres, servez-vous de moi à votre gré ; et même n'hésitez pas à me châtier, si je suis indocile ; combien ils me seront salutaires les châtiments qui me viendront de votre main !

Être votre serviteur, ô Marie, c'est pour moi bien plus que devenir le maître du monde. Je suis à vous, sauvez-moi ! Acceptez-moi pour vôtre, et, à ce titre, occupez-vous de mon salut. Je ne veux plus être mon maître : je vous fais don de moi-même. Sans doute, je vous ai bien, mal servie ; que de belles occasions j'ai perdues de vous honorer ! Mais à l'avenir, je veux égaler vos serviteurs les plus aimants, les plus fidèles. Non, je ne laisserai désormais personne l'emporter sur moi en ardeur à vous rendre hommage et à vous aimer, ô ma très aimable Reine. C'est à quoi je m'engage, et c'est ce que j'espère tenir, avec votre assistance. Ainsi soit-il.

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Méditation sur le 4e mystère glorieux 

Tirée de L’année liturgique
de Dom Prosper Guéranger, osb
 

L'Assomption de la Très Sainte Vierge au Ciel

 


« Aujourd'hui la vierge Marie est montée aux cieux ; réjouissez-vous, car elle règne avec le Christ à jamais. » (Antienne de Magnificat aux secondes Vêpres) Ainsi l’Église conclura les chants de cette journée glorieuse ; suave antienne, où se résument l’objet de la fête et l’esprit dans lequel elle doit être célébrée.

Il n’est point de solennité qui respire à la fois comme celle-ci le triomphe et la paix, qui réponde mieux à l’enthousiasme des peuples et à la sérénité des âmes consommées dans l’amour. Certes le triomphe ne fut pas moindre au jour où le Seigneur, sortant du tombeau par sa propre vertu, terrassait l’enfer ; mais dans nos âmes, si subitement tirées de l’abîme des douleurs au surlendemain du Golgotha, la soudaineté de la victoire mêlait comme une sorte de stupeur (Marc. 16, 5) à l’allégresse de ce plus grand des jours. En présence des Anges prosternés, des disciples hésitants, des saintes femmes saisies de tremblement et de crainte (Marc. 16, 8), on eût dit que l’isolement divin du vainqueur de la mort s’imposait à ses plus intimes et les tenait comme Madeleine à distance (Jo. 20, 17).

Dans la mort de Marie[1], nulle impression qui ne soit toute de paix ; nulle cause de cette mort que l’amour. Simple créature, elle ne s’arrache point par elle-même aux liens de l’antique ennemie ; mais, de cette tombe où il ne reste que des fleurs, voyons-la s’élever inondée de délices, appuyée sur son bien-aimé (Cant. 8, 5). Aux acclamations des filles de Sion qui ne cesseront plus de la dire bienheureuse, elle monte entourée des esprits célestes formant des chœurs, louant à l'envi le Fils de Dieu. Plus rien qui, comme au pays des ombres, vienne tempérer l’ineffable éclat de la plus belle des filles d’Ève ; et c’est sans conteste que par-delà les inflexibles Trônes, les Chérubins éblouissants, les Séraphins tout de flammes, elle passe enivrant de parfums la cité bienheureuse. Elle ne s’arrête qu’aux confins mêmes de la Divinité, près du siège d’honneur où le Roi des siècles, son Fils, règne dans la justice et la toute-puissance : c’est là qu’elle aussi est proclamée Reine ; c’est de là qu’elle exercera jusqu'aux siècles sans fin l’universel empire de la clémence et de la bonté.

Cependant, ici-bas, le Liban, Amana, Sanir et Hermon, toutes les montagnes du Cantique sacré (Cant, 4, 8), semblent se disputer l’honneur de l’avoir vue s’élever de leurs sommets vers les cieux ; et véritablement la terre entière n’est plus que le piédestal de sa gloire, comme la lune est son marchepied, le soleil son vêtement, comme les astres des cieux forment sa couronne brillante (Apoc. 12, 1). « Fille de Sion, vous êtes toute belle et suave (Antienne de Magnificat aux premières Vêpres) », s’écrie l’Église, et son ravissement mêle aux chants du triomphe des accents d’une exquise fraîcheur : « Je l’ai vue belle comme la colombe qui s’élève au-dessus des ruisseaux ; ses vêtements exhalaient d’inestimables senteurs, et comme le printemps l’entouraient les roses en fleurs et les lis des vallées. » (Premier Répons des Matines, ex Cant. 5, 12, et Eccli. 50, 8)

Même douce limpidité dans les faits de l’histoire biblique où les interprètes des saints Livres ont vu la figure du triomphe de Marie. Tant que dure ce monde, une loi imposante garde l’entrée du palais éternel : nul n’est admis à contempler, sans déposer son manteau de chair, le Roi des cieux (Esther : 4, 11). Il est pourtant quelqu'un de notre race humiliée, que n’atteint pas le décret terrible : la vraie Esther s’avance par-delà toutes barrières, en sa beauté dépassant toute croyance (Esther. 15, 13, 9 ; 2, 15). Pleine de grâces, elle justifie l’amour dont l’a aimée le véritable Assuérus (Esther. 2, 17) ; mais dans le trajet qui la conduit au redoutable trône du Roi des rois, elle n’entend point rester solitaire : soutenant ses pas, soulevant les plis de son royal vêtement, deux suivantes l’accompagnent (Esther. 15, 5-7), qui sont l’angélique et l’humaine natures, également fières de la saluer pour maîtresse et pour dame, toutes deux aussi participantes de sa gloire.

Si de l’époque de la captivité, où Esther sauva son peuple, nous remontons au temps des grandeurs d’Israël, l’entrée de Notre-Dame en la cité de la paix sans fin nous est représentée par celle de la reine de Saba dans la terrestre Jérusalem. Tandis qu’elle contemple ravie la magnificence du très haut prince qui gouverne en Sion : la pompe de son propre cortège, les incalculables richesses du trésor qui la suit, ses pierres précieuses, ses aromates, plongent dans l’admiration la Ville sainte. Jamais, dit l’Écriture, on ne vit tant et de si excellents parfums que ceux que la reine de Saba offrit au roi Salomon (3 Reg. 10, 1-13 ; 2 Paralipom. 9, 1-12).

La réception faite par le fils de David à Bethsabée sa mère, au troisième livre des Rois, vient achever non moins heureusement d’exprimer le mystère où la piété filiale du vrai Salomon a si grande part en ce jour. Bethsabée venant vers le roi, celui-ci se leva pour aller à sa rencontre, et il lui rendit honneur, et il s’assit sur son trône ; et un trône fut disposé pour la mère du roi, laquelle s’assit à sa droite (3 Reg. 2, 19). Ô Notre-Dame, combien en effet vous dépassez tous les serviteurs, ministres ou amis de Dieu ! « Le jour où Gabriel vint à ma bassesse, vous fait dire saint Éphrem, de servante je fus reine ; et moi, l’esclave de ta divinité, soudain je devins mère de ton humanité, mon Seigneur et mon fils ! Ô fils du Roi, qui m’as faite moi aussi sa fille, ô tout céleste qui introduis aux cieux cette fille de la terre, de quel nom te nommer ? »

Lui-même le Seigneur Christ a répondu ; le Dieu fait homme nous révèle le seul nom qui, en effet, l’exprime pleinement dans sa double nature : il s’appelle LE FILS. Fils de l’homme comme il est Fils de Dieu, il n’a qu’une mère ici-bas, comme il n’a qu’un Père au ciel. Dans l’auguste Trinité il procède du Père en lui restant consubstantiel, ne se distinguant de lui que parce qu’il est Fils, produisant avec lui l’Esprit-Saint comme un seul principe ; dans la mission extérieure qu’il remplit à la gloire de la Trinité sainte, communiquant pour ainsi dire à son humanité les mœurs de sa divinité autant que le comporte la diversité des natures, il ne se sépare en rien de sa mère, et veut l’avoir participante jusque dans l’effusion de l’Esprit-Saint sur toute âme. Ineffable union, fondement des grandeurs dont le triomphe de ce jour est le couronnement pour Marie (…).

« Comme donc le Christ est Seigneur, dit l’ami de saint Bernard, Arnauld de Bonneval, Marie aussi est Dame et souveraine. Quiconque fléchit le genou devant le fils, se prosterne devant la mère. À son seul nom les démons tremblent, les hommes tressaillent, les anges glorifient Dieu. Une est la chair de Marie et du Christ, un leur esprit, un leur amour. Du jour où il lui fut dit Le Seigneur est avec vous, irrévocable en fut la grâce, inséparable l’unité ; et pour parler de la gloire du fils et de la mère, ce n’est pas tant une gloire commune que la même gloire qu’il faut dire. » — « Ô toi la beauté et l’honneur de ta mère, reprend le grand diacre d’Édesse, ainsi l’as-tu parée en toutes manières, celle qui avec d’autres est ta sœur et ton épouse, mais qui seule t’a conçu. »

« Venez donc, ô toute belle, dit Rupert à son tour, vous serez couronnée (Cant. 4, 7-8), au ciel reine des Saints, ici-bas reine de tout royaume. Partout où l’on dira du bien-aimé qu’il a été couronné de gloire et d’honneur, établi prince sur toutes les œuvres du Père (Ps. 8, 6-8), partout aussi on publiera de vous, ô bien-aimée, que vous êtes sa mère, et partant reine de tout domaine où s’étend sa puissance ; et, à cause de cela, les empereurs et les rois vous couronneront de leurs couronnes, et vous consacreront leurs palais. »

« Lorsque le temps vint pour la Bienheureuse Marie de quitter la terre, les Apôtres furent rassemblés de tous les pays ; et ayant connu que l’heure était proche, ils veillaient avec elle. Or le Seigneur Jésus arriva avec ses Anges, et il reçut son âme. Au matin, les Apôtre levèrent son corps et le placèrent dans le tombeau. Et de nouveau vint le Seigneur, et le saint corps fut élevé dans une nuée.

A ce témoignage de notre Grégoire de Tours répondent l’Occident et l’Orient, exaltant « la solennité de la nuit bienheureuse qui vit la Vierge vénérée faire au ciel son entrée triomphante. » « Quelle lumière éclatante perce ses ombres ! » dit saint Jean Damascène ; et il nous montre l’assemblée fidèle se pressant avide, durant la nuit sacrée, pour entendre les louanges de la Mère de Dieu.

Comment Rome, si dévote à Marie, se fût-elle ici laissée vaincre ? Au témoignage de saint Pierre Damien, son peuple entier passait la nuit glorieuse dans la prière, les chants, les visites aux diverses églises ; au dire des privilégiés qu’éclairait la lumière céleste, plus grande encore était, à cette heure bénie, la multitude des âmes délivrées du lieu des tourments par la Reine du monde et visitant elles aussi les sanctuaires consacrés à son nom. Mais la plus imposante des démonstrations de la Ville et du monde était la litanie ou procession mémorable dont l’origine première remonte au pontificat de saint Sergius (687‑701) ; jusque dans la seconde moitié de XVIe siècle, elle ne cessa point d’exprimer, comme Rome seule sait faire, l’auguste visite que reçut de son Fils Notre-Dame au solennel instant de son départ de ce monde.

On sait que deux sanctuaires majeurs représentent dans la Ville éternelle la résidence et comme les palais de la Mère et du Fils : la basilique du Sauveur au Latran, celle de Marie sur l’Esquilin ; comme cette dernière s’honore de posséder le portrait de la Vierge bénie peint par saint Luc, le Latran garde dans un oratoire spécial, saint entre tous, l’image non faite de main d’homme où sont tracés sur bois de cèdre les traits du Sauveur. Or, au matin de la Vigile de sainte Marie, le Pontife suprême accompagné des cardinaux venait nu-pieds découvrir, après sept génuflexions, l’image du Fils de la Vierge. Dans la soirée, tandis que la cloche de l’Ara cœli donnait du Capitole le signal des préparatifs prescrits par les magistrats de la cité, le Seigneur Pape se rendait à Sainte-Marie-Majeure, où il célébrait les premières Vêpres entouré de sa cour. Aux premières heures de nuit, étaient de même chantées au même lieu les Matines à neuf Leçons.

Cependant, une foule plus nombreuse d’instant en instant se presse sur la place du Latran, attendant le retour du Pontife. De toutes parts débouchent les divers corps des arts et métiers, venant sous la conduite de leurs chefs occuper le poste assigné pour chacun. Autour de l’image du Sauveur, en son sanctuaire, se tiennent les douze portiers chargés de sa garde perpétuelle, et tous membres des plus illustres familles ; près d’eux prennent place les représentants du sénat et du peuple romain.

Mais le cortège papal est signalé redescendant l’Esquilin. Partout, quand il paraît, brillent les torches tenues à la main ou portées sur les brancards des corporations. Aidés des diacres, les cardinaux soulèvent sur leurs épaules l’image sainte qui s’avance sous le dais, escortée dans un ordre parfait par l’immense multitude. À travers les rues illuminées et décorées, elle gagne, au chant des psaumes, au son des instruments, l’ancienne voie Triomphale, contourne le Colisée, et, passant sous les arcs de Constantin et de Titus, s’arrête pour une première station sur la voie Sacrée, devant l’église appelée Sainte-Marie Mineure ou la Neuve. Pendant qu’on chante dans cette église, en l’honneur de la Mère, de nouvelles Matines à trois Leçons, des prêtres lavent avec de l’eau parfumée dans un bassin d’argent les pieds du Seigneur son Fils, et répandent sur le peuple cette eau devenue sainte. Puis l’image vénérée se remet en marche et parcourt le Forum au milieu des acclamations, jusqu'à l’église de Saint-Adrien ; d’où revenant gravir les rampes de l’Esquilin par les rues des églises de cette région, Saint-Pierre-aux-Liens, Sainte-Lucie, Saint-Martin-aux-Monts, Sainte-Praxède, elle fait enfin son entrée sur la place de Sainte-Marie-Majeure. Alors redoublent les applaudissements, l’allégresse de cette foule, où tous, hommes, femmes, grands et petits, lisons-nous dans un document de 1462, oubliant la fatigue d’une nuit entière passée sans sommeil, ne se lassent pas jusqu'au matin de visiter, de vénérer le Seigneur et Marie. Dans la glorieuse basilique parée comme une fiancée, le solennel Office des Laudes célèbre la rencontre du Fils et de la Mère, et leur union pour l’éternité.

Le ciel montra souvent par d’insignes miracles la complaisance qu’il prenait à cette manifestation de la foi et de l’amour du peuple romain. Pierre le Vénérable et d’autres irrécusables témoins mentionnent le prodige renouvelé chaque année des torches qui, brûlant toute la nuit, se retrouvaient au lendemain du même poids que la veille. L’an 847, au moment où, présidée par saint Léon IV, la procession passait près de l’église de Sainte-Lucie, un serpent monstrueux, qui d’une caverne voisine terrorisait les habitants, fut mis en fuite sans que depuis lors on le revît jamais ; c’est en souvenir de cette délivrance, que la fête reçut le complément de l’Octave dont jusque-là elle était dépourvue. Quatre siècles plus tard, sous l’héroïque pontificat de Grégoire IXe du nom, le cortège sacré venait de s’arrêter selon l’usage au vestibule de Sainte-Marie-la-Neuve, lorsque des partisans de l’excommunié Frédéric II, occupant non loin la tour des Frangipani, se mirent à crier : « Voici le Sauveur, vienne l’empereur ! » mais soudain la tour s’écroula, les broyant sous ses ruines.

Revenons à l’auguste basilique, où nous rappellent d’autres souvenirs. Une autre nuit nous vit dans son enceinte célébrer joyeux l’enfantement divin. Ineffables harmonies ! C’est donc à l’heure où pour la première fois Marie pressa sur son sein l’Enfant-Dieu dans l’étable, qu’elle s’éveille elle-même dans les bras du Bien-Aimé au plus haut des cieux. L’Église, qui lit en ce mois les Livres de la Sagesse éternelle, est bien inspirée de réserver à cette nuit le Cantique sacré.

L’évêque de Meaux décrit ainsi cette mort : « La divine Vierge rendit son âme sans peine et sans violence entre les mains de son Fils. Il ne fut pas nécessaire que son amour s’efforçât par des mouvements extraordinaires. Comme la plus légère secousse détache de l’arbre un fruit déjà mûr, ainsi fut cueillie cette âme bénie, pour être tout d’un coup transportée au ciel ; ainsi mourut la divine Vierge par un élan de l’amour divin : son âme fut portée au ciel sur une nuée de désirs sacrés. Et c’est ce qui fait dire aux saints Anges : Qui est celle-ci, qui s’élève comme la fumée odoriférante d’une composition de myrrhe et d’encens (Cant : 3, 6) ? Belle et excellente comparaison, qui nous explique admirablement la manière de cette mort heureuse et tranquille. Cette fumée odoriférante que nous voyons s’élever d’une composition de parfums, n’en est pas arrachée par force, ni poussée dehors avec violence : une chaleur douce et tempérée la détache délicatement, et la tourne en une vapeur subtile qui s’élève comme d’elle-même. C’est ainsi que l’âme de la sainte Vierge a été séparée du corps : on n’en a pas ébranlé tous les fondements par une secousse violente ; une divine chaleur l’a détachée doucement du corps, et l’a élevée à son bien aimé. » (BOSSUET, Premier Sermon sur l’Assomption)

Il restait pour quelques heures à notre monde, ce corps sacré « trésor de la terre, en attendant qu’il devînt la merveille des cieux. » (Dom Guéranger, Essai historique sur l’abbaye de Solesmes) Qui nous dira les sentiments des augustes personnages réunis par le Fils de Marie pour rendre à sa Mère en son nom les devoirs suprêmes ? Un illustre témoin, Denys d’Athènes, rappelait à Timothée, présent comme lui alors, les ‘discours qui, de ces cœurs remplis de l’Esprit-Saint, montèrent comme autant d’hymnes à la bonté toute-puissante par laquelle notre faiblesse fut divinisée. Là étaient Jacques, frère du Seigneur, et Pierre le coryphée, et les pontifes ‘du collège sacré, et tous les frères venus pour contempler le corps qui avait donné la Vie et porté Dieu ; entre tous, après les Apôtres, se distinguait le bienheureux Hiérothée, ravi loin de la terre et de lui-même en sublime communion avec l’objet de sa louange, semblant à tous un chantre divin.

Mais l’assemblée de ces hommes en qui régnait la divine lumière, avait compris qu’elle devait suivre jusqu'au bout les intentions de celle qui dans la mort était restée la plus humble des créatures. Porté par les Apôtres, escorté par les Anges du ciel et les saints de la terre, le corps virginal fut conduit de Sion vers la vallée de Gethsémani, où si souvent, depuis l’agonie sanglante, Notre-Dame avait ramené ses pas et son cœur. Une dernière fois, « Pierre, joignant ses mains vénérables, étudie les traits divins de la Mère du Sauveur ; son regard, plein de foi, cherche à découvrir à travers les ombres de la mort, quelques rayons de la gloire dont resplendit déjà la reine des cieux. » Jean, le fils adoptif, jette un long, un dernier et douloureux regard sur le visage si calme et si doux de la Vierge. La tombe se referme ; c’en est fait pour la terre de ce spectacle dont elle n’était plus digne. Plus heureux, les Anges, dont le marbre du monument ne saurait arrêter le regard, veillent près de cette tombe. Ils continuent leurs chants jusqu'à l’heure où, après trois jours, la très sainte âme de la divine Mère étant descendue pour reprendre son corps sacré, ils s’éloignent eux-mêmes en l’accompagnant vers les cieux. Nous aussi donc, en haut les cœurs ! Oublions aujourd'hui notre exil, pour applaudir au triomphe de Marie ; et sachons la rejoindre un jour à l’odeur de ses parfums.

[1] Ce n’est pas le lieu, ici, d’exposer la controverse qui oppose théologiens « mortalistes » et « immortalistes ». Les premiers sont les plus nombreux ; et ils ont pour eux une tradition quasi unanime. Aussi la thèse selon laquelle « la Bienheureuse Vierge Marie mourut et ressuscita ensuite, comme le Christ lui-même mais par la vertu du Christ », est-elle de doctrine commune. Au terme « mort » on peut toutefois préférer les mots voilés utilisés par les Grecs : coïmèsis, en latin dormitio : sommeil ; métastasis, en latin transitus : passage (note ajoutée en 1983).

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Méditation sur le 3e mystère glorieux 

Tirée de L’année liturgique
de Dom Prosper Guéranger, osb
 

La Pentecôte

La grande journée qui consomme l’œuvre divine sur la race humaine a lui enfin sur le monde. « Les jours de la Pentecôte, comme parle saint Luc, sont accomplis » (Act. 2, 1). Depuis la Pâque, nous avons vu se dérouler sept semaines ; voici le jour qui fait suite et amène le nombre mystérieux de cinquante. Ce jour est le Dimanche, consacré par les augustes souvenirs de la création de la lumière et de la résurrection du Christ ; son dernier caractère lui va être imposé, et par lui nous allons recevoir « la plénitude de Dieu ».

Sous le règne des figures, le Seigneur marqua déjà la gloire future du cinquantième jour. Israël avait opéré, sous les auspices de l’agneau de la Pâque, son passage à travers les eaux de la mer Rouge. Sept semaines s’écoulèrent dans ce désert qui devait conduire à la terre promise, et le jour qui suivit les sept semaines fut celui où l’alliance fut scellée entre Dieu et son peuple. La Pentecôte (le cinquantième jour) fut marquée par la promulgation des dix préceptes de la loi divine, et ce grand souvenir resta dans Israël avec la commémoration annuelle d’un tel événement. Mais ainsi. que la Pâque, la Pentecôte était prophétique : il devait y avoir une seconde Pentecôte pour tous les peuples, de même qu’une seconde Pâque pour le rachat du genre humain. Au Fils de Dieu, vainqueur de la mort, la Pâque avec tous ses triomphes ; à l’Esprit-Saint, la Pentecôte, qui le voit entrer comme législateur dans le monde place désormais sous sa loi.

Mais quelle dissemblance entre les deux Pentecôtes ! La première sur les rochers sauvages de l’Arabie, au milieu des éclairs et des tonnerres, intimant une loi gravée sur des tables de pierre ; la seconde en Jérusalem, sur laquelle la malédiction n’a pas éclaté encore, parce qu’elle contient dans son sein jusqu’à cette heure les prémices du peuple nouveau sur lequel doit s’exercer l’empire de l’Esprit d’amour. En cette seconde Pentecôte, le ciel ne s’assombrit pas, on n’entend pas le roulement de la foudre ; les cœurs des hommes ne sont pas glacés d’effroi comme autour du Sinaï ; ils battent sous l’impression du repentir et de la reconnaissance. Un feu divin s’est emparé d’eux, et ce feu embrasera la terre entière. Jésus avait dit : « Je suis venu apporter le feu sur la terre, et quel est mon vœu, sinon de le voir s’éprendre ? » (Luc. 12, 49). L’heure est venue, et celui qui en Dieu est l’Amour, la flamme éternelle et incréée, descend du ciel pour remplir l’intention miséricordieuse de l’Emmanuel.

En ce moment où le recueillement plane sur le Cénacle tout entier, Jérusalem est remplie de pèlerins accourus de toutes les régions de la gentilité, et quelque chose d’inconnu se remue au fond du cœur de ces hommes. Ce sont des Juifs venus pour les fêtes de la Pâque .et de la Pentecôte de tous les lieux où Israël est allé établir ses synagogues. L’Asie, l’Afrique, Rome elle-même, ont fourni leur contingent. Mêlés à ces Juifs de pure race, on aperçoit des gentils qu’un mouvement de piété a portés à embrasser la loi de Moïse et ses pratiques : on les appelle Prosélytes. Cette population mobile qui doit se disperser sous peu de jours, et que le seul désir d’accomplir la loi a rassemblée dans Jérusalem, représente, par la diversité des langages, la confusion de Babel ; mais ceux qui la composent sont moins influencés que les habitants de la Judée par l’orgueil et les préjugés. Arrivés d’hier, ils n’ont pas, comme ces derniers, connu et repoussé le Messie, ni blasphémé ses œuvres qui rendaient témoignage de lui. S’ils ont crié devant Pilate avec les autres Juifs pour demander que le Juste fût crucifié, c’est qu’ils étaient entraînés par l’ascendant des prêtres et des magistrats de cette Jérusalem vers laquelle leur piété et leur docilité à la loi-les avaient amenés.

Mais l’heure est venue, l’heure de Tierce, l’heure prédestinée de toute éternité, et le .dessein des trois divines personnes conçu et arrêté avant tous les temps se déclare et s’accomplit. De même que le Père, sur l’heure de minuit, envoya en ce monde pour y prendre chair au sein de Marie, son propre Fils qu’il engendre éternellement : ainsi, le Père et le Fils envoient à cette heure de Tierce sur la terre l’Esprit-Saint qui procède de tous deux, pour y remplir jusqu'à la fin des temps la mission de former l’Église épouse et empire du Christ, de l’assister, de la maintenir, de sauver et de sanctifier les âmes.

Soudain un vent violent qui venait du ciel se fait entendre ; il mugit au dehors et remplit le Cénacle de son souffle puissant. Au dehors il convoque autour de l’auguste édifice que porte la montagne de Sion une foule d’habitants de Jérusalem et d’étrangers ; au dedans il ébranle tout, il soulève les cent vingt disciples du Sauveur, et montre, que rien ne lui résiste. Jésus avait dit de lui : « C’est un vent qui souffle où il veut, et vous entendez retentir sa voix » (Jo. 3, 8) ; puissance invisible qui creuse jusqu'aux abîmes dans les profondeurs de la mer, et lance les vagues jusqu'aux nues. Désormais ce vent parcourra la terre en tous sens, et rien ne pourra l’arrêter dans son domaine.

Cependant l’assemblée sainte qui était assise tout entière dans l’extase de l’attente, a conservé la même attitude. Passive sous l’effort du divin envoyé, elle s’abandonne à lui. Mais le souffle n’a été qu’une préparation pour le dedans du. Cénacle, en même temps qu’il est un appel pour le dehors. Tout à coup une pluie silencieuse se répand dans l’intérieur de l’édifice ; pluie de feu, dit la sainte Église, « qui éclaire sans brûler, qui luit sans consumer » (Répons du Jeudi de la Pentecôte) ; des flocons enflammés ayant la forme de langues, viennent se poser sur la tête de chacun des cent vingt disciples. C’est l’Esprit divin qui prend possession de l’assemblée dans chacun de ses membres. L’Église n’est plus seulement en Marie ; elle est aussi dans les cent vingt disciples. Tous sont maintenant à l’Esprit qui est descendu sur eux ; son règne est ouvert, il est déclaré, et de nouvelles conquêtes se préparent.

Mais admirons le symbole sous lequel une si divine révolution s’opère. Celui ‘qui naguère se montra au Jourdain sous la forme gracieuse d’une colombe, apparaît aujourd’hui sous celle du feu. Dans l’essence divine il est amour ; or, l’amour n’est pas tout entier dans la douceur et la tendresse ; il est ardent comme le feu. Maintenant donc que le monde est livré à l’Esprit-Saint, il faut qu’il brûle, et l’incendie ne s’arrêtera plus. Et pourquoi cette forme de langues ? sinon parce que la parole sera le moyen par lequel se propagera le divin incendie. Ces cent vingt disciples n’auront qu’à parler du Fils de Dieu fait homme et rédempteur de tous, de l’Esprit-Saint qui renouvelle les âmes, du Père céleste qui les aime et les adopte : leur parole sera accueillie d’un grand nombre. Tous ceux qui l’auront reçue seront unis dans une même foi, et l’ensemble qu’ils formeront s’appellera l’Église catholique, universelle, répandue en tous les temps et en tous les lieux. Le Seigneur Jésus avait dit : « Allez, enseignez toutes les nations » ; l’Esprit divin apporte du ciel sur la terre et la langue qui fera retentir cette parole, et l’amour de Dieu et des hommes qui l’inspirera. Cette langue et cet amour se sont arrêtés sur ces hommes, et par le secours de l’Esprit divin, ces hommes les transmettront à d’autres jusqu’à la fin des siècles.

Un obstacle cependant semble se dresser à l’encontre d’une telle mission. Depuis Babel, le langage humain est divisé, et la parole ne circule pas d’un peuple à l’autre. Comment donc la parole pourra-t-elle être l’instrument de la conquête de tant de nations, et réunir en une seule famille tant de races qui s’ignorent ? Ne craignez pas : le tout-puissant Esprit y a pourvu. Dans l’ivresse sacrée qu’il inspire aux cent vingt disciples, il leur a conféré le don d’entendre toutes langues et de se faire entendre eux-mêmes en toute langue. A l’instant même, dans un transport sublime, ils s’essayent à parler tous les idiomes de la terre, et leur langue, comme leur oreille, se prête non seulement sans effort, mais avec délices, à cette plénitude de la parole qui va rétablir la communion des hommes entre eux. L’Esprit d’amour a fait cesser en un moment la séparation de Babel, et la fraternité, première reparaît dans l’unité du langage.

(…)

Nos yeux tout d’abord cherchent respectueusement Marie, Marie plus que jamais « pleine de grâce ». Il eût semblé qu’après les dons immenses qui lui furent prodigués dans sa conception immaculée, après les trésors de sainteté que versa en elle la présence du Verbe incarné durant les neuf mois qu’elle le posséda dans son sein, après les secours spéciaux qu’elle reçut pour agir et souffrir en union avec son fils dans l’œuvre de la Rédemption, après les faveurs dont Jésus la combla au milieu des splendeurs de la résurrection ; le Ciel avait épuisé la mesure des dons qu’il avait à répandre sur une simple créature, si élevée qu’elle pût être dans le plan éternel. Il n’en est pas ainsi. Une nouvelle mission s’ouvre pour Marie : à cette heure, la sainte Église est enfantée par elle ; Marie vient de mettre au jour l’Épouse de son Fils, et de nouveaux devoirs l’appellent. Jésus est monté seul dans les cieux ; il l’a laissée sur la terre ; afin qu’elle prodigue à son tendre fruit ses soins maternels. Qu’elle est touchante, mais aussi qu’elle est glorieuse cette enfance de notre Église bien-aimée, reçue dans les bras de Marie, allaitée par elle, soutenue de son appui dès les premiers pas de sa carrière en ce monde ! Il faut donc à la nouvelle Eve, à la véritable « Mère des vivants », un surcroît, de grâces pour répondre à une telle mission : aussi est-elle l’objet premier des faveurs de l’Esprit-Saint. Il la féconda autrefois pour être la mère du Fils de Dieu ; en ce moment il forme en elle la mère des chrétiens. « Le fleuve de la grâce, comme parle le Roi-prophète, submerge de ses eaux cette Cité de Dieu qui les reçoit avec délices » (Ps. 45) ; l’Esprit d’amour accomplit à ce moment l’oracle divin du Rédempteur mourant sur la croix. Il avait, dit, en désignant l’homme : « Femme, voilà votre fils » ; l’heure est arrivée, et Marie a reçu avec une plénitude merveilleuse cette grâce maternelle qu’elle commence à appliquer dès aujourd'hui, et qui l’accompagnera jusque sur son trône de reine, lorsque enfin la sainte Église ayant pris un accroissement suffisant, sa céleste nourrice pourra quitter la terre, monter aux cieux et ceindre le diadème qui l’attend.

Contemplons cette nouvelle beauté qui éclate dans les traits de celle en qui le Seigneur vient de déclarer une seconde maternité : cette beauté est le chef-d’œuvre de l’Esprit-Saint en cette journée. Un feu divin transporte Marie, un amour nouveau s’est allumé dans son cœur ; elle est tout entière à cette autre mission pour laquelle elle avait été laissée ici-bas. La grâce apostolique est descendue en elle. La langue de feu qu’elle a reçue ne parlera pas dans les prédications publiques ; mais elle parlera aux Apôtres, les dirigera, les consolera dans leurs labeurs. Elle s’énoncera, cette langue bénie, avec autant de douceur que de force, à l’oreille des fidèles qui sentiront l’attraction vers celle en qui le Seigneur a fait l’essai de toutes ses merveilles. Comme un lait généreux, la parole irrésistible de cette mère, universelle donnera aux premiers enfants de l’Église la vigueur qui les fera triompher des assauts de l’enfer ; et c’est en partant d’auprès d’elle qu’Etienne ira ouvrir la noble carrière des martyrs.

Regardons maintenant le collège apostolique. Ces hommes que quarante jours de relations avec leur Maître ressuscité avaient relevés, et que nous trouvions déjà si différents d’eux-mêmes, que sont-ils devenus depuis l’instant où l’Esprit divin les .a saisis ? Ne sentez-vous pas qu’ils sont transformés, qu’un feu divin éclate dans leur poitrine, et que dans un moment ils vont s’élancer à la conquête du monde ? Tout ce que le Maître leur avait annoncé est accompli en eux ; et c’est véritablement la Vertu d’en haut qui est descendue pour les armer au combat. Où sont-ils ceux qui tremblaient devant les ennemis de Jésus, ceux qui doutaient de sa résurrection ? La vérité que le Maître leur a enseignée brille aux regards de leur intelligence ; ils voient tout, ils comprennent tout. L’Esprit-Saint leur a infus le don de la foi dans un degré sublime, et leur cœur brûle du désir de répandre au plus tôt cette foi dans le monde entier. Loin de craindre désormais, ils n’aspirent qu’à affronter tous les périls, en prêchant, comme Jésus le leur a commandé, à toutes les nations son nom et sa gloire.

Contemplez Pierre. Vous le reconnaissez aisément à cette majesté douce que tempère une ineffable humilité. Hier son aspect était imposant mais tranquille ; aujourd'hui, sans rien perdre de leur dignité, ses traits ont pris une expression d’enthousiasme que nul n’avait encore vue en lui. L’Esprit divin s’est emparé puissamment du Vicaire de Jésus ; car Pierre est le prince de la parole et le maître de la doctrine. Près de Pierre, c’est André son frère aîné, qui conçoit en ce moment cette passion ardente pour la croix qui sera son type à jamais glorieux ; c’est Jean dont les traits semblaient naguère ne respirer que la douceur, et qui subitement ont pris l’expression forte et inspirée du prophète de Pathmos ; à ses côtés, c’est Jacques son frère, l’autre « fils du tonnerre », se dressant avec toute la vigueur du vaillant chevalier qui s’élancera bientôt à la conquête de l'Ibérie. Le second Jacques, celui qui est aimé sous le nom de « frère du Seigneur », puise dans la vertu du divin Esprit qui le transporte, un nouveau degré de charme et de béatitude. Matthieu est illuminé d’une splendeur qui fait pressentir en lui le premier des écrivains du nouveau Testament. Thomas sent en son cœur la foi qu’il a reçue au contact des membres de son Maître ressuscité, prendre un accroissement sans mesure : il est prêt à partir pour ses laborieuses missions dans l’extrême Orient ; tous, en un mot, sont un hymne vivant à la gloire de l’Esprit tout-puissant, qui s’annonce avec un tel empire dès les premiers instants de son arrivée.

Dans un rang inférieur apparaissent les disciples, moins favorisés dans cette visite que les douze princes du collège apostolique, mais pénétrés du même feu ; car eux aussi marcheront à la conquête du monde et fonderont de nombreuses chrétientés. Le groupe des saintes femmes n’a pas moins ressenti que le reste de l’assemblée la descente du Dieu qui s’annonce sous l’emblème du feu. L’amour qui les retint au pied de la croix de Jésus et qui lis conduisit les premières à son sépulcre au matin de la Pâque, s’est enflammé d’une ardeur nouvelle. La langue de feu s’est arrêtée sur chacune d’elles, et elles seront éloquentes à parler de leur Maître aux Juifs et aux gentils. En vain la synagogue expulsera Madeleine et ses compagnes ; la Gaule méridionale les écoutera à son tour, et ne sera pas rebelle à leur parole.

Cependant, la foule des Juifs qui avait entendu le bruit de la tempête annonçant la venue de l’Esprit divin, s’est amassée en grand nombre autour du mystérieux Cénacle. Ce même Esprit qui agit au dedans avec tant de magnificence, les pousse à faire le siège de cette maison qui contient dans ses murs l’Église du Christ dont la naissance vient d’éclater. Leurs clameurs retentissent, et bientôt le zèle apostolique qui vient de naître pour ne plus s’éteindre, ne peut plus tenir dans de si étroites limites. En un moment l’assemblée inspirée se précipite aux portes du Cénacle, et se met en rapport avec cette multitude avide de connaître le nouveau prodige que vient d’opérer le Dieu d’Israël.

Mais, ô merveille ! la foule composée de toutes les nations, qui s’attendait à entendre le parler grossier des Galiléens, est tout à coup saisie de stupeur. Ces Galiléens n’ont fait encore que s’énoncer en paroles confuses et inarticulées, et chacun les entend parler dans sa propre langue. Le symbole de l’unité apparaît dans toute sa splendeur. L’Église chrétienne est montrée à tous les peuples représentés dans cette multitude. Elle sera une, cette Église ; car les barrières que Dieu plaça autrefois, dans sa justice, pour isoler les nations, viennent de s’écrouler. Voici les messagers de la foi du Christ ; ils sont prêts, ils vont partir, leur parole fera le tour de la terre.

Dans la foule cependant, quelques hommes, insensibles au prodige, se scandalisent de l’ivresse divine dans laquelle ils voient les Apôtres : « Ces hommes, disent-ils, sont pleins de vin. » C’est le langage du rationalisme qui veut tout expliquer par des raisons humaines. Et pourtant ces Galiléens prétendus ivres abattront à leurs pieds le monde entier, et l’Esprit divin qui est en eux, ils le communiqueront avec’ son ivresse à toutes les races du genre humain. Les saints Apôtres sentent que le moment est venu ; il faut que la seconde Pentecôte soit proclamée en ce jour anniversaire de la première. Mais dans cette proclamation de la loi de miséricorde et d’amour qui vient remplacer la loi de la justice et de la crainte, quel sera le Moïse ? L’Emmanuel, avant de monter au ciel, l’avait désigné : c’est Pierre, le fondement de l’Église. Il est temps que tout ce peuple le voie et l’entende ; le troupeau va se former, il est temps que le pasteur se montre. Écoutons l’Esprit-Saint qui va s’énoncer par son principal organe, en présence de cette multitude ravie et silencieuse ; chaque mot que va dire l’Apôtre qui ne parle qu’une seule langue est compris de chacun des auditeurs, à quelque idiome, à quelque pays de la terre qu’il appartienne. Un tel discours est à lui seul la démonstration de la vérité et de la divinité de la loi nouvelle.

« Hommes juifs, s’écrie dans la plus haute éloquence le pêcheur du lac de Génézareth, hommes juifs et vous tous qui habitez en ce moment Jérusalem, apprenez ceci et prêtez l’oreille à mes paroles. Non, ces hommes que vous voyez ne sont pas ivres comme vous l’avez pensé ; car il n’est encore que l’heure de tierce ; mais en ce moment s’accomplit ce qu’avait prédit le prophète Joël : « Dans les derniers temps, dit le Seigneur, je répandrai mon Esprit, sur toute chair, et vos fils et vos filles prophétiseront, et vos jeunes gens seront favorisés de visions, et vos vieillards auront des songes prophétiques. Et dans ces jours, je répandrai mon Esprit sur mes serviteurs et sur mes servantes, et ils prophétiseront. » Hommes Israélites, écoutez ceci. Vous vous rappelez Jésus de Nazareth, que Dieu même avait accrédité au milieu de vous par les prodiges au moyen desquels il opérait par lui, ainsi que vous le savez vous-mêmes. Or, ce Jésus, selon le décret divin résolu à l’avance, a été livré à ses ennemis, et vous-mêmes vous l’avez fait mourir par la main des impies. Mais Dieu l’a ressuscité, en l’arrachant à l’humiliation du tombeau qui ne pouvait le retenir. David n’avait-il pas dit de lui : « Ma chair reposera dans l’espérance ; car vous ne permettrez pas, Seigneur, que celui qui est votre Saint éprouve la corruption du tombeau » ? Ce n’était pas en son propre nom que David parlait ; car il est mort, et son sépulcre est encore sous nos yeux ; mais il annonçait la résurrection du Christ qui, n’a point été laissé dans le tombeau, et dont la chair n’a pas connu la corruption. Ce Jésus, Dieu lui-même l’a ressuscité, et nous en sommes tous témoins. Élevé à la droite de Dieu, il a, selon la promesse qu’en avait faite le Père, répandu sur la terre le Saint-Esprit, ainsi que vous le voyez et l’entendez. Sachez donc, maison d’Israël, et sachez-le avec toute certitude, que ce Jésus crucifié, par vous, Dieu en a fait le Seigneur et le Christ » (Act. 2).

Ainsi fut accomplie la promulgation de la loi nouvelle par la bouche du nouveau Moïse. Comment les auditeurs n’eussent-ils pas accueilli le don inestimable de cette seconde Pentecôte, qui venait dissiper les ombres de l’ancienne et produire au grand jour les divines réalités ? Dieu se révélait, et, comme toujours, il le faisait par les miracles. Pierre rappelle les. prodiges de Jésus dont la Synagogue n’a pas voulu tenir compte, et qui rendaient témoignage de lui. Il annonce la descente de l’Esprit-Saint, et en preuve il allègue le prodige inouï que les auditeurs ont sous les yeux, dans le don des langues départi aux habitants du Cénacle.

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Méditation sur le 2e mystère glorieux 

Tirée de L’année liturgique
de Dom Prosper Guéranger, osb
 

L'ASCENSION

 
Le jour s’est levé radieux, la terre qui s’émut à la naissance de l’Emmanuel éprouve un tressaillement inconnu ; l’ineffable succession des mystères de l’Homme-Dieu est sur le point de recevoir son dernier complément. Mais l’allégresse de la terre est montée jusqu'aux cieux ; les hiérarchies angéliques s’apprêtent à recevoir le divin chef qui leur fut promis, et leurs princes sont attentifs aux portes, prêts à les lever quand le signal de l’arrivée du triomphateur va retentir. Les âmes saintes, délivrées des limbes depuis quarante jours, planent sur Jérusalem, attendant l’heureux moment où la voie du ciel, fermée depuis quatre mille ans par le péché, s’ouvrant tout à coup, elles vont s’y précipiter à la suite de leur Rédempteur. L’heure presse, il est temps que notre divin Ressuscité se montre, et qu’Il reçoive les adieux de ceux qui L’attendent d’heure en heure, et qu’Il doit laisser encore dans cette vallée de larmes.

Tout à coup Il apparaît au milieu du Cénacle. Le cœur de Marie a tressailli, les disciples et les saintes femmes adorent avec attendrissement Celui qui se montre ici-bas pour la dernière fois. Jésus daigne prendre place à table avec eux ; Il condescend jusqu'à partager un dernier repas, non plus dans le but de les rendre certains de sa résurrection ; Il sait qu’ils n’en doutent plus ; mais, au moment d’aller s’asseoir à la droite du Père, Il tient à leur donner cette marque si chère de sa divine familiarité. Ô repas ineffable où Marie goûte une dernière fois en ce monde le charme d’être assise aux côtés de son Fils, où la sainte Église représentée par les disciples et par les saintes femmes est encore présidée visiblement par son Chef et son Époux !

Qui pourrait exprimer le respect, le recueillement, l’attention des convives, peindre leurs regards fixés avec tant d’amour sur le Maître tant aimé ? Ils aspirent à entendre encore une fois sa parole ; elle leur sera si chère à ce moment du départ ! Enfin Jésus ouvre la bouche ; mais son accent est plus grave que tendre. Il débute en leur rappelant l’incrédulité avec laquelle ils accueillirent la nouvelle de sa résurrection (Marc 16). Au moment de leur confier la plus imposante mission qui ait jamais été transmise à des hommes, Il veut les rappeler à l’humilité. Sous peu de jours ils seront les oracles du monde, le monde devra croire sur leur parole, et croire ce qu’il n’a pas vu, ce qu’eux seuls ont vu. C’est la foi qui met les hommes en rapport avec Dieu ; et cette foi, eux-mêmes ne l’ont pas eue tout d’abord : Jésus veut recevoir d’eux une dernière réparation pour leur incrédulité passée, afin que leur apostolat soit établi sur l’humilité.

Prenant ensuite le ton d’autorité qui convient à Lui seul, Il leur dit : « Allez dans le monde entier, prêchez l’Évangile à toute créature. Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé ; mais celui qui ne croira pas sera condamné. » (Marc. 16) Et cette mission de prêcher l’Évangile au monde entier, comment l’accompliront-ils ? par quel moyen réussiront-ils à accréditer leur parole ? Jésus le leur indique : « Voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront cru : ils chasseront les démons en mon nom ; ils parleront des langues nouvelles ; ils prendront les serpents avec la main ; s’ils boivent quelque breuvage mortel, il ne leur nuira pas ; ils imposeront les mains sur les malades, et les malades seront guéris. » (Marc 16) Il veut que le miracle soit le fondement de son Église, comme Il l’a choisi pour être l’argument de sa mission divine. La suspension des lois de la nature annonce aux hommes que l’auteur de la nature va parler ; c’est à eux alors d’écouter et de croire humblement.

Voilà donc ces hommes inconnus au monde, dépourvus de tout moyen humain, les voilà investis de la mission de conquérir la terre et d’y faire régner Jésus-Christ. Le monde ignore jusqu'à leur existence ; sur son trône impérial, Tibère, qui vit dans la frayeur des conjurations, ne soupçonne en rien cette expédition d’un nouveau genre qui va s’ouvrir, et dont l’empire romain doit être la conquête. Mais à ces guerriers il faut une armature, et une armure de trempe céleste. Jésus leur annonce qu’ils sont au moment de la recevoir. « Demeurez dans la ville, leur dit-Il, jusqu'à ce que vous ayez été revêtus de la vertu d’en haut. » (Luc. 24,49) Or, quelle est cette armure. ? Jésus va le leur expliquer. Il leur rappelle la promesse du Père : « cette promesse, dit-Il, que vous avez entendue par ma bouche. Jean a baptisé dans l’eau ; mais vous, sous peu de jours, vous serez baptisés dans le Saint-Esprit. » (Act. 1)

Mais l’heure de la séparation est venue. Jésus se lève et l’assistance tout entière se dispose à suivre ses pas. Cent vingt personnes se trouvaient là réunies avec la mère du divin Triomphateur que le Ciel réclamait. Le Cénacle était situé sur la montagne de Sion, l’une des deux collines que renfermait l’enceinte de Jérusalem. Le cortège traverse une partie de la ville, se dirigeant vers la porte orientale qui ouvre sur la vallée de Josaphat. C’est la dernière fois que Jésus parcourt les rues de la cité réprouvée. Invisible désormais aux yeux de ce peuple qui L’a renié, Il s’avance à la tête des siens, comme autrefois la colonne lumineuse qui dirigeait les pas du peuple israélite. Qu’elle est belle et imposante cette marche de Marie, des disciples et des saintes femmes, à la suite de Jésus qui ne doit plus s’arrêter qu’au ciel, à la droite du Père ! La piété du moyen âge la célébrait, jadis par une solennelle procession qui précédait la Messe de ce grand jour. Heureux siècles, où les chrétiens aimaient à suivre chacune des traces du Rédempteur, et ne savaient pas se contenter, comme nous, de quelques vagues notions qui ne peuvent enfanter qu’une piété vague comme elles !

On songeait aussi alors aux sentiments qui durent occuper le cœur de Marie durant ces derniers instants qu’elle jouissait de la présence de son Fils. On se demandait qui devait l’emporter dans ce cœur maternel, de la tristesse de ne plus voir Jésus, ou du bonheur de sentir qu’Il allait entrer enfin dans la gloire qui lui était due. La réponse venait promptement à la pensée de ces véritables chrétiens, et nous aussi, nous nous la ferons à nous-mêmes. Jésus n’avait-il pas dit à ses disciples : « Si vous M’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que Je m’en vais à mon Père ? » (Jo. 14, 28) Or, qui aima plus Jésus que ne l’aima Marie ? Le cœur de la mère était donc dans l’allégresse au moment de cet ineffable adieu. Marie ne pouvait songer à elle-même, quand il s’agissait du triomphe dû à son Fils et à son Dieu. Après les scènes du Calvaire, pouvait-elle aspirer à autre chose qu’à voir glorifié enfin Celui qu’elle connaissait pour le souverain Seigneur de toutes choses, Celui qu’elle avait vu si peu de jours auparavant renié, blasphémé, expirant dans toutes les douleurs ?

Le cortège sacré a traversé la vallée de Josaphat, il a passé le torrent de Cédron, et il se dirige sur la pente du mont des Oliviers. Quels souvenirs se pressent à la pensée ! Ce torrent, dont le Messie dans ses humiliations avait bu l’eau bourbeuse, est devenu aujourd'hui le chemin de la gloire pour ce même Messie. Ainsi l’avait annoncé David (Ps. 109). On laisse sur la gauche le jardin qui fut témoin de la plus terrible des agonies, cette grotte où le calice de toutes les expiations du monde fut présenté à Jésus et accepté par lui. Après avoir franchi un espace que saint Luc mesure d’après celui qu’il était permis aux Juifs de parcourir le jour du Sabbat, on arrive sur le territoire de Béthanie, cet heureux village où Jésus, dans les jours de sa vie mortelle, recherchait l’hospitalité de Lazare et de ses sœurs. De cet endroit de la montagne des Oliviers on avait la vue de Jérusalem, qui apparaissait superbe avec son temple et ses palais. Cet aspect émeut les disciples. La patrie terrestre fait encore battre le cœur de ces hommes ; un moment ils oublient la malédiction prononcée sur l’ingrate cité de David, et semblent ne plus se souvenir que Jésus vient de les faire citoyens et conquérants du monde entier. Le rêve de la grandeur mondaine de Jérusalem les a séduits tout à coup, et ils osent adresser cette question à leur Maître : « Seigneur, est-ce à ce moment que vous rétablirez le royaume d’Israël ? »

Jésus répond avec une sorte de sévérité à cette demande indiscrète : « Il ne vous appartient pas de savoir les temps et les moments que le Père a réservés à son pouvoir. » Ces paroles n’enlevaient pas l’espoir que Jérusalem fût un jour réédifiée par Israël devenu chrétien ; mais ce rétablissement de la cité de David ne devant avoir lieu que vers la fin des temps, il n’était pas à propos que le Sauveur fît connaître le secret divin. La conversion du monde païen, la fondation de l’Église, tels étaient les objets qui devaient préoccuper les disciples. Jésus les ramène tout aussitôt à la mission qu’Il leur donnait il y a peu d’instants : « Vous allez recevoir, leur dit-il, la vertu du Saint-Esprit qui descendra sur vous, et vous serez mes témoins dans Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre. » (Act. 1, 6-8)

Selon une tradition qui remonte aux premiers siècles du christianisme, il était midi, l’heure à laquelle Jésus avait été élevé sur la croix ; lorsque, jetant sur l’assistance un regard de tendresse qui dut s’arrêter avec une complaisance filiale sur Marie, Il éleva les mains et les bénit tous. À ce moment ses pieds se détachèrent de la terre, et Il s’éleva au ciel (Luc 24, 51). Les assistants le suivirent du regard ; mais bientôt il entra dans une nuée qui le déroba à leurs yeux (Act. 1).

C’en était fait : la terre avait perdu son Emmanuel. Quarante siècles l’avaient attendu, et Il s’était rendu enfin aux soupirs des Patriarches et aux vœux enflammés des Prophètes. Nous L’adorâmes, captif de notre amour, dans les chastes flancs de la Vierge bénie. Bientôt l’heureuse mère nous Le présenta sous l’humble toit d’une étable à Bethléem. Nous Le suivîmes en la terre d’Égypte, nous L’accompagnâmes au retour, et nous vînmes nous fixer avec Lui à Nazareth. Lorsqu'Il partit pour exercer sa mission de trois ans dans sa patrie terrestre, nous nous attachâmes à ses pas, ravis des charmes de sa personne, écoutant ses discours et ses paraboles, assistant à ses prodiges. La malice de ses ennemis étant montée à son comble, et l’heure venue où Il devait mettre le sceau à cet amour qui L’avait attiré du ciel en terre par la mort sanglante et ignominieuse de la croix, nous recueillîmes son dernier soupir et nous fûmes inondés de son sang divin. Le troisième jour, Il s’échappait de son sépulcre vivant et victorieux, et nous étions là encore pour applaudir à son triomphe sur la mort, par lequel Il nous assurait la gloire d’une résurrection semblable à la sienne. Durant les jours qu’Il a daigné habiter encore cette terre, notre foi ne L’a pas quitté ; nous eussions voulu Le conserver toujours ; et voici qu’à cette heure même Il échappe à nos regards, et notre amour n’a pu Le retenir ! Plus heureuses que nous, les âmes des justes qu’Il avait délivrées des limbes L’ont suivi dans son vol rapide, et elles jouissent pour l’éternité des délices de sa présence.

Les disciples tenaient encore les yeux fixés au ciel, lorsque soudain deux Anges vêtus de blanc se présentèrent à eux et leur dirent : « Hommes de Galilée, pourquoi vous arrêtez-vous à regarder au ciel ? Ce Jésus qui vous a quittés pour s’élever au ciel reviendra un jour en la même manière que vous L’avez vu monter. » (Act. 1) Ainsi, le Sauveur est remonté, et le Juge doit un jour redescendre : toute la destinée de l’Église est comprise entre ces deux termes. Nous vivons donc présentement sous le régime du Sauveur ; car notre Emmanuel nous a dit que « le fils de l’homme n’est pas venu pour juger le monde, mais afin que le monde soit sauvé par lui » (Jo. 3, 17) ; et c’est dans ce but miséricordieux que les disciples viennent de recevoir la mission d’aller par toute la terre et de convier les hommes au salut, pendant qu’il en est temps encore.

Quelle tâche immense Jésus leur a confiée ! et au moment où il s’agit pour eux de s’y livrer, Il les quitte ! Il leur faut descendre seuls cette montagne des Oliviers d’où Il est parti pour le ciel. Leur cœur cependant n’est pas triste ; ils ont Marie avec eux, et la générosité de cette mère incomparable se communique à leurs âmes. Ils aiment leur Maître ; leur bonheur est désormais de penser qu’Il est entré dans son repos. Les disciples rentrèrent dans Jérusalem, « remplis d’une vive allégresse », nous dit saint Luc (Luc, 24, 52), exprimant par ce seul mot l’un des caractères de cette ineffable fête de l’Ascension, de cette fête empreinte d’une si douce mélancolie, mais qui respire en même temps plus qu’aucune autre la joie et le triomphe. Cette solennité est le complément de tous les mystères de notre divin Rédempteur ; elle est du nombre de celles qui ont été instituées par les Apôtres eux-mêmes ; enfin elle a rendu sacré pour jamais le jeudi de chaque semaine, jour rendu déjà si auguste par l’institution de la divine Eucharistie.

Nous avons parlé de la procession solennelle par laquelle on célébrait, au moyen âge, la marche de Jésus et de ses disciples vers le mont des Oliviers. Nous devons rappeler aussi qu’en ce jour on bénissait solennellement du pain et des fruits nouveaux, en mémoire du dernier repas que le Sauveur avait pris dans le Cénacle. Imitons la piété de ces temps où les chrétiens avaient à cœur de recueillir les moindres traits de la vie de l’Homme-Dieu, et de se les rendre propres, pour ainsi dire, en reproduisant dans leur manière de vivre toutes les circonstances que le saint Évangile leur révélait. Jésus-Christ était véritablement aimé et adoré dans ces temps où les hommes se souvenaient sans cesse qu’il est le souverain Seigneur, comme il est le commun. Rédempteur. De nos jours, c’est l’homme qui règne, à ses risque et périls ; Jésus-Christ est refoulé dans l’intime de la vie privée. Et pourtant il a droit à être notre préoccupation de tous les jours et de toutes les heures ! Les Anges dirent aux Apôtres : « En la manière que vous L’avez vu monter, ainsi un jour Il descendra. » Puissions-nous L’avoir aimé et servi durant son absence avec assez d’empressement, pour oser soutenir ses regards lorsqu’Il apparaîtra tout à coup !

Après la lecture de l’Évangile, un acolyte monte à l'ambon et éteint silencieusement le cierge mystérieux qui nous rappelait la présence de Jésus ressuscité. Ce rite expressif annonce le commencement du veuvage de la sainte Église et avertit nos âmes que, pour contempler désormais notre Sauveur, il nous faut aspirer au ciel où Il réside. Que rapide a été son passage ici-bas ! que de générations se sont succédé, que de générations se succéderont encore jusqu'à ce qu'Il se montre de nouveau !

Loin de Lui, la sainte Église ressent les langueurs l'exil ; elle persévère néanmoins à habiter cette vallée de larmes ; car c'est là qu'elle doit élever les enfants dont le divin Époux l'a rendue mère par son Esprit ; mais la vue de son Jésus lui manque, et si nous sommes chrétiens, elle doit nous manquer aussi à nous-mêmes. Oh ! quand viendra le jour où de nouveau revêtus de notre chair, « nous nous élancerons dans les airs à la rencontre du Seigneur, pour demeurer avec Lui à jamais ! » (1 Thess. 4, 16) C'est alors, et seulement alors, que nous aurons atteint la fin pour laquelle nous fûmes créés.

Tous les mystères du Verbe incarné que nous avons vu se dérouler jusqu'ici devaient aboutir à son Ascension ; toutes les grâces que nous recevons jour par jour doivent se terminer à la nôtre. « Ce monde n'est qu'une figure qui passe » ( 1 Cor. 7, 31) ; et nous sommes en marche pour aller rejoindre notre divin Chef. En Lui est notre vie, notre félicité ; c'est en vain que nous voudrions les chercher ailleurs. Tout ce qui nous rapproche de Jésus nous est bon ; tout ce qui nous en éloigne est mauvais et funeste. Le mystère de l'Ascension est le dernier éclair que Dieu fait luire à nos regards pour nous montrer la voie. Si notre cœur aspire à retrouver Jésus, c'est qu'il vit de la vraie vie ; s'il est concentré dans les choses créées, en sorte qu'il ne ressente plus l'attraction du céleste aimant qui est Jésus, c'est qu'il serait mort.

Levons donc les yeux comme les disciples, et suivons en désir Celui qui monte aujourd'hui et qui va nous préparer une place. En haut les cœurs ! Sursum corda ! c'est le cri d'adieu que nous envoient nos frères qui montent à la suite du divin Triomphateur ; c'est le cri des saints Anges accourus au-devant de l'Emmanuel, et qui nous invitent à venir renforcer leurs rangs.

Sois donc béni, ô Cierge de la Pâque, colonne lumineuse, qui nous as réjouis quarante jours par ta flamme joyeuse et brillante. Tu nous parlais de Jésus, notre flambeau dans la nuit de ce monde ; maintenant ta lumière éteinte nous avertit qu'ici-bas on ne voit plus Jésus, et que pour le voir désormais, il faut s'élever au ciel. Symbole chéri que la main maternelle de la sainte Église avait créé pour parler à nos cœurs en attirant nos regards, nous te faisons nos adieux ; mais nous conservons le souvenir des saintes émotions que ta vue nous fit ressentir dans tout le cours de cet heureux Temps pascal que tu fus chargé de nous annoncer, et qui à peine te survivra de quelques jours.

Une tradition descendue des premiers siècles et confirmée par les révélations des saints, nous apprend que l'heure de l'Ascension du Sauveur fut l'heure de midi. Les Carmélites de la réforme de sainte Thérèse honorent d'un culte particulier ce pieux souvenir. A l'heure dite, elles se réunissent au chœur, vaquant debout à la contemplation du dernier des mystères de Jésus, et suivant l'Emmanuel de la pensée et du cœur aussi haut que son vol divin l'emporte.

Suivons-Le aussi nous-mêmes ; mais avant de fixer nos regards sur le radieux midi qui éclaire son triomphe, revenons un moment, par la pensée à son point de départ. C'est à minuit, au sein des ténèbres, qu'Il éclata tout à coup dans l'étable de Bethléem. Cette heure nocturne et silencieuse convenait au début de sa mission. Son œuvre tout entière était devant Lui, et trente-trois années devaient être employées à l'accomplir. Cette mission se déroula année par année, jour par jour, et elle allait touchant à sa fin, lorsque les hommes, dans leur malice, se saisirent de Lui et L'attachèrent à une croix. On était au milieu du jour, lorsqu'Il parut élevé dans les airs ; mais son Père ne voulut pas que le soleil éclairât ce qui était une humiliation et non un triomphe. D'épaisses ténèbres couvrirent la terre entière ; cette journée fut sans midi. Quand le soleil reparut, il était déjà l'heure de none. Trois jours après, Il sortait du tombeau aux premiers rayons de l'aurore.

Aujourd'hui, à ce moment même, son œuvre est consommée. Jésus a payé de son sang la rançon de nos péchés, il a vaincu la mort en ressuscitant glorieux ; n'a-t-Il pas le droit de choisir pour son départ l'heure où le soleil, son image, verse tous ses feux et inonde de lumière cette terre que son Rédempteur va, échanger pour le ciel ? Salut donc, heure de midi deux fois sacrée, puisque tu nous redis chaque jour et la miséricorde et la victoire de notre Emmanuel ! Gloire à toi pour la double auréole que tu portes : le salut de l'homme par la croix, et l'entrée de l'Homme au royaume des cieux !

 

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Méditation sur le 1er mystère glorieux 

Tirée de L’Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu
de Dom Paul Delatte, osb

 

LA RÉSURRECTION


Les saintes femmes observèrent pieusement le repos, sabbatique ; mais le lendemain, premier jour après le sabbat, premier jour de la semaine nouvelle, elles vinrent au tombeau, dès avant l’aurore, avec les parfums qu’elles avaient achetés, se proposant de les répandre sur le corps du Seigneur. C’étaient Marie de Magdala, l’autre Marie, mère de Jacques, Salomé, Jeanne, femme de Chues, et d’autres encore (Lc., XXIV, 10). Saint Marc et saint Luc en nomment trois, saint Matthieu deux, tandis que saint. Jean, nous le verrons, ne s’occupe que de Marie-Madeleine.

Parties de Jérusalem de très bon matin, les saintes femmes arrivèrent près du tombeau au soleil levant : l’aube est brève à Jérusalem ; il pouvait être six heures environ. Pendant le trajet, elles se disaient entre elles : « Qui roulera pour nous la pierre hors de la porte du tombeau ? » Mais elles marchaient quand même, n’obéissant qu’à leur amour. Elles n’ont point de souci des gardes ; car cette précaution, des pharisiens a. été prise à leur insu. Le récit de saint Marc est très vivant et très précis. Celui de saint Matthieu pourrait faire croire, de prime abord, que les saintes femmes arrivèrent juste à point pour assister aux, phénomènes qui accompagnèrent la résurrection ; mais il doit être interprété en tenant compte des procédés littéraires habituels au premier évangéliste. Saint Matthieu veut simplement nous apprendre l’état des personnes et des choses lorsque parurent Madeleine et ses compagnes. Au lever du jour, le Seigneur était ressuscité d’entre les morts ; il était sorti invisiblement du tombeau. Une grande secousse avait ébranlé la région du sépulcre. L’ange du Seigneur, descendant du ciel, avait fait rouler la pierre qui, fermait l’entrée, et s’était assis dessus. Son visage brillait comme l’éclair et son vêtement était blanc comme la neige. À sa vue, les gardes avaient tremblé d’épouvante et, terrifiés, avaient pris la fuite.

Les saintes femmes, en approchant, constatent que, la pierre, trop lourde pour leurs forces, avait été roulée à côté de la porte. Elles entrent dans la chambre sépulcrale, pensant y trouver le corps du Seigneur Jésus. Un instant, elles cherchent, avec anxiété. Soudain, elles aperçoivent, assis à droite, un jeune homme, vêtu d’une robe resplendissante. (Saint Luc met en scène deux anges, comme saint Jean, XIX, 12.) Éblouies, saisies de stupeur, les femmes baissent les yeux et n’osent regarder. Mais l’ange les rassure ; l’effroi n’est aujourd’hui que pour les ennemis de Dieu. « Ne craignez point, vous, leur dit-il. Je sais que vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié. Pourquoi chercher parmi les morts celui qui est vivant ? Il n’est pas ici : il est ressuscité. Voyez la place où l’on avait déposé. Souvenez-vous de ce qu’il vous a dit jadis en Galilée : Il faut que le Fils de l’homme soit livré aux mains d’hommes pécheurs, qu’il soit crucifié et ressuscite le troisième jour. (Mt., XVII, 21.22 ; XX, 18.19 ; Mc., IX, 30 ; Lc., IX, 44.) Allez promptement annoncer à ses disciples et à Pierre qu’il est ressuscité des morts, et qu’il vous conduira en Galilée (la Vulgate a donné au verbe grec le sens de « précéder ») : C’est là que vous le verrez, comme il vous l’a prédit. » (Mt., XXVI, 32 ; Mc., XIV, 28)

L’ange s’accréditait auprès des saintes femmes en leur parlant de la sorte ; il se montrait familier à ce qui concernait le Seigneur, bien renseigné sur les instructions qu’il avait laissées aux apôtres. Sa parole était lumineuse et simple. Pourtant, les femmes ne parviennent pas sur-le-champ à dominer leur émotion ; elles sortent aussitôt du tombeau, dit saint Marc, tremblantes et hors d’elles-mêmes ; elles ne disent rien aux personnes amies qu’elles rencontrent sur la route : car elles ont peur. Mais les déclarations angéliques s’étaient gravées dans leurs âmes ; elles y cheminaient peu à peu, substituant à la terreur une grande joie. Les prédictions du Seigneur leur revenaient à la mémoire et s’éclairaient à la lumière des événements. En hâte, elles s’acquittèrent de leur message auprès des disciples. Nous verrons plus loin l’accueil qui leur fut fait.

Le premier jour de la semaine, dit saint Jean, Marie de Mag­dala se rendit, avant l’aube, au tombeau. Sans doute on peut supposer que les saintes femmes n’y allèrent pas toutes en­semble, mais par petits groupes ou même isolément, et qu’il y eut, ce matin-là, bien des allées et venues de Jérusalem au sé­pulcre. Et il est vraisemblable que saint Jean met en scène la seule Marie-Madeleine parce qu’elle vint seule, et la première, au tombeau. Dès son arrivée, elle vit la pierre déplacée et re­connut que le sépulcre était vide. Et tandis que les autres sain­tes femmes approchaient à leur tour, Marie rebroussa chemin, afin de porter la nouvelle aux deux apôtres qui avaient un titre spécial à être avisés : Simon Pierre et le disciple que Jésus aimait. Marie vint leur dire : « On a enlevé le Seigneur du tombeau, et nous ne savons où on l’a mis ! » (Ce pluriel sup­pose peut-être la présence des autres saintes femmes.)

En toute hâte, les deux disciples se rendent au sépulcre. En­semble ils courent, mais saint Jean, le plus jeune, devance Pierre et arrive le premier. Il s’incline pour observer l’inté­rieur du tombeau, voit les bandelettes déposées sur le sol, mais n’entre pas. Est-ce parce qu’il juge son, inspection suffisante ? ou bien veut-il réserver à Pierre, par une déférence affectueuse, l’honneur d’entrer le premier ? On peut supposer aussi une part d’anxiété, selon cette disposition du cœur humain qui nous porte à retarder notre joie, à trembler devant notre bon­heur : on craint qu’il n’y ait mécompte, et qu’il ne faille ensuite revenir en arrière. Saint Grégoire, fidèle à son point de vue allégorique, estime que saint Jean’ représentait la Syna­gogue et saint Pierre le peuple des gentils. Bientôt, Pierre arri­va ; et il entra, lui : un simple coup d’œil ne lui suffisait pas. Il explora avec attention la demi-obscurité du sépulcre, il aper­çut les bandelettes, et une conclusion lui vint tout naturelle­ment à l’esprit. Ceux qui auraient voulu s’emparer du corps l’eussent à coup sûr pris tel quel, sans se donner la peine très superflue de dérouler les bandelettes et de les ranger avec soin. Bien plus : le suaire qui couvrait la tête du Seigneur était plié à part, dans un angle du sépulcre. Il n’y avait donc ni larcin, ni trace de précipitation quelconque. La main des anges, qui avait roulé la pierre, après la résurrection, avait aussi recueilli et rangé avec respect les linges qui enveloppaient les membres sacrés du Sauveur. Sans doute saint Pierre fit observer à saint Jean tous ces détails. Le disciple bien-aimé entra à son tour ; il vit et il crut.

Jusqu’alors, dit l’évangile, ils n’avaient pas compris le sens de l’Écriture, là où elle nous apprend qu’il faut que le Christ ressuscite d’entre les morts. Ils savaient ce que c’est que résur­rection : il y en avait des exemples dans l’Ancien Testament, et déjà dans le Nouveau ; à plusieurs reprises, ils avaient enten­du leur maître annoncer sa Passion et sa Résurrection le troi­sième jour ; mais leur intelligence n’apercevait pas la liaison des souffrances et de la gloire, les souffrances comme condition de la gloire, l’héritage acquis au Fils de Dieu par ses douleurs. La trame de la pensée divine leur apparut alors. Sans peut-être comprendre le mystère comme saint Paul devait l’exposer dans la suite, ils donnèrent son vrai sens à un ensemble de paroles et d’événements inexpliqués, pour eux jusqu’alors, et se repo­sèrent sur Dieu de l’accomplissement ultérieur. À vrai dire, saint Jean ne nous parle explicitement que de la lumière qui lui fut donnée ; mais on peut conjecturer de son récit que saint Pierre commença dès lors à croire ; saint Luc (XXIV, 12) nous le montre s’en retournant étonné et pensif.

Les deux disciples rentrèrent chez eux, n’attendant pas que le sépulcre vide leur révélât son secret. Mais celle qui les avait avertis, Madeleine, était revenue et se tenait en pleurs près du tombeau. Au milieu de ses larmes, elle s’inclina pour regarder, comme saint Jean, à l’intérieur de la salle funéraire. Et elle vit deux anges vêtus de blanc, l’un à la tête, l’autre aux pieds de l’endroit où avait été placé le corps de Jésus. Peut-être n’y a-t-il rien qui soit aussi extatique que la douleur : ni la joie, ni l’ad­miration, ni même la tendresse ne le sont au même degré. Il n’y avait au monde pour Marie-Madeleine que le Seigneur. Le Seigneur était mort et son corps avait disparu. Le reste ne compte pas. Elle n’éprouve aucun, effroi en face des anges, alors que les autres saintes femmes s’étaient enfuies boulever­sées. Que pourrait-il lui arriver, maintenant que le Seigneur n’est plus ? Elle est inattentive : elle voit les anges, mais ce sont eux qui parlent les premiers. « Femme, disent-ils, pour­quoi pleurez-vous ? » La réponse est polie, mais sobre ; elle n’a rien de la verbosité familière au sexe : « C’est qu’on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a mis. » C’est exacte­ment ce qu’elle a dit aux apôtres ; elle ne sait plus dire ni penser autre chose. La formule de réponse est presque indirecte, sans appellatif adressé aux anges ; elle pourrait être aussi bien une réflexion de Marie-Madeleine se parlant à elle-même... Il n’était pas possible que le Seigneur se dérobât à tant d’amour : il se rendit présent.

Comment Marie-Madeleine fut-elle avertie de sa présence ? Y eut-il un bruit de pas ? Les anges avaient-ils donné un signe d’attention ou de respect à celui qui venait d’apparaître ? Quoi qu’il en soit, Marie se retourna. Jésus était là, devant ses yeux : elle ne le reconnut pas. Même après sa résurrection, le Seigneur n’était pas contraint de paraître avec l’auréole. Il demanda lui aussi, comme, les anges : « Femme, pourquoi pleurez-vous ? qui cherchez-vous ? ». Les larmes de Madeleine, ses réflexions, sa douleur, ne lui permettaient pas de bien voir ; elle crut que c’était le jardinier, le gardien de cette petite propriété où était le tombeau. Il est si régulier, lorsque le Sei­gneur se montre, que les âmes ne le reconnaissent pas ! C’est un fantôme ; c’est Élie ; c’est Jérémie ; c’est un prophète ; c’est le jardinier ; c’est un étranger, diront les disciples d’Emmaüs.

Le jardinier, du moins, doit savoir. C’est peut-être lui qui, pour éviter des allées et venues trop fréquentes dans son jar­din, aura emporté le corps ailleurs. L’hypothèse est bien in­vraisemblable, en face surtout du suaire et des bandelettes ; mais ceux qui aiment et ceux qui souffrent songent-ils toujours à écarter l’invraisemblable ? Madeleine suppose, en tout cas, que rien n’a pu se faire qu’avec le gardien et moyennant sa complicité. Il lui a demandé : « Qui cherchez-vous ? » Elle est tellement préoccupée du seul Jésus, qu’elle ne songe même pas à prononcer son nom, et répond comme si le jardinier était sûrement au courant de tout. Puisqu’il a témoigné de la compassion, peut-être consentira-t-il à dire son secret : et alors que, tout à l’heure, Madeleine ne donnait aucun appellatif aux anges, voici maintenant quelle décerne le titre de seigneur au jardinier : « Seigneur, si c’est vous qui l’avez enlevé, dites-moi où vous l’avez déposé, et je l’emporterai ! » Ce mort était un ennui pour vous ; vous ne l’aimiez pas, vous ; mais moi qui l’aime, je l’emporterai, il ne vous gênera plus... Ô sainte folie de l’amour ! Le cœur du Seigneur n’y résiste point. Celle qu’il venait d’appeler d’un terme vague, il l’appelle maintenant de son nom : « Marie ! » Peut-être était-ce la coutume à Béthanie, dans l’intimité. Elle se retourne alors pour tout de bon, reconnaissant la voix, et répond : « Rabboni, mon Maître ! » Et elle tombe à ses pieds, son lieu d’élection pour le temps et l’éternité.

Le verset qui suit a été fort tourmenté par les exégètes et les maîtres de la vie spirituelle. Assez universellement, après saint Augustin, saint Jean de la Croix, Bossuet, on a considéré le Noli me tangere comme un mouvement de protestation contre des témoignages d’une tendresse trop extérieure. Le Seigneur, appartenant désormais à une vie nouvelle et plus haute, aurait écarté de lui des manifestations qui ne s’accordaient plus avec les conditions de sa vie ressuscitée. Ses paroles impliqueraient donc une injonction adressée à Marie-Madeleine de se tenir à distance, et l’invitation de s’élever à une charité plus spirituelle, plus affranchie des sens. Cette explication, nous l’avouons, nous a toujours paru très loin de, l’évangile. II nous semble, d’abord, que le Seigneur ne saurait être pour nous ni un danger, ni un piège, ni un obstacle. II n’est pas de condition surnaturelle où nous puissions, où nous devions nous détourner de l’humanité du Seigneur, ni nous distraire de sa beauté. Sans, doute, le Seigneur conduit chacun de nous par des voies diverses ; sans, doute, il y a lieu, selon les différentes étapes de notre vie spirituelle et sous la direction de la grâce, de nous porter vers tels ou tels, mystères, vers telle ou telle portion de la doctrine : mais exclure systématiquement et de parti pris, exclure de notre oraison, et de notre contemplation soit la divinité, soit l’humanité du Seigneur, soit la Sainte Vierge, ceci est irrégulier e ne peut conduire qu’à l’illusion.

Nous savons bien ce qu’on répondra : « Le danger n’est pas dans l’objet, mais dans le sujet. C’est peut-être dans le procédé selon lequel sainte Madeleine était attachée au. Seigneur qu’il y avait matière à correction. » Ceci non plus ne parvient pas à nous satisfaire. Est-il vrai qu’on puisse aimer mal le Seigneur ? On peut l’aimer trop peu ; mais l’aimer mal ? Dans les trois circonstances évangéliques où le Seigneur eut l’occasion d’apprécier l’amour de Madeleine, il l’a loué sans réserve. Le Seigneur aurait-il changé ? Nous verrons bientôt qu’il n’en est rien. Quant à Marie-Madeleine, tout ce qui s’est passé ces derniers jours n’a fait qu’accroître jusqu’à l’extrême sa charité. Il faut donc renoncer à interpréter la parole de Jésus comme un reproche, même voilé : n’aurait-il pas, dans la circonstance, l’apparence d’une cruauté ?

Aussi bien, le texte lui-même, s’il est lu attentivement, nous semble exclure cette interprétation. Au cours de toutes les apparitions, le Seigneur a eu le visible souci d’établir le fait de sa résurrection ; et, dans ce dessein, il a invité les apôtres à s’assurer qu’ils n’étaient point en présence d’un fantôme. Ceci posé, le Noli me tangere, entendu au sens du mot-à-mot, devient inintelligible, — surtout pour celle dont il veut faire l’apôtre des apôtres eux-mêmes. Une interdiction de cette nature aurait facilement fait douter de la réalité de la résurrection et suggéré l’erreur docétiste.

Mais ce qui nous paraît décisif contre l’explication courante, c’est ce qui suit : Nondum enim ascendi. La conjonction enim indique une liaison logique entre le premier membre et le second : « Ne me touchez pas, parce que, ou puisque je ne mils pas encore monté vers mon Père. » Avec l’interprétation que nous écartons, on est conduit, logiquement, à ce raisonnement plutôt étrange : « Aujourd’hui que je suis avec vous, ne me touchez pas ; bientôt vous me toucherez, lorsque je n’y serai plus ; ajournez vos démonstrations jusqu’à l’heure où vous ne pourrez plus vous y livrer, puisque j’aurai disparu. » II faut reconnaître, d’ailleurs, que les commentateurs nous répondent : le Seigneur sera alors vraiment touché, appréhendé, possédé « par la foi » !

Mais les vraisemblances, le caractère du texte et du contexte, tout nous invite à adopter une explication plus simple. Madeleine a retrouvé le Seigneur (Cant., ni, 4). Dans l’effusion de sa tendresse et de sa joie, elle s’attache à lui, mais en quelque sorte désespérément, et semble ne plus vouloir quitter ces pieds bénis où elle a trouvé autrefois la conversion et le pardon, aujourd’hui la consolation souveraine. Le Seigneur ne s’y oppose pas ; silencieux, il laisse un instant toute liberté à l’amour de Madeleine. Et lorsqu’il reprend la parole, c’est pour lui indiquer, affectueusement, qu’il y a autre chose à faire : « Non, ne vous attachez pas à moi comme pour me retenir, comme si vous deviez me perdre aussitôt, comme si cette entrevue était la dernière. Nous aurons l’occasion de nous revoir, car l’heure n’est pas venue encore pour moi de remonter à mon Père. Mais elle viendra ; et au lieu de demeurer ici, allez dire à mes frères : Je monte vers mon Père, qui est votre Père, vers mon Dieu, qui est votre Dieu. » Le Seigneur n’a donc pas changé : c’est toujours la même tendresse, la même intimité qu’au soir de la Cène.

Marie-Madeleine, comme tous ceux qui aiment, se prête, aussitôt à sa volonté. Elle quitte le Seigneur, et s’en va vers les disciples, non pas seulement vers les apôtres, mais vers tous ceux qui, avant la Passion, paraissaient attachés à Jésus ; et elle leur annonce : « J’ai vu le Seigneur et il m’a dit ceci. » — L’apparition à Marie-Madeleine est la première dont fassent mention, les évangiles ; mais la piété chrétienne a deviné, dès l’antiquité que le Seigneur s’était montré premièrement à sa Mère... Étant donné le caractère tout privé de cette rencontre, on s’explique que les évangélistes, qui rédigeaient un récit officiel et avec un dessein d’enseignement dogmatique, aient jugé superflu de la raconter.

Il nous faut revenir un peu en arrière, pour retrouver les autres saintes femmes : Marie, mère de. Jacques, Salomé, Jeanne et leurs compagnes, alors que, sur l’invitation des anges, elles s’en vont trouver les onze apôtres, et leur racontent tout ce qui s’est passé. Mais leurs discours parurent récits de gens en délire, et ne méritant aucune foi. II n’y avait donc chez les familiers du Seigneur nul enthousiasme qui les fît attendre ou espérer la résurrection. On voit aussitôt combien de tels aveux sont précieux pour l’apologiste : l’incrédulité persévérante des disciples réfute par avance l’affirmation rationaliste selon laquelle la résurrection serait simplement un rêve du fanatisme, de la naïveté, de l’hallucination. — Le témoignage de Marie-Madeleine, dit saint Marc (XVI, 10-11), n’eut pas plus de succès que celui de ses compagnes. Cependant, saint Luc rappelle que Pierre se leva et courut au tombeau ; s’étant penché pour regarder, il ne vit plus que les linges, et s’en retourna chez lui, dans l’admiration de ce qui était arrivé. C’est sans doute l’abrégé de ce que nous a dit saint Jean.

Les saintes femmes s’éloignaient, leur mission terminée, lorsque Jésus leur apparut et, venant au-devant d’elles, les salua le premier. Elles s’approchèrent, se prosternèrent à ses pieds et les embrassèrent. Alors Jésus leur dit : « Ne craignez point. Allez annoncer à mes frères qu’ils doivent se rendre en Galilée : c’est là qu’ils me verront. » Le message est en substance identique à celui qui a été donné par l’ange, selon saint Matthieu et saint Marc. À quel moment eut lieu cette nouvelle apparition ? Après que les femmes eurent quitté les disciples, semble-t-il ; sinon elles leur auraient dit, comme Madeleine : « Nous avons vu le Seigneur. » II est à noter que les disciples d’Emmaüs connaissent seulement les pèlerinages des saintes femmes et de quelques disciples au tombeau vide ; ils n’ont encore entendu parler d’aucune apparition du Seigneur (Lc., XXIV, 22-24).

C’est après cette rencontre de Jésus et des saintes femmes, nous dit saint Matthieu, que, parmi les gardiens du tombeau, quelques-uns rentrèrent à Jérusalem et racontèrent aux princes des prêtres tout ce qui s’était passé. Les prêtres et les anciens se réunirent alors en conseil ; ils prirent le parti d’étouffer la chose et d’acheter le silence et la complicité des gardes. On leur offrit une forte somme et on leur suggéra de dire :

« Les disciples de Jésus sont venue la nuit, et l’ont emporté pendant que nous dormions. » Et si la nouvelle de cette prétendue soustraction parvient aux oreilles du procurateur, – à qui appartenait le corps du supplicié et qui l’avait abandonné à la garde du sanhédrin, – il est promis aux gardiens qu’ils ne seront pas inquiétés. La loi romaine était d’une sévérité extrême contre la corruption et la vénalité des gardiens (Act., xvi, 27-28). Soyez sans inquiétude, disent les sanhédrites, « nous apaiserons Pilate et vous abriterons contre toute poursuite ». Peu scrupuleux, les soldats reçurent l’argent et répétèrent la leçon suggérée. Cette histoire d’un enlèvement furtif, conclut l’évangéliste, s’est répandue parmi les Juifs et elle y a circulé jusqu’à ce jour. Saint Justin leur reprochera d’avoir organisé par toute la terre un véritable colportage de calomnies, pour contester la résurrection et l’ascension du Seigneur.

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Méditation sur le 5e mystère douloureux 

Tirée de L’Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu
de Dom Paul Delatte, osb

 

LE CRUCIFIEMENT


Le Golgotha était le lieu ordinaire des exécutions romaines. Arrivés là, ils mirent Jésus en croix ; à la troisième heure, dit, saint. Marc. Notre foi et notre charité peuvent seules transfigurer cette scène, que les évangélistes ont décrite avec la sobriété d’un banal compte rendu judiciaire. Nous avons remarqué déjà le lieu du supplice. Le genre de mort fut celui que l’on réservait aux esclaves. Un citoyen romain avait droit au glaive ; mais la croix suffisait pour ceux qui ne pouvaient se réclamer de personne, qui n’appartenaient pas à une famille. De plus, afin de confondre le cas du Seigneur avec le cas des malfaiteurs de droit commun, on crucifia avec lui deux brigands, l’un à droite, l’autre à gauche, Jésus au milieu, peut-être comme le plus coupable de tous ; et il fut crucifié le premier. La prophétie d’Isaïe s’accomplissait : « Il a été rangé parmi les malfaiteurs. » (LIII, 12). Avant de clouer le Seigneur sur la croix, les soldats lui offrirent, selon l’usage, du vin mêlé de myrrhe, un narcotique destiné à étourdir et à diminuer la douleur. (Prov XXII, 6) Le Seigneur y goûta, puis l’écarta, ne voulant rien perdre de sa souffrance.

Nous avons remarqué déjà l’impression qu’avait laissée dans l’esprit de Pilate la ferme réponse du Seigneur : « Oui, je suis roi. » De tous, les griefs élevés par les Juifs, c’était le seul dont Jésus eût reconnu la vérité, la seule charge dont il fût convaincu. C’était à ce seul titre que Pilate donnait son attention, alors surtout que la Synagogue n’avait obtenu la condamnation du Seigneur qu’en agitant, aux yeux du gouverneur, le spectre de César irrité par cette royauté usurpée. Or, la coutume voulait, lorsqu’une sentence de mort avait été rendue, que le peuple entier fût averti du crime qui l’avait provoquée. Celui qui conduisait l’escorte vers le lieu de l’exécution, rappelait à haute voix le motif du châtiment ; ou bien on portait ostensiblement une tablette où était mentionné le crime. Les deux larrons ayant leur fiche accusatrice, il était régulier que le Seigneur eût la sienne. Sans doute, si les Juifs avaient eu loisir et liberté de libeller eux-mêmes le titre de la croix, ils eussent désigné le Seigneur comme blasphémateur et impie. Mais le détail de l’exécution appartenait aux gentils, et la rédaction de la tablette au procurateur. Lors donc que fut arborée l’inscription au-dessus de la tête du crucifié, chacun put y lire : « Jésus de Nazareth, le roi des Juifs. »

En face du Calvaire, se pressaient déjà de nombreux Juifs, attirés par la haine ; les curieux venaient aussi, et les passants s’arrêtaient. Afin que nul n’ignorât le motif de la sentence rendue, Pilate avait fait rédiger le titre dans les trois principales langues. Ainsi l’inscription semblait vraiment s’adresser au monde entier : à la religion, avec l’araméen ; à la pensée, avec la langue grecque ; à la force sociale et au gouvernement, avec le latin. Dans le laconisme de son expression, elle semblait proclamer la réalité de la royauté du Seigneur. Était-ce dérision ? Était-ce mystère ? Était-ce une précaution prise contre la menace des Juifs ? Quoi qu’il en soit, les princes des prêtres s’en émurent, et réclamèrent aussitôt auprès de Pilate : « Ce n’est pas : Roi des Juifs, qu’il faut inscrire ; mais bien : Il a dit : Je suis le roi des Juifs. » Le procurateur avait transigé sur des points essentiels ; soit vexation et ennui, soit remords, en tout cas, par une permission divine, il maintint inviolée cette promulgation de la souveraineté de Jésus : « Quod scripsi, scripsi. Ce que j’ai écrit demeurera écrit. »

D’après une disposition du droit romain, les habits des suppliciés étaient adjugés, comme aubaine dernière, aux soldats exécuteurs de la sentence. Habituellement, il leur revenait fort peu de chose : ici, ils semblent un peu surpris de leur richesse. Après avoir fait quatre part des vêtements du Seigneur, une pour chacun des quatre hommes chargés du crucifiement, ils convinrent ensemble de ne point diviser la tunique. Elle était belle, sans couture, tissée d’une seule pièce depuis le haut. Sans doute elle était l’œuvre de Notre-Dame. C’était la tunique intérieure. On pouvait, sans trop d’inconvénient, diviser le manteau extérieur à larges plis : mais de quelle utilité eussent été les morceaux de cette tunique ? Les soldats se dirent donc l’un à l’autre : « Ne la divisons pas : tirons au sort à qui l’obtiendra. » Et ils le firent. Ainsi s’accomplissait la prophétie du Psaume XXI : « Ils ont partagé entre eux mes vêtements et ils ont tiré ma robe au sort. »

Pendant le crucifiement, l’âme du Seigneur s’entretenait avec son Père. En face des outrages infligés à l’Agneau de Dieu, il semble que la patience divine ait eu un frémissement et que la colère ait été un instant sur le point de frapper, tant le sacrilège était effrayant. Mais le Seigneur s’interposa : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » C’étaient des païens, complices aveugles de la haine pharisienne.

Leur besogne accomplie, les soldats s’assirent, selon la coutume, au pied de la croix, afin de déjouer toute tentative de délivrance.

La mort par crucifixion était lente. Jusqu’à ce qu’elle vînt, tous ceux qui avaient ou croyaient avoir des griefs contre le condamné, tous ceux que le supplice n’avait pas encore assouvis pouvaient exercer, en paroles du moins, leurs représailles et s’assurer que justice était faite. Les princes des prêtres, les anciens et les scribes ne se refusèrent pas cette satisfaction. Ils plaisantaient entre eux, disant : « Il a sauvé les autres et ne peut se sauver lui-même ! S’il est le Christ, le roi d’Israël, qu’il descende donc maintenant de la croix : aussitôt, nous croirons en lui ! Il s’est confié en Dieu ; il a dit : Je suis le Fils de Dieu : que Dieu le délivre donc à présent, s’il est vraiment sien ! » (Cf. Ps. XXI, 9). — La populace blasphémait, elle aussi ; et les Juifs qui défilaient devant la croix branlaient la tête en criant : « Hé ! toi qui détruis le temple, de Dieu et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même ! Si tu es Fils de Dieu, descends donc aussi de la croix ! » Les soldats romains répétaient la même apostrophe grossière : « Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi donc ! » Et les larrons crucifiés aux côtés du Seigneur entraient dans ce même concert : « Si tu es le Christ, sauve-toi, et nous avec toi ! »

Mais l’un d’eux, peu à peu, se ravisa. (On peut même supposer, avec plusieurs Pères, qu’il ne blasphéma point comme l’autre voleur, et que saint Matthieu et saint Marc, qui abrègent le récit, ont usé d’un pluriel d’indétermination.) Le voisinage du Rédempteur, le spectacle de sa patience infinie, la prière aussi de la Sainte Vierge, lui obtinrent la grâce du repentir et de la foi qui justifie. Il comprit : son âme s’attacha à ce Messie que tous reniaient. Et il blâmait son compagnon, lui disant : « Comment ! toi non plus, tu ne crains pas Dieu ? Tu insultes celui dont tu partages la peine ? Pour nous, cependant, c’est la justice qui s’accomplit, car nous recevons ce qu’ont mérité nos œuvres ; mais lui, il n’a rien fait de mal. » Puis il dit au Seigneur : « Seigneur, souvenez-vous de moi lorsque vous entrerez dans votre royaume ! » Et Jésus lui répondit : « En vérité, je vous le dis : aujourd’hui, avec moi, vous serez dans le paradis. »

Quelques femmes courageuses, qui avaient suivi le Seigneur depuis la Galilée, et qui pourvoyaient à ses besoins et à ceux du collège apostolique, se tenaient debout, près de la croix. On traduit ordinairement comme si elles eussent été trois ; et on lit : « Marie de Cléophas, la sœur de sa mère. » Peut-être le texte implique-t-il qu’elles étaient réellement quatre : « Mater ejus, et, soror matris ejus ; Maria Cléophas, et Maria Magdalene. » La sœur, ou plutôt la belle-sœur de Notre-Dame serait Salomé, mère de Jean et de Jacques le Majeur, épouse de Zébédée (cf. Mc. XV, 40 ; Mt, XXVII, 56). Zébédée pourrait être un frère, ou Salomé une sœur de saint Joseph. Marie de Cléophas est la mère de Jacques le Mineur, l’épouse de Cléophas ou Alphée (c’est le même nom), que l’historien Hégésippe (dans Eusèbe) présente comme frère de saint Joseph. Marie-Madeleine nous est connue (Lc VIII, 2).

Enfin, la Sainte Vierge. Au sens naturel et humain, il y avait une personne au monde à qui l’on devait, semble-t-il, épargner le spectacle du Calvaire. Une femme, une vierge, une sainte, une mère : tous ces titres ne devaient-ils pas se réunir pour la tenir éloignée ? Dieu veilla pourtant à ce qu’elle fût au pied de la croix. Il avait obtenu son consentement pour la préparation de la Victime ; il voulut obtenir son acquiescement pour la consommation du Sacrifice. Sa présence ménageait au Seigneur l’occasion d’un dépouillement suprême et lui permettait d’entrer dans la solitude absolue. Délaissé de son Père à cause de l’humanité pécheresse, il allait donner sa mère à cette humanité régénérée dans son sang et l’instituer Mère de son Église.

Le Seigneur vit sa mère et, près d’elle, le disciple qu’il aimait ; et, en même temps que son regard, sa parole descendit vers elle. Il disait habituellement : « Mère » ; il renonce pour cette fois à la douce appellation de parenté et se borne au terme de respect : Mulier. Nous traduisons forcément par le mot générique : « Femme », plutôt froid et distant ; mais en grec comme en araméen, nous l’avons remarqué à propos des noces de Cana, l’appellation est simplement déférente, et elle peut même être nuancée de tendresse. « Mulier, ecce filius tous. » Puis, à saint Jean : « Voici votre mère. » Ils étaient ainsi confiés l’un à l’autre. À dater de cette heure, en effet, le disciple la prit dans sa maison ; elle devait le suivre jusqu’en Asie Mineure, à Éphèse, et y mourir.

Depuis la sixième heure, la lumière du soleil se voilait ; des ténèbres mystérieuses enveloppaient la terre ; elles allèrent grandissant jusqu’à la neuvième heure. Alors, Jésus s’écria d’une voix forte : « Eloi, Eloi, lamma sabacthani ! » c’est-à-dire : « Mon Dieu, mon Dieu ! Pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Cette plainte du délaissé, de l’homme qui s’est fait caution pour tous les pécheurs et sur lequel sont venues fondre à la fois toutes les rigueurs de la justice divine, ces paroles d’angoisse extrême, que les évangélistes ont voulu religieusement conserver dans leur forme ancienne, sont le début du Psaume XXI.

Saint Jean ajoute aux synoptiques quelques détails. Il semble que le Seigneur, pour s’assurer que toute la volonté de son Père avait été accomplie, ait alors repassé sa vie, la comparant aux prophéties : il y avait conformité entière. Rien ne manquait à l’obéissance, aux humiliations, à la souffrance. Il était bien seul maintenant, sine patre, sine matre, comme Melchisédech ; même ses vêtements étaient aux mains des soldats, comme s’il n’était déjà plus de ce monde ; seul, entre la terre qui le repoussait et le ciel qui semblait se fermer. Le dernier moment était venu. Et le Seigneur se souvint, – c’est la pensée de saint Augustin (Sermon CCC, 4) – il se souvint d’une prophétie qui n’avait pas reçu encore son accomplissement, celle du Psaume LXVIII : « Ils ont mêlé du fiel à ma nourriture, et m’ont donné du vinaigre pour apaiser ma soif. » Afin que l’Écriture fût réalisée intégralement, remarque saint Jean, il dit : « J’ai soif ! » Il y avait là, tout près, un vase d’argile contenant la boisson des gardes : un mélange d’eau et de vinaigre. Un sentiment de compassion porta les soldats romains à exaucer cette requête d’un mourant.

Au moment où le Seigneur s’adressait à son Père : Eloi, Eloi, quelques assistants, comprenant mal l’araméen, ou essayant un cruel jeu de mots, avaient observé : « Le voilà qui appelle Élie ! » Le nom du prophète était célèbre ; selon la pensée juive, il devait intervenir lors de l’avènement du Messie. Et les soldats se disaient : « Laissez ; nous verrons bien si Élie viendra le délivrer ! » L’un d’eux courut imbiber d’eau acidulée l’éponge qui se trouvait à l’orifice du vase ; il l’adapta à une longue tige d’hysope, à l’un des roseaux qui croissent jusque sur ces collines arides, et l’approcha des lèvres du Sauveur. Jésus avait refusé le narcotique avant d’être cloué à la croix ; mais il accepta le vin grossier des soldats.

Enfin il dit : « Tout est consommé ! » C’est l’avant-dernière des « Sept paroles ». Elle signifiait l’achèvement des prophéties, l’accomplissement entier de tout le programme tracé par le Père, la mort imminente. Alors, Jésus poussa un grand cri, et dit : « Père, entre vos mains je remets mon âme ! » (Ps. XXX, 6.) Et inclinant la tête, il rendit l’esprit.

Au moment où le Seigneur expira, le voile qui fermait l’entrée du Saint des saints se déchira dans toute sa longueur. Le sanctuaire purement national des Juifs allait faire place à un temple spirituel et éternel où la gentilité viendrait se réunir à l’ancien Israël, grâce au sang versé et à la chair déchirée de Jésus-Christ, Victime unique, unique Pontife (Éph., II, 13-16 ; Hébr., IX). La création tout entière tressaillit : la terre trembla, les roches se fendirent, les tombeaux furent ouverts, et beaucoup de justes qui y reposaient, reprirent leur corps ; après la résurrection du Seigneur ils sortirent de leurs sépulcres, vinrent dans la ville sainte et apparurent à plusieurs.

Lorsque le centurion qui se tenait en face de Jésus, le vit expirer après avoir jeté son grand cri, il rendit gloire à Dieu et dit : « Vraiment cet homme était Fils de Dieu ; c’était un juste ! » Les soldats présents, témoins du tremblement de terre et des autres prodiges, furent très émus, eux aussi, et confessèrent la sainteté du condamné. Enfin la foule des spectateurs, naguère hostile ou railleuse, et maintenant inquiète ou consternée, redescendit le Calvaire en se frappant la poitrine.

À quelque distance de la croix s’étaient groupés les amis du Seigneur, avec les saintes femmes qui l’avaient suivi de Galilée, dans son dernier voyage à Jérusalem. Elles étaient nombreuses. Saint Jean a nommé les plus connues ; et les synoptiques, à leur tour, mentionnent : Marie-Madeleine, Marie, mère de Jacques le Mineur et de Joseph, enfin Salomé, épouse de Zébédée, mère de Jacques le Majeur et de Jean.

La haine des prêtres et des anciens ne semble pas pleinement assouvie ; elle poursuit le Seigneur jusqu’après le trépas Mais en cherchant à se satisfaire, ils coopèrent, à leur insu, au dessein de Dieu : ils attestent la réalité de la mort de Jésus et de sa résurrection. On était au soir du Vendredi saint ; vers six heures allait commencer le sabbat, et même « le grand sabbat », celui qui coïncidait avec les fêtes pascales. D’autre part, une loi du Deutéronome (XXI, 22-23) interdisait que le cadavre d’un supplicié demeurât suspendu au gibet après la fin du jour. Les Juifs s’en souvinrent ; et comme la coutume des Romains était, au contraire, de laisser les corps en croix jusqu’à ce que les oiseaux de proie eussent accompli leur œuvre, l’intervention du pouvoir civil devenait nécessaire pour faire disparaître le corps de Jésus. Les princes des prêtres se rendent donc chez Pilate, et sollicitent l’autorisation de briser, selon l’usage, les jambes des suppliciés, de hâter ainsi leur mort, et d’enlever ensuite les cadavres. Pilate y consent et envoie au Calvaire un peloton de soldats.

Ils vinrent et brisèrent les jambes du premier larron, puis du second, encore vivants. Mais, lorsqu’ils s’approchèrent du Seigneur, ils reconnurent qu’il avait cessé de vivre. Le broiement des jambes lui fut épargné. Pourtant, l’un des soldats, comme pour s’assurer de la mort, ouvrit d’un coup de lance le côté du Sauveur ; et il en sortit aussitôt du sang et de l’eau. Ce n’est pas, semble-t-il, la perte de sang produite par le crucifiement qui a été la cause physique de la mort ; les crucifiés perdaient ordinairement peu de sang : autour des blessures se formait bientôt un coagulum qui faisait obstacle à une effusion abondante. Le Seigneur, on l’a supposé, aurait volontairement succombé à une rupture du cœur : l’agonie, la souffrance physique, la douleur morale y suffisaient, et au-delà.

Dans ce jaillissement du sang et de l’eau est impliqué un mystère que saint Jean relève avec soin. Il se souvient de la Genèse et de la mère de tous les vivants tirée du côté d’Adam endormi ; il songe à l’Église ; il songe à l’enseignement de Jésus sur le Baptême et l’Eucharistie (Jn., III, IV) ; il répond à l’hérésie docétiste et gnostique, en montrant chez le Seigneur toute la réalité de la nature humaine (I Jn., V, 6-8) et la réalité de sa mort. Nous avons reconnu souvent dans le quatrième évangile le témoin oculaire : il en réclame formellement ici l’autorité : « Celui qui a vu ces faits de ses propres yeux, en a rendu témoignage, et son témoignage est vrai, et il a conscience de dire vrai, afin que vous croyiez après lui. »

Saint Jean s’applique aussi à recueillir les divers passages de l’Écriture sainte dont les derniers moments du Seigneur fournissent l’accomplissement. Si le crurifragium ou brisement des jambes a été omis par les soldats, ce fut pour donner raison à la disposition figurative de l’Exode (XII, 46) et des Nombres (IX, 12) : c’était bien de Jésus, comme du véritable agneau pascal, que les os devaient être respectés : « Os non comminuetis ex eo. » (Cf. Ps. XXXIII, 21.) La dernière prophétie, relative au coup de lance : « Ils tourneront leurs regards vers celui qu’ils ont transpercé. » (Zach. XII, 10), pourrait s’entendre ou des Juifs reconnaissant un jour, par la foi, celui qu’ils ont crucifié, – au même titre qu’ils se guérissaient, de la morsure des serpents, dans le désert, en regardant le serpent d’airain (Nomb. XXI, 8) ; ou, de la venue du Seigneur comme triomphateur et comme juge ; ou bien enfin des gentils eux-mêmes, représentés au Calvaire par les soldats romains, et qui se tourneront bientôt vers le Sauveur.

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Méditation sur le 4e mystère douloureux 

Tirée de L’Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu
de Dom Paul Delatte, osb
 

LE PORTEMENT DE CROIX

La troisième phase de la Passion, celle de la souffrance, va commencer. Les soldats dépouillent le Seigneur de sa pourpre dérisoire et lui rendent ses vêtements. On apporte une lourde croix, que le condamné devra porter lui-même sur ses épaules. Le Seigneur n’a vraiment pour lui que sa croix ; elle est toute sienne. Le voilà seul, au milieu d’un peuple ameuté, dont la foule grossit à chaque pas. Deux malfaiteurs, qui doivent être crucifiés avec lui, sont du cortège. Il faut sortir de Jérusalem, regardée comme sainte dans toute son étendue : les exécutions ne pouvaient avoir lieu qu’au-delà des murs (Heb., XIII, 12). Le petit monticule vers lequel on se dirige et qui va devenir le centre du monde régénéré, est situé au nord-est de la ville : son nom hébreu est Golgotha, c’est-à-dire le lieu du crane ; peut-être parce que cette saillie de terrain affectait la forme d’une tète humaine.

La distance du prétoire an Calvaire n’était guère que de six cents mètres ; mais le Seigneur n’avait pas eu de repos depuis deux jours, l’agonie avait passé sur lui, la flagellation l’avait brisé. Il n’avançait qu’avec peine. Et un événement survint qui ajouta encore au poids de la douleur : ce fut la rencontre de la Sainte Vierge. Nous ne connaissons que par une tradition ce rapprochement soudain du Fils et de sa Mère, ainsi que la première chute du Seigneur et la violence de ceux qui l’accompagnaient. Mais les trois synoptiques ont conservé l’épisode de Simon de Cyrène, le père d’Alexandre et de Rufus, personnages bien connus sans doute de l’Église primitive. Cet homme revenait des champs ; peut-être eut-il un geste de commisération ou de protestation : séance tenante, les soldats le réquisitionnèrent et lui imposèrent de porter la croix derrière Jésus. Nous pouvons croire qu’il s’y prêta de bon cœur et que le contact de la croix lui fut salutaire. II faut toujours, par le monde, que la croix du Seigneur soit portée ; le Calvaire n’est pas un événement d’un instant, c’est un fait éternel.

Dans la multitude qui entourait le Seigneur, saint Luc nous a montré un groupe de femmes pleurant et se lamentant à grands cris sur tant d’infortune. Et il a recueilli la réponse du Sauveur, si triste et si tendre. Se retournant vers elles, Jésus leur dit : « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants. Car des jours vont venir où l’on dira : Heureuses les stériles, heureuses les entrailles qui n’ont point enfanté, et les mamelles qui n’ont point allaité ! Alors, on dira aux montagnes : Tombez sur nous ! Et aux collines : Recouvrez-nous ! (Os., X, 8) Car si l’on traite ainsi le bois vert, que sera-t-il réservé au bois sec ? » Il semble que pour le cœur du Fils de Dieu, ce soit peu de chose que son corps déchiré et son front couronné d’épines : ce qui est plus cruel que toute souffrance, c’est qu’un tel amour soit dépensé en vain.

 

Le commentaire de Dom Delatte sur le portement de croix étant court, voici, pour compléter, le commentaire de Dom Guéranger dans L’année liturgique.

On conduit Jésus a Pilate dans l’affreux état où l’a mis la cruauté des soldats. Le gouverneur ne douta pas qu’une victime réduite aux abois n’obtienne grâce devant le peuple ; et faisant monter avec lui le Sauveur à une galerie du palais, il le montre à la multitude, en disant : « Voilà l’homme. » (Jean, 19, 5). Cette parole était plus profonde que ne le croyait Pilate. Il ne disait pas : Voilà Jésus, ni voilà le Roi des Juifs ; il se servait d’une expression générale dont il n’avait pas la clef, mais dont le chrétien possède l’intelligence. Le premier homme, dans sa révolte contre Dieu, avait bouleversé, par son péché, l’œuvre entière du Créateur ; en punition de son orgueil et .de sa convoitise, la chair avait asservi l’esprit ; et la terre elle-même, en signe de malédiction, ne produisait plus que des épines. Le nouvel homme qui porte, non la réalité, mais ressemblance du péché, parait ; et l’œuvre du Créateur reprend en lui son harmonie première ; mais c’est par la violence. Pour montrer que la chair doit être asservie à l’esprit, la chair en lui est brisée sous les fouets ; pour montrer que l’orgueil doit céder la place à l’humilité, s’il porte une couronne, ce sont les épines de la terre maudite qui la forment sur sa tête. Triomphe de l’esprit sur les sens, abaissement de la volonté superbe sous le joug de la sentence : voilà l’homme.

Israël est comme le tigre ; la vue du sang irrite sa soif ; il n’est heureux qu’autant qu’il s’y baigne. À peine a-t-il aperçu sa victime ensanglantée, il s’écrie avec une nouvelle fureur : « Crucifiez-le ! Crucifiez-le ! — Eh bien, dit Pilate, prenez-le vous-mêmes et crucifiez-le ; pour moi, je ne trouve aucun crime en lui. » Et cependant on l’a mis, par son ordre, dans un état qui, à lui seul, peut lui causer la mort. Sa lâcheté sera encore déjouée. Les juifs répliquent en invoquant le droit que les Romains laissaient aux peuples conquis : « Nous avons une loi, et selon cette loi il doit mourir ; car il s’est dit le Fils de Dieu. » À cette réclamation, Pilate se trouble ; il rentre dans la salle avec Jésus, et lui dit : « D'où êtes-vous ? » Jésus se tait ; Pilate n’était pas digne d’entendre le Fils de Dieu lui rendre raison de sa divine origine. Il s’irrite cependant : « Vous ne me répondez-pas ? dit-il ; ne savez-vous pas que ai le pouvoir de vous crucifier, et le pouvoir de vous absoudre ? » Jésus daigne parler ; et c’est pour nous apprendre que toute puissance de gouvernement, même chez les infidèles, vient de Dieu, et non de ce qu’on appelle le pacte social : « Vous n’auriez pas ce pouvoir, répondit-il, s’ il ne vous avait donné d’en haut ; c’est pour cela que le péché de celui qui, m’a livré à vous est d’autant plus grand. » (Jean. 19).

La noblesse et la dignité de ces paroles subjuguent le gouverneur ; et il veut encore essayer de sauver Jésus. Mais les cris du peuple pénètrent de nouveau jusqu'à lui : « Si vous le laissez aller, lui dit-on, vous n’êtes pas l’ami de César. Quiconque se fait roi, se déclare contre César. » À ces paroles, Pilate, essayant une dernière fois de ramener la pitié ce peuple furieux, sort de nouveau, et monte sur un siège en plein air ; il s’assied et fait amener Jésus : « Le voilà, dit-il, votre roi ; voyez si César a quelque chose à craindre de lui. » Mais les cris redoublent : Ôtez-le ! Ôtez-le ! Crucifiez-le ! Mais, dit le gouverneur, qui affecte de ne pas voir la gravite du péril ; crucifierai-je donc votre roi ? Les Pontifes répondent : « Nous n’avons point d’autre roi que César. » (Jean. 19). Parole indigne qui, lorsqu'elle sort du sanctuaire, annonce aux peuples que la foi est en péril ; en même temps parole de réprobation pour Jérusalem ; car si elle n’a pas d’autre roi que César, le sceptre n’est plus dans Juda, et l’heure du Messie est arrivée.

Pilate, voyant que la sédition est au comble et que sa responsabilité de gouverneur est menacée, se résout à abandonner Jésus à ses ennemis. Il porte enfin, quoique à contrecœur, cette sentence qui doit produire en sa conscience un affreux remords dont bientôt il cherchera la délivrance dans le suicide. Il trace lui-même sur une tablette, avec un pinceau, l’inscription qui doit être placée au-dessus de la tête de Jésus. Il accorde même à la haine des ennemis du Sauveur que, pour une plus grande ignominie, deux voleurs seront crucifiés avec lui. Ce trait était nécessaire à l’accomplissement de l’oracle prophétique : « Il sera mis au rang des scélérats. » (Is. 53, /2) Puis, lavant ses mains publiquement, à ce moment où il souille son âme du plus odieux forfait, il s’écrie en présence du peuple : « Je suis innocent du sang de ce juste : cela vous regarde. » Et tout le peuple répond par ce souhait épouvantable : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants. » (Math. 27, 24-25). Ce fut le moment où le signe du parricide vint s’empreindre sur le front du peuple ingrat et sacrilège, comme autrefois sur celui de Caïn ; dix-neuf siècles de servitude, de misère et de mépris ne l’ont pas effacé. Pour nous, enfants de la gentilité, sur lesquels ce sang divin est descendu comme une rosée miséricordieuse, rendons grâce à la bonté du Père céleste, qui « a tant aimé le monde qu’il lui a donné son Fils unique » (Jean.. 3,16) ; rendons grâces à l’amour de ce Fils unique de Dieu, qui, voyant que nos souillures ne pouvaient être lavées que dans son sang, nous le donne aujourd'hui jusqu'à la dernière goutte.

Ici commence la Voie douloureuse, et le Prétoire de Pilate, ou fut prononcée la sentence de Jésus, en est la première station. Le Rédempteur est abandonné aux Juifs par l’autorité du gouverneur. Les soldats s’emparent de lui et l’emmènent hors de la cour du Prétoire. Ils lui enlèvent le manteau de pourpre, et le revêtent de ses vêtements qu’ils lui avaient ôtés pour le flageller ; enfin ils chargent la croix sur ses épaules déchirées. Le lieu  où le nouvel Isaac reçut ainsi le bois de son sacrifice est désigné comme la seconde station. La troupe des soldats, renforcée des exécuteurs, des princes des prêtres, des docteurs de la loi, d’un peuple immense, se met en marche. Jésus s’avance sous le fardeau de sa croix ; mais bientôt, épuisé par le sang qu’il a perdu et par les souffrances de tout genre, il ne peut plus se soutenir, et tombant une première fois, il marque par sa chute la troisième station.

Les soldats relèvent avec brutalité le divin captif qui succombait plus encore sous le poids de nos péchés que sous celui de l’instrument de son supplice. Il vient de reprendre sa marche chancelante, lorsque tout à coup sa mère éplorée se présente à ses regards. La femme forte, dont l’amour maternel est invincible, s’est rendue sur le passage de son fils, elle veut le voir, le suivre, s’attacher à lui, jusqu'à ce qu’il expire. Sa douleur est au-dessus de toute parole humaine ; les inquiétudes de ces derniers jours ont déjà épuisé ses forces ; toutes les souffrances de son fils lui ont été divinement manifestées ; elle s’y est associée, et elle les a toutes endurées une à une. Mais elle ne peut plus demeurer loin du regard des hommes, le sacrifice avance dans son cours, la consommation est proche ; il lui faut être avec son fils, et rien ne la pourrait retenir en ce moment. La fidèle Madeleine est près d’elle, noyée dans ses pleurs ; Jean, Marie mère de Jacques avec Salomé, l’accompagnent aussi ; ils pleurent sur leur maître ; mais elle, c’est sur son fils qu’elle pleure. Jésus la voit et il n’est pas en son pouvoir de la consoler, car tout ceci n’est encore que le commencement des douleurs. Le sentiment des angoisses qu’éprouve en ce moment le cœur de la plus tendre des mères vient oppresser d’un nouveau poids le cœur du plus aimant des fils. Les bourreaux n’accorderont pas un moment de retard dans la marche, en faveur de cette mère d’un condamné ; elle peut se traîner, si elle le veut à la suite du funeste convoi ; c’est beaucoup pour eux qu’ils ne la repoussent pas ; mais la rencontre de Jésus et de Marie sur le chemin du Calvaire désignera pour jamais la quatrième station.

La route est longue encore ; car, selon la loi, les criminels devaient subir leur supplice hors des portes de la ville. Les juifs en sont à craindre que la victime n’expire avant d’être arrivée au lieu du sacrifice. Un homme qui revenait de la campagne, nommé Simon de Cyrène, rencontre le douloureux cortège ; on l’arrête, et, par un sentiment cruellement humain envers Jésus, on oblige cet homme à partager avec lui l’honneur et la fatigue de porter l’instrument du salut du monde. Cette rencontre de Jésus avec Simon de Cyrène consacre la cinquième station.

À quelques pas de là, un incident inattendu vient frapper d’étonnement et de stupeur jusqu'aux bourreaux eux-mêmes. Une femme fend la foule, écarte les soldats et se précipite jusqu'auprès du Sauveur. Elle tient entre ses mains son voile qu’elle a détaché, et elle en essuie d’une main tremblante le visage de Jésus, que le sang, la sueur et les crachats avaient rendu méconnaissable. Elle l’a reconnu cependant, parce qu’elle l’a aimé ; et elle n’a pas craint d’exposer sa vie pour lui offrir ce léger soulagement. Son amour sera récompensé : la face du Rédempteur, empreinte par miracle sur ce voile, en fera désormais son plus cher trésor ; et elle aura eu la gloire de désigner, par son acte courageux, la sixième station de la Voie douloureuse.

Cependant les forces de Jésus s’épuisent de plus en plus, à mesure que l’on approche du terme fatal. Une subite défaillance abat une seconde fois la victime, et marque la septième station. Jésus est bientôt relevé avec violence par les soldats, et se traîne de nouveau sur le sentier arrosé de son sang. Tant d’indignes traitements excitent des cris et des lamentations dans un groupe de femmes qui, émues de compassion pour le Sauveur, s’étaient mises à la suite des soldats et avaient bravé leurs insultes. Jésus touché de l’intérêt courageux de ces femmes qui, dans la faiblesse de leur sexe, montraient plus de grandeur d’âme que le peuple entier de Jérusalem, leur adresse un regard de bonté, et reprenant toute la dignité de son langage de prophète, il leur annonce, en présence des princes des prêtres et des docteurs de la loi, l’épouvantable châtiment qui suivra bientôt l’attentat dont elles sont témoins et qu’elles déplorent avec tant de larmes. « Filles de Jérusalem, leur dit-il, à cet endroit même qui est compte pour la huitième station, filles de Jérusalem ! Ce n’est pas sur moi qu’il faut pleurer ; c’est sur vous et sur vos enfants ; car il viendra des jours où l’on dira : Heureuses les stériles, et les entrailles qui n’ont point porté, et les mamelles qui n’ont point allaité ! Alors ils diront aux montagnes : Tombez sur nous ; et aux collines : Couvrez-nous ; mais si l’on traite ainsi le bois vert aujourd'hui, comment alors sera traité le bois sec ? » (Luc. 23, 27-31).

Enfin on est arrivé au pied de la colline du Calvaire, et Jésus doit encore la gravir avant d’arriver au lieu de son sacrifice. Une troisième fois son extrême fatigue le renverse sur la terre, et sanctifie la place où les fidèles vénéreront la neuvième station. La soldatesque barbare intervient encore pour faire reprendre à Jésus sa marche pénible, et après bien des coups, il parvient enfin au sommet de ce monticule qui doit servir d’autel au plus sacré et au plus puissant de tous les holocaustes. Les bourreaux s’emparent de la croix et vont l’étendre sur la terre, en attendant qu’ils y attachent la victime. Auparavant, selon l’usage des Romains, qui était aussi pratiqué par les Juifs, on offre Jésus une coupe qui contenait du vin mêlé de myrrhe. Ce breuvage qui avait l’amertume du fiel, était un narcotique destiné à engourdir jusqu'à un certain point les sens du patient, et à diminuer les douleurs de son supplice. Jésus touche an moment de ses lèvres cette potion que la coutume, plutôt que l’humanité, lui faisait offrir ; mais il refuse d’en boire, voulant rester tout entier aux souffrances qu’il a daigné accepter pour le salut des hommes. Alors les bourreaux lui arrachent avec violence ses vêtements collés à ses plaies et s’apprêtent à le conduire au lieu où la croix l’attend. L’endroit du Calvaire où Jésus fut ainsi dépouillé, et où on lui présenta le breuvage amer, est désigné comme la dixième station de la Voie douloureuse. Les neuf premières sont encore visibles dans les rues de Jérusalem, de l’emplacement du Prétoire jusqu'au pied du Calvaire ; mais cette derrière ainsi que les quatre suivantes, sont dans l’intérieur de l’Église du Saint-Sépulcre qui renferme dans sa vaste enceinte le théâtre des dernières scènes de la Passion du Sauveur.

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Méditation sur le 3e mystère douloureux

 

Tirée de L’Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu
de Dom Paul Delatte, osb
 

LE COURONNEMENT D'ÉPINES


Le Seigneur fut abandonné aux soldats romains, rudes et violents, pleins de mépris pour les Juifs. Les ordres de Pilate furent dépassés. Lorsque les Juifs infligeaient la flagellation, ils s’arrêtaient, par scrupule, au trente-neuvième coup de verges : il n’est aucunement probable que les soldats aient respecté cette coutume juive. Puis, lorsque ce fut fini, il y eut une répétition de la scène de la nuit. Dans l’atrium du prétoire, les gardes convoquèrent toute la cohorte, tous les cama rades qui se trouvaient dans la région. Maintes fois, ils avaient dû réprimer les séditions populaires provoquées par des chefs de bandes. On leur livrait aujourd'hui un homme réputé séditieux et se disant lui-même le roi des Juifs : tourner en dérision cette royauté, c’était tout à la fois couvrir de ridicule et la nation et son prétendu monarque. Et puis, ce roi des Juifs qu’ils tenaient en leurs mains, avait grand air ; il humiliait, il exaspérait, par sa dignité douce et calme, la brutalité de ceux qui le faisaient souffrir. Quand tout le monde fut réuni, on organisa "une bonne farce", sacrilège sans le savoir, la parodie d’un triomphe.

C’était un roi, et un roi victorieux. On n’avait pas de laurier pour lui : on improvisa une couronne avec des épines entrelacées, et les soldats la lui placèrent violemment sur la tête. Il n’avait pas de sceptre : on prit un roseau qu’on lui mit dans la main droite. Sur ses épaules sanglantes, on jeta un manteau d’écarlate. La robe de pourpre était l’insigne du conquérant au retour de son expédition. Puis une théorie se forma : l’un après l’autre, les soldats vinrent rendre hommage à ce roi de théâtre, ils fléchissaient les genoux et se prosternaient devant lui ; ils disaient : « Salut, roi des Juifs ! » ils lui frappaient la tête avec son sceptre dérisoire ; au lieu de baisers, ils lui donnaient des soufflets et le couvraient de. Crachats.

Au dehors, le peuple s’impatientait ne sachant rien de ce qui s’accomplissait dans le prétoire ; ayant entendu Pilate prononcer l’innocence, il pouvait redouter une évasion ou l’élargissement. Enfin, Pilate reparut, accompagné du Seigneur déchiré, couvert de sang, portant toujours la couronne et la pourpre, n’ayant presque plus figure humaine. Il était difficile d’offrir au peuple ameuté une plus large satisfaction. « Voici, dit Pilate, que je vous l’amène dehors, afin que vous sachiez que je ne trouve en lui nulle cause de condamnation. » Il lui semblait que toute hostilité dût désarmer devant un tel spectacle : « Voilà l’homme ! » ajouta-t-il ; celui qui s’est dit votre roi, celui qui est cause de tout ce mouvement ; voyez ce qu’il est devenu !

Pilate escomptait la pitié de la populace : une fois de plus, il fut déçu. Les princes des prêtres et leurs satellites n’eurent pas plutôt aperçu Jésus que retentit à nouveau la clameur : « Crucifiez ! Crucifiez ! » Pilate n’est vraiment qu’un jouet pour ces Juifs qui le connaissent bien et exploitent son irrésolution. Il proclame encore Jésus innocent, mais ne trouve rien de mieux à faire que de l’abandonner à la fureur de ses ennemis : « Prenez-le vous-mêmes, et crucifiez-le ; car je ne vois en lui rien qui mérite la mort ! » Il l’a dit déjà, presque dans les mêmes termes.

Les chefs de la Synagogue, n’ayant pas réussi à faire prendre au sérieux le titre de "roi des Juifs", invoquent alors un autre grief, celui-là même qui a déterminé la condamnation chez Caïphe : Il s’est dit le Fils de Dieu. Il peut se faire que Jésus soit innocent pour Pilate et pour un Romain ; mais il ne l’est pas pour nous. Nous autres, nous avons une Loi. L’occupation romaine ne l’a pas abolie. Or, d’après cette Loi, il doit mourir (Lév., XXIV, 16), car sa prétention est un blasphème. — Le témoignage des Juifs implique évidemment deux choses : et que le Seigneur s’était déclaré Fils de Dieu à un titre unique, éminent, personnel ; et que la Synagogue en avait été dûment avertie.

Encore que Pilate ne pût mesurer toute la valeur d’un pareil titre, ses perplexités redoublèrent, magis timuit. Jusqu’alors, il avait reconnu dans cette cause bien des caractères extraordinaires ; et voici que, pour augmenter sa terreur, les gens de la Synagogue imputent à Jésus de s’être décerné une origine divine ! Peut-être le gouverneur eut-il un instant le pressenti ment d’être comptable de sa sentence devant l’histoire ; Quel était donc cet homme ? Le Juste de Platon, ou simplement un homme de grande vertu et de haute doctrine ? C’est un jeu redoutable que de porter devant la postérité, par déférence pour la passion d’une multitude, le triste honneur d’avoir été le bourreau d’un innocent : crucifixus sub Pontio Pilato... Prenons nos sécurités, se dit Pilate. Et celui qui, tant de fois, en symbole de sa faiblesse et de son irrésolution, était sorti, était rentré, rentra dans le prétoire une fois encore. Son prisonnier l’y suivit.

Il y a une brusquerie voulue dans la question posée au Seigneur : « D'où êtes-vous ? » Cette soudaineté pouvait surprendre l’accusé, — à moins qu’elle ne fût provoquée par le poids des réflexions secrètes de Pilate. Les religions orientales avaient assez pénétré dans l’empire romain pour que Pilate pût donner une vague signification religieuse à l’assertion : « Il s’est dit le Fils de Dieu. » Quoi qu’il en soit, le Seigneur ne répondit rien. Une réponse directe eût d’ailleurs été inintelligible pour le gouverneur : son âme n’y était nullement préparée. La première partie de son enquête, là où il avait été parlé du royaume de la Vérité, lui avait fourni tout ce qu’il pouvait exiger et comprendre ; et après tout, la marche de la justice ne devait pas être influencée par la question de l’origine du Seigneur. Sur ce point, la Synagogue seule avait titre à être renseignée, et le Seigneur avait répondu au grand-prêtre. Pilate crut reconnaître une part de dédain dans le silence de Jésus, et peut être une critique de ses atermoiements ; il s’irrita. « C’est à moi, maintenant, dit-il, que vous refusez de répondre ? Vous pour riez garder le silence avec tout autre ; mais moi, j’ai le pouvoir souverain. Ignorez-vous que votre sort est dans mes mains ? que, sur une parole de moi, vous pouvez être crucifié, ou élargi ? »

La réponse du Seigneur mérite toute notre attention. Il ne conteste pas le pouvoir de Pilate ; il lui reconnaît même une origine divine ; mais il le soustrait à l’arbitraire et lui définit les limites de sa compétence. Celui qui détient l’autorité détient une force divine, il n’a pas le droit de s’en servir à bon gré : il a le devoir de rechercher l’équité dans toutes les causes qui lui sont déférées, et de prononcer selon la justice : « Vous n’auriez sur moi aucun pouvoir, si cela ne vous eût été donné d’en haut. C’est pourquoi, celui qui me livre à vous se charge d’un plus grand crime. » Deux pouvoirs concouraient en effet à la perte du Seigneur : le pouvoir religieux de la Synagogue, le pouvoir politique de Pilate. En un sens, l’injustice était égale de part et d’autre ; car ils procuraient la mort du Juste, le premier, par haine, le second, par faiblesse ; pourtant, il y avait entre eux une différence considérable. En matière religieuse, l’autorité de Pilate était incompétente, mais non celle de la Synagogue. Anne et Caïphe, avec le sanhédrin, avaient mandat de reconnaître le Messie, et même de le désigner au monde : or, ils se dérobaient à leur devoir ; aussi, à l’iniquité qui leur était commune avec le pouvoir civil, ajoutaient-ils le crime de l’infidélité. Un pouvoir plus étendu constituait, pour la Synagogue, une responsabilité plus redoutable.

Le gouverneur romain comprit ; en partie du moins. Tout cela était dit avec tant de calme, de douceur, de dignité, par ces lèvres meurtries, sans nulle arrogance, avec l’accent de la sérénité. Dès lors, observe l’évangéliste, Pilate ne chercha plus qu’à délivrer Jésus. Malheureusement, les clameurs des Juifs ne se taisaient point ; et lorsqu'il se présenta de nouveau devant la foule, il fut accueilli par cette menace : « Si vous le relâchez, vous n’êtes pas l’ami de César ; car quiconque se fait roi est en opposition avec César ! » Enfin ils ont visé juste. La perspective d’une ambassade juive s’en allant dénoncer à Tibère le gouverneur qui avait ménagé une royauté naissante ; la crainte d’être accusé de lèse-majesté impériale, de perdre la faveur du maître, et le pouvoir, et peut-être davantage encore : tous ces considérants serviles triomphent des hésitations précédentes. Pilate ne supporté pas un instant la pensée d’un écroulement de sa fortune. Il sacrifiera donc le Seigneur ; et il perdra néanmoins ; quelques années plus tard, l’amitié de César ; il finira par le suicide, après avoir peut-être repensé parfois à cette conversation et à son mystérieux interlocuteur.

L’enquête est terminée ; voici les derniers préparatifs du jugement lui-même. Nous savons combien les Romains étaient stricts observateurs des rites et des formes Solennelles de leurs actes publics. Pilate prit place à son tribunal, dans la cour extérieure du prétoire, au lieu appelé en grec Lithostrotos (cour dallée), et en araméen Gabbatha, c’est-à-dire lieu élevé : les fouilles récentes en ont retrouvé remplacement. C’était le jour de la Parascève pascale, vers midi. Pilate résuma en quelque sorte les débats et, non sans ironie, dit aux Juifs : « Voici votre roi ! » Mais des cris violents retentirent : « À bas, à bas ! Crucifiez-le ! — Moi, reprit Pilate, crucifier votre roi ? » Il était étrange en effet que des Juifs fissent pression sur un pouvoir étranger pour obtenir la mort d’un Juif, d’un Juif qui se disait leur roi, et de qui c’était là tout le crime... Mais à cette réflexion du juge romain, à cet appel suprême en faveur du bon sens et de l’équité, les princes des prêtres se hâtent de répondre : « Nous n’avons d’autre roi que César ! » Longtemps, la gloire de ce peuple avait été de ne reconnaître d’autre roi que Dieu : Beatus populus cujus Dominus Deus ejus (Ps., CXLIII, 15) ! La protestation des pontifes n’est donc pas exempte de blasphème. Pourtant, elle est surtout mensongère. Car la nation juive, dans son ensemble, et si l’on excepte les opportunistes et les politiques, ralliés au pouvoir actuel, demeurait frémissante sous une domination qu’elle regardait connue un long sacrilège. Mais la riposte des sanhédrites ne veut que rappeler à Pilate le danger qu’il y aurait pour lui à prendre parti tout à la fois contre César et contre la Synagogue, — contre la Synagogue qui, dans le cas présent, se rencontrait avec César. L’effort d’intimidation se poursuit.

Voyant qu’il ne gagnait rien et que toutes ses tentatives n’aboutissaient qu’à accroître le tumulte, Pilate se fit apporter de l’eau, et, devant tous, se lava les mains en disant : « Je suis innocent du sang de ce juste. Cela vous regarde ! » Il renvoyait aux Juifs la responsabilité du meurtre. Et tout le peuple l’accepta dans un élan sauvage : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ! » La malédiction dure depuis vingt siècles.

Il ne restait plus au gouverneur qu’à écrire sur ses tablettes et à prononcer la sentence juridique : « Il sera crucifié. » La populace était satisfaite : on lui accordait la grâce de Barabbas, l’homicide et le séditieux, et on lui livrait Jésus. Déjà le Sauveur avait subi la flagellation, prélude habituel du crucifiement : la sainte victime était prête.

 

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Méditation sur le 2e mystère douloureux

 

Tirée de L’Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu
de Dom Paul Delatte, osb
 

LA FLAGELLATION

Par un calcul de commisération qui sera aussi déjoué, Pilate rappelle l’usage établi qu’à la fête de Pâque et à l’occasion de la grande solennité, on donne amnistie à un coupable de droit commun, au choix du peuple. La foule venait de monter vers son tribunal pour exiger la faveur accoutumée. Il y avait alors dans les prisons un malfaiteur notoire nommé Barabbas. Au cours d’une émeute récente, à Jérusalem, il avait commis un meurtre. « Lequel des deux voulez-vous que je vous relâche ? demanda Pilate : Barabbas, ou Jésus qu’on appelle Christ ? Voulez-vous que je vous rende le roi des Juif s ? » C’est le nom que Pilate lui donnera désormais, et avec une persévérance singulière. Il espérait tirer parti de la popularité du Seigneur pour l’arracher aux mains des prêtres, car il se rendait compte, notent les évangélistes, que l’envie seule les avait poussés à le livrer. Mais les sanhédrites font bonne garde. Mêlés à cette foule mobile, ils la travaillent et l’excitent en hâte, lui persuadant de réclamer plutôt l’élargissement de Barabbas.

Saint Matthieu intercale ici un incident : pendant que Pilate se tenait assis à son tribunal, sa femme lui fit dire : « Qu’il n’y ait rien entre vous et ce juste (c’est-à-dire ne vous prêtez pas aux manœuvres des Juifs, ne vous chargez pas d’une lourde responsabilité) ; car je viens d’être très tourmentée en rêve ; à son sujet. » C’est Dieu lui-même qui, sous cette forme, encourageait Pilate à suivre sa conscience. Une seconde fois, le gouverneur interroge la foule, qui crie : Barabbas ! « Que voulez-vous donc que je fasse du roi des Juifs ? » Il ne sait que faire du Seigneur ; mais on lui fournit la solution : « Eh bien ! Mettez-le en croix ! Crucifiez-le ! — Mais enfin, reprend Pilate, quel mal a-t-il fait ? » Alors, les clameurs furieuses, redoublent : « Crucifiez-le ! » Et Pilate se décide à décréter la flagellation. Ce supplice précédait habituellement la peine capitale, mais nous voyons bien, en saint Jean, que la flagellation, ici, devança même la sentence. Il faut satisfaire la haine ; aux dépens de l’innocence : cela s’appelle, chez les politiques, une combinaison ! Ce n’est jamais qu’injustice, lâcheté, maladresse. Mais les écrivains sacrés se bornent à relater les faits, sans commentaire, sans rien qui trahisse leur émotion ni leur douleur. « Le style de l’Évangile est admirable en tant de manières, dit Pascal, et entre autres en ne mettant jamais aucune invective contre les bourreaux et les ennemis de Jésus-Christ, car il n’y en a aucune des historiens contre Judas, Pilate, ni aucun des Juifs. »

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La méditation de Dom Delatte sur la flagellation étant très courte, voici la narration de cette flagellation d’après les révélations de la bienheureuse Anne-Catherine Emmerich. Ces révélations n’ont pas été reconnues par l’Église,  mais elles sont mentionnées dans l’acte de béatification par le pape Jean-Paul II en 2004 : elles ne contiennent donc pas d’erreurs graves et peuvent servir à notre méditation.

1) FLAGELLATION DE JÉSUS

Pilate, ce juge lâche et irrésolu, avait fait entendre plusieurs fois ces paroles pleines de déraison : « Je ne trouve point de crime en lui : c'est pourquoi je vais le faire flageller et ensuite le mettre en liberté. » Les Juifs, de leur côté, continuaient de crier : « Crucifiez-le ! Crucifiez-le ! » Toutefois Pilate voulut encore essayer de faire prévaloir sa volonté, et il ordonna de flageller Jésus à la manière des Romains. Alors les archers, frappant et poussant Jésus avec leurs bâtons, le conduisirent sur le forum à travers les flots tumultueux d'une populace furieuse. Au nord du palais de Pilate, à peu de distance du corps de garde, se trouvait, en avant d'une des halles qui entouraient le marché, une colonne où se faisaient les flagellations. Les exécuteurs vinrent avec des fouets, des verges et des cordes, qu'ils jetèrent au pied de la colonne. C'étaient six hommes bruns, plus petits que Jésus, aux cheveux crépus et hérissés, à la barbe courte et peu fournie. Ils portaient pour tout vêtement une ceinture autour du corps, de méchantes sandales et une pièce de cuir, ou de je ne sais quelle mauvaise étoffe ouverte sur les côtés comme un scapulaire et couvrant la poitrine et le dos ; ils avaient les bras nus. C'étaient des malfaiteurs des frontières de l'Égypte, condamnés pour leurs crimes à travailler aux canaux et aux édifices publics, et dont les plus méchants et les plus il nobles remplissaient les fonctions d'exécuteurs dans le prétoire. Ces hommes cruels avaient déjà attaché à cette même colonne et fouetté jusqu'à la mort de pauvres condamnés. Ils ressemblaient à des bêtes sauvages ou à des démons, et paraissaient à moitié ivres. Ils frappèrent le Sauveur à coups de poing, le traînèrent avec leurs cordes, quoiqu'il se laissât conduire sans résistance, et l'attachèrent brutalement à la colonne. Cette colonne était tout à fait isolée et ne servait de support à aucun édifice. Elle n'était pas très élevée, car un homme de haute taille aurait pu' en étendant le bras, en atteindre la partie supérieure qui était arrondie et pourvue d'un anneau de fer. Par derrière. A la moitié de sa hauteur se trouvaient encore des anneaux ou des crochets. On ne saurait exprimer avec quelle barbarie ces chiens furieux traitèrent Jésus en le conduisant là ; ils lui arrachèrent le manteau dérisoire d'Hérode, et le jetèrent presque par terre. Jésus tremblait et frissonnait devant la colonne. Quoique se soutenant à peine, il se hâta d'ôter lui-même ses habits avec ses mains enflées et sanglantes. Pendant qu'ils le frappaient et le poussaient, il pria de la manière la plus touchante, et tourna la tête un instant vers sa mère, qui se tenait, navrée de douleur, dans le coin d'une des salles du marché, et, comme il lui fallut ôter jusqu'au linge qui ceignait ses reins, il dit en se tournant vers la colonne pour cacher sa nudité : « Détournez vos yeux de moi. » Je ne sais s'il prononça ces paroles ou s'il les dit intérieurement, mais je vis que Marie l'entendit : car, au même instant, elle tomba sans connaissance dans les bras des saintes femmes qui l'entouraient. Jésus embrassa la colonne ; les archers lièrent ses mains élevées en l'air derrière l'anneau de fer qui y était figé, et tendirent tellement ses bras en haut, que ses pieds, attachés fortement au bas de la colonne, touchaient à peine la terre. Le Saint des Saints, dans sa nudité humaine fut ainsi étendu avec violence sur la colonne des malfaiteurs, et deux de ces furieux, altérés de son sang, commencèrent à flageller son corps sacré de la tête aux pieds. Les premières verges dont ils se servirent semblaient de bois blanc très dur ; peut-être aussi étaient ce des nerfs de bœuf ou de fortes lanières de cuir blanc.

Notre Sauveur, le Fils de Dieu, vrai Dieu et vrai homme, frémissait et se tordait comme un ver sous les coups de ces misérables ; ses gémissements doux et clairs se faisaient entendre comme une prière affectueuse sous la bruit des verges de ses bourreaux. De temps en temps, le cri du peuple et des Pharisiens venait comme une sombra nuée d'orage étouffer et emporter ces plaintes douloureuses et pleines de bénédictions ; on criait : « Faites-le mourir ! Crucifiez-le ! » Car Pilate était encore en pourparlers avec le peuple ; et quand il voulait faire entendre quelques paroles au milieu du tumulte populaire, une trompette sonnait pour demander un instant de silence. Alors on entendait de nouveau le bruit des rouets, les sanglots de Jésus, les imprécations des archers et le bêlement des agneaux de Pâques, qu'on lavait à peu de distance, dans la piscine des Brebis. Quand ils étaient lavés, on les portait, la bouche enveloppée, jusqu'au chemin qui menait au Temple, afin qu'ils ne se salissent pas de nouveau, puis on les conduisait à l'extérieur vers la partie occidental où ils étaient encore soumis à une ablution rituelle. Ce bêlement avait quelque chose de singulièrement touchant. C'étaient les seules voix à s'unir aux gémissements du Sauveur.

Le peuple juif se tenait à quelque distance du lieu de la flagellation. Les soldats romains étaient postés en différents endroits et surtout du côté du corps de garde. Beaucoup de gens de la populace allaient et venaient, silencieux ou l'insulte à la bouche ; quelques-uns se sentirent touchés, et il semblait qu'un rayon partant de Jésus les frappait. Je vis d'infâmes jeunes gens presque nus, qui préparaient des verges fraîches près du corps de garde, d'autres allaient chercher des branches d'épine. Quelques archers des Princes des Prêtres s'étaient mis en rapport avec les bourreaux, et leur donnaient de l'argent. On leur apporta aussi une cruche pleine d'un épais breuvage rouge, dont ils burent jusqu'à s'enivrer. Au bout d'un quart d'heure, les deux bourreaux qui flagellaient Jésus furent remplacés par deux autres. Le corps du Sauveur était couvert de taches noires, bleues et rouges, et son sang coulait par terre ; Il tremblait et son corps était agité de mouvements convulsifs. Les injures et les moqueries se faisaient entendre de tous côtés.

Il avait fait froid cette nuit ; depuis le matin jusqu'à présent, le ciel était resté couvert : par intervalles, il tombait un peu de grêle, au grand étonnement du peuple. Vers midi, le ciel s'éclaircit et le soleil brilla.

Le second couple de bourreaux tomba avec une nouvelle rage sur Jésus ; ils avaient une autre espèce de baguettes ; s'étaient comme des bâtons d'épines avec des nœuds et des pointes. Leurs coups déchirèrent tout le corps de Jésus ; son sang jaillit à quelque distance, et leurs bras en étaient arrosés. Jésus gémissait, priait et tremblait. Plusieurs étrangers passèrent dans le forum sur des chameaux, et regardèrent avec effroi et avec tristesse, lorsque le peuple leur expliqua ce qui se passait. C'étaient des voyageurs, dont quelques-uns avaient reçu le baptême de Jean ou entendu les sermons de Jésus sur la montagne. Le tumulte et les cris ne cessaient pas près de la maison de Pilate.

De nouveaux bourreaux frappèrent Jésus avec des fouets : c'étaient des lanières, au bout desquelles étaient des crochets de fer qui enlevaient des morceaux de chair à chaque coup. Hélas ! Qui pourrait rendre ce terrible et douloureux spectacle ? Leur rage n'était pourtant pas encore satisfaite : ils délièrent Jésus et l'attachèrent de nouveau, le des tourné à la colonne. Comme il ne pouvait plus se soutenir, ils lui passèrent des cordes sur la poitrine, sous les bras et au-dessous des genoux, et attachèrent aussi ses mains derrière la colonne. Tout son corps se contractait douloureusement : il était couvert de sang et de plaies. Alors ils fondirent de nouveau sur lui comme des chiens furieux. L'un d'eux tenait une verge plus déliée, dont il frappait son visage. Le corps du Sauveur n'était plus qu'une plaie ; il regardait ses bourreaux avec ses yeux pleins de sang, et semblait demander merci ; mais leur rage redoublait, et les gémissements de Jésus devenaient de plus en plus faibles.

L'horrible flagellation avait duré près de trois quarts d'heure, lorsqu'un étranger de la classe inférieure, parent de l'aveugle Ctésiphon guéri par Jésus, se précipita vers le derrière de la colonne avec un couteau en forme de faucille ; il cria d'une voir indignée : « Arrêtez ! Ne frappez pas cet innocent jusqu'à le faire mourir ! » Les bourreaux, qui étaient ivres, s'arrêtèrent, étonnés ; il coupa rapidement les cordes assujetties derrière la colonne qui retenaient Jésus, puis il s'enfuit et se perdit dans la foule. Jésus tomba presque sans connaissance au pied de la colonne sur la terre toute baignée de son sang. Les exécuteurs le laissèrent là, s'en allèrent boire, et appelèrent des valets de bourreau, qui étaient occupés dans le corps de garde à tresser la couronne d'épines.

Comme Jésus, couvert de plaies saignantes, s'agitait convulsivement au pied de la colonne, je vis quelques filles perdues, à l'air effronté, s'approcher de lui en se tenant par les mains. Elles s'arrêtèrent un moment et le regardèrent avec dégoût. Dans ce moment, la douleur de ses blessures redoubla et il leva vers elles sa face meurtrie. Elles s'éloignèrent et les soldats et les archers leur adressèrent en riant des paroles indécentes.

Je vis à plusieurs reprises, pendant la flagellation, des anges en pleurs entourer Jésus, et j'entendis sa prière pour nos péchés, qui montait constamment vers son Père au milieu de la grêle de coups qui tombait sur lui. Pendant qu'il était étendu dans son sang au pied de la colonne, je vis un ange lui présenter quelque chose de lumineux qui lui rendit des forces. Les archers revinrent et le frappèrent avec leurs pieds et Leurs bâtons, lui disant de se relever parce qu'ils n'en avaient pas fini avec ce roi. Jésus voulut prendre sa ceinture qui était à quelque distance : alors ces misérables le poussèrent avec le pied de côté et d'autre, en sorte que le pauvre Jésus fut obligé de se traîner péniblement sur le sol, dans sa nudité sanglante, comme un ver à moitié écrasé, pour pouvoir atteindre sa ceinture et en couvrir ses reins déchires. Quand ils l'eurent remis sur ses jambes tremblantes, ils ne lui laissèrent pas le temps de remettre sa robe, qu'ils jetèrent seulement sur ses épaules nues, et avec laquelle il essuya le sang qui coulait sur son visage, pendant qu'ils le conduisaient en hâte au corps de garde, en lui faisait faire un détour. Ils auraient pu s'y rendre plus directement parce que les halles et le bâtiment qui était en face du forum étaient ouverts, en sorte qu'on pouvait voir le passage sous lequel les deux larrons et Barabbas étaient emprisonnés ; mais ils le conduisirent devant le lieu où siégeaient les Princes des Prêtres qui s'écrièrent : « Qu'on le fasse mourir ! Qu'on le fasse mourir ! » et ce détournèrent avec dégoût. Puis ils le menèrent dans la cour intérieure du corps de garde. Lorsque Jésus entra, il n'y avait pas de soldats, mais des esclaves, des archers, des goujats, enfin le rebut de la population.

Comme le peuple était dans une grande agitation, Pilate avait fait venir un renfort de garnison romaine de la citadelle Antonia. Ces troupes, rangées en bon ordre, entouraient le corps de garde. Elles pouvaient parler, rire et se moquer de Jésus ; mais il leur était interdit de quitter leurs rangs. Pilate voulait par-là tenir le peuple en respect. Il y avait bien un millier d'hommes.

2) MARIE PENDANT LA FLAGELLATION DE JÉSUS

Je vis la sainte Vierge en extase continuelle pendant la flagellation de notre divin Rédempteur ; elle vit et souffrit intérieurement avec un amour et une douleur indicibles tout ce que souffrait son fils. Souvent de faibles gémissements sortaient de sa bouche ; ses yeux étaient rouges de larmes. Elle était voilée et étendue dans les bras de Marie d'Héli, sa sœur aînée(1), qui était déjà vieille et ressemblait beaucoup à Anne, leur Mère. Marie de Cléophas, fille de Marie d'Héli était aussi la et se tenait presque toujours au bras de sa mère. Les saintes amies de Marie et de Jésus étaient voilées, tremblantes de douleur et d'inquiétude, serrées autour de la sainte Vierge, et poussant de faibles gémissements comme si elles eussent attendu leur propre sentence de mort. Marie avait une longue robe blanche et par-dessus un grand manteau de laine blanche avec un voile d'un blanc approchant du jaune. Madeleine était bouleversée et terrassé par la douleur, ses cheveux étaient épars sous son voile.

Lorsque Jésus, après la Flagellation, tomba au pied de la colonne, je vis Claudia Procle, la femme de Pilate, envoyer à la mère de Dieu de grandes pièces de toile. Je ne sais si elle croyait que Jésus serait délivré et que cette toile serait nécessaire à sa mère pour panser ses blessures, ou si la païenne compatissante savait l'usage auquel la sainte Vierge emploierait son présent. Marie, revenue à elle, vit son fils tout déchiré conduit par les archers : il essuya ses yeux pleins de sang pour regarder sa mère. Elle étendit les mains vers lui et suivit des yeux la trace sanglante de ses pieds. Je vis bientôt Marie et Madeleine, comme le peuple se portait d'un autre côté, s'approcher de la place où Jésus avait été flagellé : cachées par les autres saintes femmes et par quelques personnes bien intentionnées qui les entouraient elles se prosternèrent à terre près de la colonne, et essuyèrent partout le sang sacré de Jésus avec les linges qu'avait envoyés Claudia Procle. Jean n'était pas en ce moment près des saintes femmes, qui étaient à peu près au nombre de vingt. Le fils de Siméon, celui de Véronique, celui d'Obed, Aram et Themni, neveu d'Arimathie, étaient occupés dans le Temple, pleins de tristesse et d'angoisse. Il était environ neuf heures du matin lorsque finit la flagellation.

Note 1 : Marie d'Héli est souvent mentionnée dans ce récit. D'après l'ensemble des visions de la sœur sur la sainte Famille, celle-ci était fille de Joachim et d'Anne, née près de vingt ans avant la sainte Vierge. Elle n'était pas l'enfant de la promesse et elle est distinguée des autres Marie par le nom de Marie d'Héli, parce qu'elle était fille de Joachim ou Heliachim. Son mari s'appelait Cléophas et sa fille Marie de Cléophas. Celle-ci, nièce de la sainte Vierge, était pourtant plus âgée qu'elle. Son premier mari s'appelait Alphée : les fils qu'elle avait eus de celui-ci étaient les apôtres Simon, Jacques-le-Mineur et Jude Thaddée. Elle avait en de Sabas, son second mari, Joseph Barsabas, et d'un troisième mariage avec un certain Jonas, Siméon, qui fut évêque de Jérusalem.

 

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Méditation sur le 1er mystère douloureux

 Tirée de L'Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu
de Dom Paul Delatte, osb


L'agonie de Jésus au jardin des oliviers

 

Il nous semble qu’on peut distinguer dans la Passion trois phases : la douleur, l’humiliation, la souffrance. Sans doute, il y eut de la souffrance dans la période que nous appelons de l’humiliation ; et la douleur, c’est-à-dire la peine de l’âme et l’angoisse du cœur, a duré jusqu’aux derniers moments ; mais ce nous est une loi de caractériser des époques par l’élément qui y prédomine et en fait la physionomie, encore qu’il ne soit pas exclusif.

Après avoir récité l’hymne d’action de grâces qui suivait la Cène, et s’être entretenu longuement avec les apôtres, le Seigneur sort du Cénacle. En compagnie des onze disciples fidèles, il se dirige vers le jardin de Gethsémani, à l’est de Jérusalem, sur les pentes occidentales de la montagne des Oliviers. Il fallait, pour s’y rendre, sortir de la ville et traverser le ravin du Cédron, à la hauteur du temple. Ce jardin était une retraite familière au Seigneur et aux apôtres, connue par conséquent du traître lui-même. Laissant à l'entrée huit de ses disciples, le Seigneur leur dit : « Asseyez-vous ici, pendant que j’irai là-bas pour prier. » Il prend avec lui les trois privilégiés, jadis témoins de la Transfiguration : Pierre et les fils de Zébédée, Jacques et Jean. Dès lors, l’agonie commence, avec ses terreurs et son accablement. Et il leur dit : « Mon âme est triste jusqu’à la mort. Demeurez ici, et veillez avec moi. » Puis il s’avance encore de quelques pas, à la distance d’un jet de pierre environ ; et, tombant à genoux, prosterné la face contre terre, il prie et demande à son Père que, s’il est possible, cette heure s’éloigne de lui.

Rappelons-nous ce que nous avons dit souvent de la réalité de la nature humaine de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Jamais il n’y eut instrument de souffrance aussi délicat. Et à cette heure, il porte, devant la redoutable justice de Dieu, le fardeau de tous les crimes du monde ; selon la doctrine de saint Paul : « Celui qui ne connaissait pas le péché, a été fait pour nous péché et malédiction » (II Cor., V, 21 ; Col., III, 13). Il est broyé sous ce poids de honte. Les trois synoptiques nous ont conservé les termes mêmes de sa prière : « Abba, Père ! Mon Père ! Tout vous est possible : éloignez de moi ce calice. Et cependant, non ce que je veux, mais ce que vous voulez, vous ! » C’est l’homme qui parle, avec sa volonté sensible, frémissante, mais toujours gouvernée par sa volonté raisonnable, laquelle adhère pleinement à la volonté de Dieu.

Une heure s’écoule. Jésus revient vers les trois disciples : ils dormaient. Et il dit à Pierre : « Vous dormez, Simon ! Vous n’avez pu veiller une heure avec moi ? Veillez et priez, afin de ne pas entrer en tentation ; car l’esprit est prompt, mais la chair est faible. » L’esprit, c’est l’âme, la volonté, avec ses enthousiasmes faciles : les apôtres, et surtout Simon Pierre, expérimenteront bientôt tristement combien fragile est la chair. Une seconde fois, le Seigneur se retire pour prier. La supplication est la même, jaillissant du même fond de détresse, s’adressant au même Dieu et Père. Pourtant, elle laisse pressentir que la décision divine est sans appel, et l’acceptation du Fils devient absolue : « Mon Père, si ce calice ne peut s’éloigner sans que je le boive, que votre volonté soit faite. » Puis, il revient près des apôtres, qu’il trouve encore appesantis de sommeil, accablés de tristesse, dit saint Luc. Leurs paupières sont lourdes, et, dans leur confusion, ils ne savent que répondre. Nulle consolation ne devait venir au Seigneur de l’affection humaine : Torcular calcavi solus. Mais lorsqu’il le fut retiré à l’écart, redisant toujours la même prière, avec plus d’instance et de tendresse, un ange du ciel descendit pour le conforter mystérieusement. La douleur, cependant, ne fut pas diminuée : car du visage et des membres sacrés s’échappaient et tombaient jusqu’à terre les grosses gouttes d’une sueur de sang, comme si l’écrasant fardeau du péché eût exprimé sa vie.

Le Seigneur rejoignit ensuite les disciples et leur dit : « Dormez maintenant, et reposez-vous. » On a cru quelquefois à l’ironie de ces paroles ; il est mieux d’y entendre une invitation réelle adressée par le Seigneur aux apôtres. Il leur permet de continuer leur sommeil. Bientôt, un bruit de pas se fait entendre. « Il suffit ! dit le Seigneur. L’heure est venue : le Fils de l’homme va être livré aux mains des pécheurs. Levez-vous ! Celui qui me trahit s’approche. »

Le Seigneur parlait encore lorsqu’une troupe armée pénétra dans le jardin. Soudoyée par les princes des prêtres, les scribes et les anciens du peuple, c’est-à-dire par le sanhédrin, elle se composait surtout de gardiens du temple, de serviteurs employés aux bas offices ; mais le texte de saint Jean (XVIII, 12) nous apprend qu’elle était appuyée d’un groupe de soldats romains, commandés par un tribun ou par un officier subalterne : il y avait une apparence de régularité dans cette intervention de la force publique. Saint Luc (XXII, 52) signale la présence de quelques scribes et prêtres, venus en curieux ; une bande confuse, avec des torches, des lanternes, des glaives, des bâtons. Il était environ une heure du matin ; la lune était pleine, la nuit claire ; mais il existait peut-être dans le jardin des retraites bâties ou des cavernes naturelles, où le Seigneur aurait pu chercher un abri : toutes précautions étaient prises pour l’y découvrir. Judas marchait devant. Le traître était convenu de ce signal avec les gardes : « Celui que j’embrasserai, c’est lui : saisissez-le, et emmenez-le avec précaution. » Pressant le pas, il vint droit à Jésus, le salua comme à l’ordinaire du nom de Rabbi et l’embrassa longuement. « Mon ami, dit le Seigneur, c’est pour cela que vous êtes venu ?... Judas ! C’est donc par un baiser que vous trahissez le Fils de l’homme ! »

La troupe était demeurée, semble-t-il, à quelque distance. Le Seigneur lui épargne toute hésitation. Il se dérobe quand on veut faire de lui un roi, mais il s’offre de lui-même lorsque la haine veut s’emparer de sa personne. Il sait ce qui l’attend ; et, se présentant en pleine lumière, il dit aux soldats : « Qui cherchez-vous ?— Jésus de Nazareth ! » répondent-ils. Beaucoup peut-être ne le connaissaient pas. Ils ne savaient que la consigne, qui était d’arrêter Jésus de Nazareth. « C’est moi », dit le Seigneur. La majesté tranquille du Fils de Dieu, la surprise, une force divine font reculer les assaillants et les jettent à terre, Une seconde fois le Seigneur demande : « Qui cherchez-vous ? — Jésus de Nazareth ! » Les disciples étaient près de lui. En se livrant, le Seigneur qui connaît d’avance et prépare sa solitude qui veut aussi défendre les siens contre l’hostilité juive, use une fois encore de son autorité divine afin de les abriter. « Je suis celui que vous cherchez, dit-il ; laissez donc ceux-ci s’en aller. » C’était, remarque saint Jean, afin que s’accomplît la parole prononcée naguère par le Seigneur : « Je n’ai perdu aucun de ceux que vous m’avez donnés » (XVII, 12). C’était aussi le geste du bon pasteur, éloignant tout danger de ceux qu’il aime (Jn., X, 11 ss).

Cependant la troupe s’était relevée et allait mettre la main sur Jésus, lorsque, du groupe des disciples, quelqu’un s’écria : « Seigneur, si nous nous servions du glaive ? » Et sans attendre la réponse, Simon Pierre (saint Jean seul l’a nommé) dégaina et frappa à l’oreille droite un serviteur du grand-prêtre, nommé Malchus. Mais le Seigneur ne voulait pas de résistance ; il invita l’apôtre à s’en tenir là et lui dit : « Remettez votre glaive au fourreau ; car tous ceux qui prendront le glaive périront par le glaive. Vous ne songez donc pas qu’il me suffirait de prier mon Père pour qu’il m’envoie aussitôt plus de douze légions d’anges ? Mais alors, comment s’accompliraient les Écritures, qui ont prédit ce qui arrive ? Puis-je refuser de boire le calice que me présente mon Père ? » Et touchant l’oreille de Malchus, il la guérit.

Puis, s’adressant à la foule des assaillants et spécialement aux meneurs, prêtres, gardiens du temple et anciens, Jésus leur dit : « Comme pour un brigand, vous êtes venus à moi, avec des glaives et des bâtons ! Chaque jour, je me tenais assis parmi vous, enseignant dans le temple, et vous n’avez pas mis la main sur moi. Mon heure n’était pas venue. Mais maintenant, c’est la vôtre, et celle de la puissance des ténèbres. Tout cela est arrivé afin que fussent accomplies les paroles des prophètes. » La liberté, la souveraineté du Seigneur, la spontanéité de son oblation sont partout visibles, partout affirmées. Les faits se déroulent selon un programme divin déterminé depuis des siècles. C’est alors, sur le congé que le Seigneur leur donne, que les valets juifs et les soldats romains s’emparent de lui et lui lient les mains. Les disciples, si braves et si présomptueux naguère, l’abandonnent et s’enfuient, tous. Cependant, note saint Marc, un jeune homme le suivait, enveloppé Seule- ment d’un drap, c’est-à-dire d’un vêtement de nuit ; on le saisit ; mais, lui, lâchant le drap, s’enfuit nu et leur échappe. Probablement, ce mystérieux jeune homme habitait-il une maison voisine et était-il accouru au bruit. Il n’est pas impossible qu’il s’agisse de saint Marc lui-même.

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