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Méditation pour le 4e mystère douloureux
Tirée de La bienheureuse Passion
de Henri Pourrat
Jésus tombe sous le poids de la croix
Les trompettes de la cavalerie romaine ont sonné. Pilate s'est armé ; il se met en selle. Au milieu de ses cavaliers et à la tête de quelques centaines de soldats, il va parcourir Jérusalem. Il veut s'assurer que l'ordre règne. L'ordre ne doit pas être troublé par cette affaire sans conséquence.
Comme les prêtres anciens embrassaient l'autel qu'ils venaient d'ériger, Jésus a embrassé sa croix, la baisant par trois fois, dit sœur Catherine Emmerich.
— Mais ce qu'elle dit n'est-il pas vision pure ?
Sans prêter un caractère, d'authenticité historique à ces visions, — qui peuvent être inspirées tout en n'ayant pas ce caractère, — pourquoi n'en pas suivre le déroulement, comme celui même de la grande fresque traditionnelle ? Car il y a une tradition, riche de tout un trésor légendaire : celle que rappelaient les processions de Pénitents portant les mystères et les attributs ; aussi les images populaires où, sur un vert chemin en lacet, des cavaliers romains aux saintes femmes s'égrenait le cortège de la Passion. N'a-t-on pas accroché aux murs de l'église les quatorze tableaux qui font voir, autour du Patient, les hommes casqués, les satellites musculeux, les tuniques brunes, les manteaux écarlates, les rocailles du Calvaire, les terrasses de Jérusalem ? Ces estampes du chemin de croix ne sont pas le chemin de la croix. Ce n'est pas de ces imaginations figurées en couleurs que viennent les pensées qui doivent suivre le Christ en sa Passion. Ce n'est pas non plus des gestes montrés, des épisodes retracés par Catherine Emmerich. Tout cela supprimé, le chemin de croix reste. Il est dans ce que disent les évangiles, et l'essentiel de la tradition : il suffit de savoir que. Jésus s'est chargé de sa croix, que sous son poids il est, tombé, qu'il a rencontré sa Mère... Mais on peut désirer voir les choses. Il est permis de s'aider de l'imagier ou de la visionnaire, quand, s'aidant eux-mêmes du trésor commun, ils font lever dans les cœurs des émotions pleines d'oraison et d'amour.
Jésus, donc, aurait baisé sa croix. Puis, agenouillé, il l'a chargée sur lui. Dans son épuisement, il n'arrive pas à la soulever. Ce sont les exécuteurs qui, violemment, d'une saccade, le mettent debout. Mais le pied de la croix labourerait la terre : deux d'entre eux le porteront, relevé par des cordes qu'ils se passent à l'épaule. Quatre autres, par des cordes aussi, tirent sur la chaîne dont ils ont ceinturé le Galiléen.
Un homme va devant, qui à chaque coin de rue sonne de la trompette pour annoncer l'exécution. Viennent les aides, avec les paquets de cordeaux, les paniers d'outils, les coins, les longs clous de fer. Les plus forts avec des perches, des échelles, les fûts des croix destinées aux voleurs. Puis, sur leurs chevaux ou sur leurs ânes, quelques pharisiens, anciens du peuple, princes des prêtres. Puis les condamnés. Mais d'abord un garçon porte à hauteur de sa poitrine la tablette où Pilate a écrit « Jésus de Nazareth, Roi des Juifs » : le titulus qui se porte ainsi devant le condamné ou se pend à son cou pour être ensuite cloué à son gibet. Ce même garçon a sur l'épaule une gaule au bout de laquelle est la couronne d'épines. — Au départ, ils n'en auraient pas coiffé Jésus, se disant que la poutre appuierait là-dessus et qu'il ne lui serait pas possible de porter la croix.
Tout épuisé qu'il est, et il l'est à l'extrême, chancelant, le souffle coupé, il la porte. De la main droite, il soutient ce bois qui l'écrase. De la gauche, il cherche à relever sa large robe ; son manteau, ils l'ont troussé dans sa ceinture.
Halés de même par des cordes, suivent les deux larrons. Sur leur nuque, on a placé la barre de leur croie liant leurs poignets à chaque bout. Ils vont ainsi, tête ployée, mains pendantes. Encadrant les condamnés, il y a des soldats armés de piques. Enfin, derrière eux, demeurent des pharisiens.
Pour éviter d'embarrasser la marche de Pilate, ou bien l'affluence de ceux qui montent au Temple préparer l'immolation de l'agneau, le cortège a pris par une rue détournée. La foule y court ; elle se précipite aussi des ruelles d'alentour. Mais les soldats empêchent les gens de les dépasser et les repoussent. Au long de cette rue sordide, encombrée dans son étroitesse, cela fait tout un grouillant remuement, toute une rumeur d'appels, de rires, d'insultes. Des lucarnes ou des terrasses, les esclaves accourus invectivent le Christ. Ils lui jettent des boulettes de boue, des déchets de légumes. Les enfants eux-mêmes s'en mêlent. Çà et là, s'affairant, ils ramassent des cailloux, en remplissent leurs robes ; ils reviennent les lancer et leurs cailloux, s'ils retombent avant d'atteindre Jésus, roulent jusqu'à ses, pieds, embarrassent ses pas.
Cette rue resserrée, avant d'aller en montant tournerait à main gauche. À cet endroit, s'élargissant, elle serait traversée par un canal souterrain où l'eau dévalerait et tomberait. Là se creuserait un enfoncement changé en mare par les averses. Comme ailleurs dans les rues de Jérusalem, une grosse pierre permettrait d'enjamber le mauvais passage. Mais Jésus n'a plus la force de faire ce pas. Il donne du pied contre la pierre et, entraîné par leurs cordes, il tombe dans le bourbier, tandis qu'à grand fracas la croix s'abat.
Des aides, les uns de plus belle, le tirent de leurs cordes, les autres fondent sur lui. Il ne lui sert à rien d'étendre la main pour quêter un peu d'aide. Attroupés en tumulte, ils l'injurient, ils l'accablent de coups de pied. Le cortège a dû s'arrêter. La fureur de ces hommes fait pleurer de frayeur des enfants et des femmes. « Relevez-le, crient quelques pharisiens du haut de leurs montures, sans quoi il va nous passer entre les mains ! »
Mais avant de le remettre sur pied, et plus violemment encore que tantôt, ils imaginent — ils vont le réveiller ! — de le recoiffer de sa couronne. Après quoi, sur son épaule, ils rechargent la croix. À grand'peine, Jésus doit rejeter vers l'autre épaule sa tête déchirée par les épines. Ainsi ployé, comme déjeté et bousculé, tiraillé par ces hommes, il repart, Lui, le défaillant que tant de plaies tenaillent et qu'ont tailladé les fouets plombés ; sous ces poutres qui l'accablent, il a repris le chemin.
Les uns ont les outils, les clous, les cordes ; les autres les piques ; un autre la tablette écrite par le juge. Ainsi vont-ils portant les accessoires de leur affreuse comédie humaine. Et lui, vidé de toute force, il s'est chargé pour eux tous : il porte la croix, le fardeau même. Sous les coups et les huées, il avance.
Ce serait trop peu de la souffrance : il y faut la haine. Le Sanhédrin, le prétoire, la place publique, la caserne, le bouge ont déjà participé à la Passion. Il y faut la rue, sa fange, ses trognons, ses gamins, ses esclaves. Tout l'enfer humain doit se déchaîner contre le Fils de l'Homme.
J'entends les dires de la foule et la terreur est de tous les côtés… De ceux qui l'accompagnent, ou qui le regardent passer du haut des terrasses, en est-il un seul qui de tel ou tel verset se souvienne ?
Traquons donc le Juste, puisqu'il nous incommode, prétend posséder la connaissance de Dieu, il se dit le Fils Seigneur… Il se vante d'avoir Dieu pour père… Soumettons-le aux outrages et aux tourments, afin de connaître sa résignation et juger de sa patience. Condamnons-le à une moi honteuse, car, selon ce qu'il dit, Dieu aura souci de lui…
Et tout ce grand psaume de Miserere…
Mais les pontifes qui chevauchent derrière les valets ne sont occupés qu'à passer un regard de triomphe sur le cortège. Ce vagabond qui trop souvent en a pris à son aise avec la loi, avec le sabbat, enfin, l'heure est venue où on l'a réduit à rien ! Voilà qu'on le traîne à la potence comme une loque sanglante, entre deux voyous, deux voleurs. Et ce misérable un moment s'est fait prendre pour le Messie, le Roi de Gloire, qui doit venir entouré de tonnerres pour chasser comme de la poussière les légions de Rome…
Aucun de ces scribes, de ces prêtres ne sait voir que plus glorieuse que la gloire est l'humilité, que plus forte que la force est la faiblesse ; et c'est là cependant ce qu'a si bien vu Isaïe (chapitres 52 et 53).
De même que beaucoup à son aspect sont tombés dans la stupeur,
tant il était défiguré, son apparence n'étant plus celle de l'homme,
ni sa face celle des enfants des hommes,
de même il fera tressaillir beaucoup de nations.
Les princes devant lui se couvriront la bouche.
Car ils verront ce qu'on ne leur avait pas dit,
ils apprendront ce qu'ils n'avaient pas entendu.
Ce que nous avons entendu, qui le croira,
et à qui seront-elles révélées, les œuvres du Seigneur ?
Il a poussé ainsi qu'un arbre sans vigueur,
comme un rejet issu d'une terre sans eau ;
il n'avait ni forme ni beauté pour attirer nos yeux,
ni figure qui pût engager notre amour.
Il était méprisé, abandonné des hommes,
un homme de douleurs et fait à la souffrance,
comme ce devant quoi on se voile la face,
ce qu'on rejette sans en faire le moindre cas.
Et voilà que c'est nos maladies qu'il portait,
et que c'est de nos maux qu'il avait pris la charge,
tandis que nous le regardions comme un puni
frappé par le Seigneur dans l'humiliation.
Lui donc, il a été transpercé pour nos fautes,
pour nos iniquités, il a été foulé,
le châtiment de rédemption s'abat sur lui
et nous sommes guéris de par ses meurtrissures.
Nous étions tous errants ainsi que des brebis
chacun de nous suivait un chemin à lui seul,
et c'est sur lui que le Seigneur fait retomber
l'iniquité qui était le fait de nous tous.
On le maltraite ; et lui, toute soumission,
n'ouvre pas seulement la bouche,
comme l'agneau qu'on mène à l'abattoir,
ou la brebis muette devant ceux qui la tondent,
il n'ouvre même pas la bouche.
Ils l'ont ôté du monde par violence et par jugement,
et des hommes de son époque, qui a pensé
qu'il était retranché de la terre des vivants,
que la plaie le frappait pour les péchés du peuple ?
On lui a donné son sépulcre avec les méchants
et dans sa mort il est avec le riche,
alors que l'injustice, il ne l'a pas commise,
et qu'en sa bouche il n'y eut jamais de fraude.
Il a plu au Seigneur de le briser par la souffrance,
mais quand il aura offert sa vie en sacrifice d'expiation,
il donnera naissance à une multitude, il étendra son temps,
en ses mains, le dessein de Dieu prospérera.
Et comme il aura mis en sa vie la souffrance,
il aura la vision et le rassasiement.
Par ce qu'il viendra faire connaître, mon serviteur,
le juste, justifiera beaucoup d'hommes,
et lui se chargera de leurs iniquités.
Voilà pourquoi sa part sera parmi les grands,
il partagera la dépouille avec les forts.
C'est parce qu'à la mort il a livré sa vie,
et parce qu'on l'a mis au rang des malfaiteurs ;
ainsi a-t-il porté les fautes de beaucoup,
ainsi pour les pécheurs il intercédera.
Isaïe, Isaïe, à quoi sert-il d'être prophète, si ceux dont c'est l'état de scruter les prophéties les entendent si peu ?
Celui qu'ils voient, broyé par eux, sanglant dans le vêtement de sa Passion, Isaïe le leur avait pourtant montré en son avènement terrible comme déjà ruisselant du sang de ses ennemis : « Quel est celui qui vient d'Eden et de Bosra dans ses habits teints d'écarlate ? » Qui ? Le juge du dernier jour, dressé dans l'ampleur de sa force comme au-dessus du monde. « C'est moi dont la parole apporte la justice et qui suis tout-puissant pour l'œuvre de salut. — À ta robe, pourquoi du rouge se voit-il, comme à celui qui sort de fouler au pressoir ? — Au pressoir j'ai foulé tout seul et personne d'eux tous n'a été avec moi. »
Mais avant d'être le juge, le vengeur, le Messie est le juste que tout écrase : le défait, qui a pris sur son dos avec sa croix les fautes de tout le peuple, qui vacille et qui tombe.
Pouvait-on imaginer la force, la puissance et la joie ailleurs que dans la joie, la puissance, la force ? Le Christ a promis qu'il les ferait avoir, sans limites, comme la lumière de mars, arrivant, affluant, du fond de l'étendue. Et qu'a-t-il enseigné ? Qu'il fallait se condamner à mort, se renoncer, se charger de sa croix, et marchant sous le faix, de chute en chute, faire le chemin de la faiblesse.
Ils apprendront ce qu'ils n'avaient pas entendu...
Devant cette sagesse qui renverse les sages, rois et nations, de leur main se couvrent la bouche.
Le Livre des Rois, pourtant, les renseignait déjà : L'homme ne sera jamais fort de sa propre force.
Mais l'homme quelquefois se croit un homme fort, comme riche qui tient tout le chemin et nie Dieu dans son cœur. Isaïe l'entend, qui dit à part soi : Je suis et il n'y en a pas d'autre que moi. Dieu lui fera savoir à qui sont la force et la richesse. Il met les puissants à bas de leur trône et il élève les humbles. Il comble de biens les affamés ; et les riches, il les renvoie les mains vides. (Deposuit patentes de sede et exaltavit humiles, Esurientes implevit bonis, et divites dimisit inanes.)
C'est ce que chante la Vierge sainte, lorsque portant le Verbe dans son sein, elle sent son esprit ravi de joie en Dieu son sauveur. Le cantique de la faiblesse sans crainte, qui met son assurance dans le bras tout-puissant du Père.
Les chroniques d'Israël sont pleines du prodige. Toujours le Seigneur déploie en faveur du faible la force de ce bras. Toujours il montre à son peuple que quand il n'y a plus aucun recours à rien d'humain, il reste de recourir à la Puissance même.
Devant Goliath, les guerriers d'Israël, qui, ne se confiaient qu'à leur force, s'esquivent. David, le plus jeune des fils d'Isaïe, n'est même pas soldat. Son père l'a envoyé au camp, dans la Vallée du Térébinthe, uniquement pour porter des pains à ses frères, quelques fromages aussi en présent à leur capitaine. Mais parce qu'il met sa confiance dans le Seigneur que l'autre a méprisé, l'enfant berger osera affronter le colosse. La cuirasse d'airain, le casque de Saül, le glaive même, il les rejette. Il va seulement au torrent choisir cinq cailloux polis ; il les glisse dans sa panetière. Puis, la fronde en main, il marche sur Goliath ; et du premier caillou lancé, il lui enfonce le front.
Ou c'est Judith, la jeune veuve délicate. La ville assiégée se dessèche : il n'y a plus une goutte d'eau dans les citernes, les hommes de guerre sont sans souffle et sans espérance. Elle, elle sort de la ville les mains vides... Avant le cinquième jour, la tête d'Holopherne roulera dans le sang et cette mer d'archers, de cavaliers, de chars, se dissipera comme un fleuve au milieu des sables.
Ou c'est Esther, l'orpheline, qui sauvera son peuple promis au massacre. N'était-ce pas de Sara, la dédaignée, la vieille, la stérile, qu'était née la postérité sans nombre d'Abraham ? De David, l'adultère, le meurtrier, mais l'humilié, le repentant, que sort la lignée du Christ ? Ceux de qui les hommes attendaient tout ne peuvent rien, et peuvent tous ceux qui semblaient ne rien pouvoir. Parce qu'ils s'en sont remis à Dieu.
En ses paroles, le Christ n'a point prêché la force. En ses œuvres, il ne l'a pas manifestée. Bien plutôt la faiblesse. Dans le chemin, sous le poids de la croix, il est tombé.
Ne crois pas à ta force ; et crois à ta faiblesse.
L'homme n'est pas fort. Sa vigueur ? sa résolution ? Elles dépendent de son sommeil, de son ravitaillement, du temps qu'il fait, du vent qui souffle. Voilà la réalité qu'il faut oser voir.
Le système de la vie chrétienne part de cette réalité. Donc, faire état de sa faiblesse, qui est réelle, et la force, aller la chercher là où elle est réellement, auprès du Fort.
Il y a un secret : se défier de soi, se confier en Lui. Si l'on savait ne jamais choir, ce serait tant mieux. Mais ce qui importe, c'est d'arriver sur la montagne.
Tu tomberas. Le tout sera de ne jamais perdre cœur. Te relever, repartir.
Comme le Christ sur le chemin du calvaire !