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Vie de Mélanie
bergère de La Salette
D... le 30 novembre 1900[1].
Pour obéir à mon très Révérend Père confesseur, M. X..., que la très sainte Vierge m’a donné pour diriger ma pauvre âme et m’enseigner la voie qui mène au ciel des cieux, la mort à moi-même et à toutes les choses transitoires, j’écris ma misérable vie qui est vraiment un tissu de péchés et d’infidélités, comme on le verra ci-après.
Si jusqu’ici l’obéissance à mon confesseur m’a été douce et chère, aujourd’hui elle me paraît pesante et dure, ma superbe se voit humiliée, étant obligée de mettre par écrit mes grandes et innombrables infidélités et ingratitudes envers le Très-Haut : mon Créateur, malgré les grâces qu’il n’a cessé de verser sur mon âme sans que je les eusse méritées en aucune manière.
Mon père était natif de Corps, chef-lieu de canton du département de l’Isère, et s’appelait Pierre Calvat[2]. Il était simple maçon et scieur de long, mais bon chrétien. Ma mère, Julie Barnaud, était native de Séchilienne, petite commune du canton de Vizille, dans l’Isère également. Mes parents habitaient Corps ; ils étaient très pauvres ; et mon père étant obligé de travailler au loin pour nourrir sa famille passait souvent des mois entiers dehors. Ce fut en partie pour cela que je fus mise à servir chez des patrons aussitôt que je pus travailler, avant l’âge de sept ans.
Mes parents eurent dix enfants, six garçons et quatre filles. Ils eurent d’abord une fille qui mourut peu de temps après sa naissance. Ils eurent ensuite deux garçons dans l’espace de quatre ans. Ma mère, à qui le temps durait beaucoup dans ce pays, désirait fort d’avoir une petite fille pour lui tenir compagnie quand elle sortait ; enfin elle l’obtint : je naquis le 7 novembre 1831[3]. Elle me donna au Saint Baptême les noms de Françoise-Mélanie. Elle m’aimait beaucoup, mais ce ne fut pas de longue durée. Mes méchancetés, les continuels déplaisirs que je lui donnais furent cause de quelques troubles dans la maison. Oh ! Comme je suis et j’ai été mauvaise ! Il aurait fallu la patience des anges pour me supporter.
Par nature ma mère était très gaie ; elle aimait les divertissements, les danses, les comédies ; et elle était toujours des premières à toutes les fêtes du pays. Dès que j’eus cinq ou six mois, elle voulut me porter dans les soirées où il y avait des amusements ; mais je criais, je pleurais et déchirais ses habits.
Mon père était plus sérieux, il était aimé de tout le pays ; il aimait le travail et tous ses enfants également. Souvent il nous exhortait à vivre dans la sainte crainte de Dieu, à être honnêtes et dociles. Il ne manquait jamais, chaque fois qu’il se trouvait dans la famille, de nous faire faire notre prière avant de nous mettre au lit ; et comme j’étais trop jeune encore pour me tenir à genoux, il m’asseyait sur ses genoux et m’apprenait à faire le signe de la sainte croix, puis me mettait un crucifix dans les mains, me parlait du bon Dieu et m’expliquait à sa manière le grand mystère de la Rédemption, le Christ qui avait voulu tant souffrir et puis mourir pour nous ouvrir la porte du Paradis. Ces paroles me plaisaient beaucoup ; j’étais, à ce qu’il paraît, très sensible, j’aimais le Christ, je pleurais, je le regardais avec affection, je lui parlais, je le questionnais, je n’avais pas de réponse et, dans mon ignorance, je voulais imiter son silence. Toutes ces choses de ma première enfance, je les sus pour les avoir entendus dire par les voisins et par ma mère à qui je fus toujours une croix.
Je me rappelle que chaque fois qu’elle me portait à des fêtes, à des comédies, aussitôt que je voyais la foule, je pleurais et me cachais la figure sur ses épaules tout en continuant de pleurer très fort, de sorte que j’empêchais les assistants d’entendre ce qui se disait et ma mère devait me porter dehors[4]. Quelle grande patience elle a eue avec moi qui ne lui donnais que des ennuis ! Arrivée à la maison, elle me demandait pourquoi je pleurais ; je lui répondais brièvement que j’avais peur et que je préférais rester ici avec le crucifix de mon père. À cela elle me grondait, me demandant si moi aussi je voulais être bigote comme ma tante (sœur de mon père). Je ne lui répondais pas et je ne me corrigeais pas non plus. Elle se plaignait avec les voisines de mon caractère. Celles-ci lui conseillèrent de me conduire dans les assemblées pour m’habituer à voir le monde et à parler. Ainsi fut fait, mais mon naturel sauvage résista à toutes les tentatives. Je ne parlais qu’avec mon père ; quand il me disait que c’étaient nos péchés qui avaient fait mourir Notre-Seigneur Jésus-Christ, je lui disais : « Oh !... jamais je ne veux faire des péchés puisque ça a tant fait souffrir mon bon Dieu. Oh !... pauvre bon Dieu, je veux toujours penser à vous et ne veux jamais vous déplaire. Quand je pourrai marcher toute seule, je ferai comme vous avez fait, j’irai dans la solitude, je penserai à vous, et puis, quand je serai grande, j’irai dire aux méchants hommes et aux méchantes femmes : Faites-moi mourir sur une croix pour que j’efface vos péchés, autrement vous n’irez jamais en paradis. » Ces paroles achevaient d’exaspérer ma mère ; elle ne pouvait plus me voir devant ses yeux ; au lieu d’être sa consolation, j’étais l’objet de toutes ses peines ; elle me surnomma la muette[5] : « Je défends, dit-elle, à mes deux enfants de l’appeler par son nom, je défends qu’on lui donne à manger et je défends qu’on fasse attention à elle ; ne la tenez plus, laissez-la par terre ; puisqu’elle veut faire tout ce que Dieu a fait, qu’elle le fasse : Dieu n’a pas eu besoin qu’on lui apprît à marcher, ni qu’on le tînt lorsqu’il était petit. Dieu a couché par terre, il a même demandé son pain, mais je lui défends de demander, soit à présent, soit plus tard quoi que ce soit. » Je me traînais donc comme je pouvais sur les mains et sur les genoux, et je passais les journées et quelquefois les nuits entières dans un coin ou sous un lit. Là je pensais à l’enfant Jésus et à la Sainte Vierge, et aux souffrances de Notre-Seigneur. Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi. Enfin ma mère ennuyée de me voir rester sous un lit dans une chambre, toute seule, je méritai le châtiment d’être chassée de la maison, le soir.
Vers le matin, je voulus rentrer auprès de ma chère mère, et, par un juste jugement de Dieu, je fus renvoyée comme incorrigible et obstinée. Ne sachant où aller, je pris le chemin qui aboutissait à un bois qui est à quelques minutes de la maison. Je rencontrai ma tante qui me demanda où j’allais. Avec la main je lui fis signe que j’allais dans ce bois. Elle me donna la main et me conduisit chez elle. J’avais alors environ trois ans.
J’aimais beaucoup mes chers parents et en général toutes les personnes que je connaissais. Il me semblait sentir en moi comme un besoin d’aimer et d’être aimée par les créatures du bon Dieu. Maintenant, par la grâce de Dieu, je reconnais la bonté, la miséricorde du Très-Haut sur moi mesquine créature, et que ce fut Dieu qui permit que je ne fusse jamais caressée ni embrassée par ma chère mère. La première fois que je me rappelle avoir été baisée par elle, ce fut vers l’année 1851, à l’occasion de ma prise d’habit chez les sœurs de la Providence, de Corenc. Si ma mère n’avait pas agi comme elle fit, qu’en aurait-il été du salut de ma pauvre âme, naturellement faible et inclinée à trop d’affection pour les personnes qui m’auraient manifesté de la sympathie, de l’amitié !
Après environ trois jours, ma tante me conduisit chez mes parents ; et dès que mon père revint de son travail, le dimanche, elle lui parla. Il paraît qu’entre les plaintes qu’elle lui fit, elle dit qu’on me faisait souffrir de la faim. Je m’aperçus que ma chère mère était triste, affligée, peinée. Parmi tant de défauts j’avais celui d’être très sensible pour les chagrins d’autrui. La voyant triste, je voulus la consoler. Je mis une chaise près de la sienne afin d’y monter pour l’embrasser ; elle me repoussa. Je pleurais de ne pouvoir me satisfaire ; alors mon père m’embrassait et me donnait le Christ, seul objet de piété qu’il y eût dans la maison.
Avec le Christ en main j’étais contente : je regardais, j’embrassais notre doux Sauveur crucifié pour nous et des larmes coulaient de mes yeux. Je pensais à ce que m’avaient dit mon père et ma tante, que chaque fois qu’on pèche on crucifie de nouveau notre divin Rédempteur. Dans mon ignorance je croyais qu’on le crucifiait réellement sur une croix et je me disais que si je voyais quelqu’un qui voulût le crucifier, je lui dirais : « Déjà vous avez fait mourir une fois mon premier père, il est mort pour notre amour, pour nous porter au ciel ; je ne permettrai pas que sous mes yeux vous lui fassiez du mal. Si vous voulez, faites-moi mourir parce que je l’aime et que je veux aller le rejoindre dans le ciel. » En réalité je n’aimais pas le bon Dieu pour Dieu : si je croyais l’aimer, mon amour était tout humain, je l’aimais par sensibilité, parce que mon bien-aimé avait tant souffert et qu’il était mort en croix pour notre félicité éternelle.
Malgré cela, je ne m’amendais pas, je ne me corrigeais pas de mes nombreux défauts. Chaque fois que ma mère me portait dans quelque société, je lui donnais du déplaisir par mes pleurs et mes cris, de sorte qu’elle devait toujours faire retour à la maison. Mes méchancetés étaient continuelles. Une fois surtout, je fus très impertinente. Il y avait une très belle représentation et je ne faisais que crier et pleurer, je me tordais dans les bras de ma chère mère pour qu’elle me mit à terre et m’enfuir à la maison, de sorte qu’une des personnes de la scène dit à haute voix de faire sortir cette enfant. Arrivées à la maison, ma pauvre mère très fâchée me dit que je n’étais pas sa fille, que ses enfants avaient tous de très bons caractères, que par charité elle m’avait gardée chez elle, mais que l’heure était venue de se débarrasser de moi, que je pouvais aller où il me plairait. Elle dit à mes frères que je n’appartenais pas à la famille, que je n’étais pas la sœur de mes frères et qu’ils ne devaient plus m’appeler Mélanie, que mon vrai nom était muette, louve, sauvage, solitaire, que je devais aller avec les animaux qui vivent dans les bois ; et elle me défendit de l’appeler maman, et d’appeler mon père (qui était absent) papa. Voyant son affliction, je pleurais et je voulais l’embrasser pour la consoler ; elle me repoussa en m’ordonnant de m’en aller, me prit par le bras et, ouvrant la porte, me mit dehors en me défendant de revenir.
Mon affliction fut grande ; mais, oh ! Comme ma mère avait raison de me vouloir corriger ! J’étais en toutes manières insupportable, car si elle me laissait seule à la maison, dès que des pauvres se présentaient à la porte, je leur donnais tout ce qui se trouvait à ma portée sans en avoir la permission, et si elle m’emmenait avec elle, les personnes que je voyais me faisaient peur, je voulais fuir et je pleurais. Enfin quand ce n’était pas une chose, c’en était une autre, j’étais le tourment de ma pauvre mère et souvent elle disait qu’il aurait été mieux que je fusse morte. De tout mon cœur j’aurais aimé mourir pour faire cesser la continuelle peine que je lui occasionnais.
Comme les autres fois, je m’en allai dans le bois, tout en pensant à ce qu’elle m’avait dit : que je n’avais pas de mère, pas de père, pas de frères, pas d’habitation et que personne ne me voulait. J’étais affligée, même découragée, en pensant que le doux nom de maman, je ne pouvais plus le dire. Cette fois, je pleurai sur mon triste sort. Puis je pensai au Christ, à la Croix de mon père ; je me disais : le Rédempteur avait les yeux fermés, il ne m’a pas regardée, il ne me connaît peut-être pas, comment saura-t-il que je suis ici seule ? Il ne m’a pas parlé et pourtant il est mort pour nous, pour moi, en fermant les yeux... Eh bien ! Moi aussi, je veux l’aimer et mourir pour Lui. À présent je me donne pour toujours tout entière à Lui ; je veux l’aimer et le prier avec mes lèvres fermées, puisque le Christ les avait fermées ; je lui dirai mes désirs de le vouloir aimer, d’être toute sienne et de ne vouloir que le Christ. (En demandant la croix de mon Jésus, j’entendais une croix de bois, je ne savais pas porter ma pensée plus haut.)
Il y avait trois ou quatre jours que j’étais dans le bois sans voir ni entendre personne : ma seule occupation était la pensée de la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; souvent je fondais en larmes en pensant combien le péché déplaît à mon bon Dieu, puisqu’il avait fallu que mon Jésus versât tout son sang pour l’effacer et mettre les hommes dans le paradis. Je n’avais plus la force de marcher, je tombais et j’étais plongée dans une profonde tristesse en pensant combien on offensait mon Jésus, puis aussi de ce que, comme les autres enfants, je n’avais point de mère pour tout lui dire et pour lui demander des explications sur la vie de mon Jésus au ciel. Tout à coup, je vois venir à moi un tout petit enfant d’une grande beauté, vêtu d’un blanc brillant avec une jolie couronne sur la tête. Dès que ce petit enfant fut près de la sauvage il lui dit : « Bonjour, ma sœur, pourquoi pleurez-vous ? Je viens vous consoler. » – « Ah, dit alors la sauvage, mon pauvre petit, parlez bien bas, je n’aime pas le bruit. Je pleure parce que je voudrais savoir tout ce que mon Jésus a fait pour sauver le monde, pour que je fasse comme Lui sans rien manquer ; puis ce que le monde a fait pour faire mourir mon Jésus-Christ ; puis je voudrais avoir une maman ; je n’ai personne. J’étais dans une maison avec une femme et des enfants ; cette femme ne me veut plus. Ah ! Si j’avais une maman ! » ‒ « Ma sœur, dit alors le petit, dites-moi Frère, je suis votre bon Frère, je veille sur vous ; nous avons une maman. » ‒ « Une maman ! Une maman ! s’écria la sauvage, toujours en pleurant. Ah ! J’ai, j’ai donc une maman ! Où est-elle, mon Frère, pour que je courre vite la trouver ? » ‒ « Notre maman, dit le joli enfant, est partout avec ses enfants ; aimez-la bien, cette bonne maman ; elle est toujours avec celles qui se montrent ses enfants. Bientôt je vous mènerai voir notre maman. » Après cela le jeune enfant fit connaître à la muette la grandeur de Dieu, sa puissance, sa bonté, enfin toute sa vie publique et surtout sa Passion. Mais lorsqu’il en était à la Passion je lui dis : « Ah ! Mon Frère, ne m’en dites pas davantage ; je sais combien mon bon Dieu a souffert pour nous mettre dans le ciel. L’homme de la maison où je restais avant que la femme me mît dehors m’avait raconté tout ça et je voudrais moi-même souffrir comme mon bon Dieu. Oh ! Je n’oserai jamais entrer dans le paradis si je ne souffre comme le bon Jésus. » Puis mon aimable Frère me dit : « Ma sœur, fuyez le bruit dit monde, aimez la retraite et le recueillement : ayez votre cœur à la croix et la croix dans votre cœur ; que Jésus-Christ soit votre seule occupation. Aimez le silence et vous entendrez la voix du Dieu du ciel qui vous parlera au cœur ; ne formez de liaison avec personne et Dieu sera votre tout. »
Mon petit Frère venait à peu près tous les jours pour me voir ; quelquefois il restait un jour sans venir, mais souvent il venait plusieurs fois dans le même jour. Nous conversions toujours sur la passion ou sur la vie cachée de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Je m’étais enfoncée dans la forêt ; si je tombais dans le sentier rempli de pierres, il arrivait aussitôt me relever ; nous marchions en nous tenant par la main, nous ramassions des fleurs ensemble. Il m’était sympathique au possible, il m’inspirait confiance, je me sentais enflammée d’amour pour lui. Chaque fois que je le vis et qu’il m’appela sa sœur, mon cœur se remplit de joie et d’une douce consolation. Mon Frère était de mon âge (il a toujours été de ma taille), il n’était pas plus grand que moi, il était bien fait, bien proportionné, sa petite figure était d’un blanc rosé, ses cheveux étaient châtain clair et frisés, ils étaient partagés sur son beau front et tombaient un peu sur ses épaules ; ses yeux étaient doux et pénétrants ; sa voix douce, sonore, mélodieuse allait droit à l’âme et faisait sauter mon cœur ; ses petites mains, bien palpables, étaient dans les miennes comme le contact du lys ; toute sa personne paraissait comme cristallisée. Quand, après avoir parlé longtemps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous nous amusions à regarder les fleurs et que quelquefois nous en ramassions pour faire des couronnes, etc., il me semblait que les fleurs venaient d’elles-mêmes se placer dans ses jolies petites mains ; mais je trouvais la chose toute naturelle, parce que j’ignorais ce que les hommes peuvent faire ou ne pas faire. J’ai dit que la première fois il était tout habillé de blanc, avec une couronne de roses blanches sur sa tête, mais il n’était pas toujours vêtu ainsi. Il ne vint avec une couronne que les trois premières fois ; et quelquefois il avait une robe bleue et une ceinture blanche, d’autres fois une robe rose, des souliers blancs et une ceinture bleue. La troisième fois que je vis mon Frère, il avait une robe rose d’un rose argenté serrée à la ceinture par un ruban en or ; les bouts pendaient de côté sur sa jolie robe, et sur sa tête il portait une couronne de superbes roses. Je me rappelle qu’il y en avait de blanches d’un blanc très beau, très fin et tant soit peu lumineux ; il en était ainsi pour les roses jaunes, rouges et roses. Le voyant ainsi avec cette robe rose, je lui dis : « Mon Frère, pourquoi avez-vous une robe couleur de rose, et la mienne est bleue et blanche, de deux couleurs, donc ? Moi je n’ai pas de robe d’autre couleur ; alors faisons comme ça : vous direz à votre maman de vous mettre une robe comme la mienne, n’est-ce pas, mon Frère ? » ‒ « Oui, ma sœur », me répondit mon bien-aimé Frère. Puis je lui dis : « Est-ce que vous avez fait votre première communion, que vous avez une couronne sur votre tête ? Moi, quand je serai grande, on me fera faire ma première communion et j’aurai aussi une couronne comme la vôtre, mais vous n’avez pas fait votre première communion à présent, et pourquoi portez-vous tous les jours une couronne de roses ? Vous allez la gâter ; moi je n’ai pas de couronne : pourquoi avez-vous une couronne de fleurs ici ? » ‒ « Mais, répondit mon aimable Frère, avant la couronne de fleurs, j’ai porté l’autre ! » En ce moment j’eus un profond recueillement, je perdis l’usage de mes sens et je me trouvai en présence de la Majesté Divine. Notre-Seigneur Jésus-Christ était grand, majestueux, plein d’amour et d’affabilité, vêtu d’une longue robe blanche argentée, transparente et brillante, sur laquelle étaient parsemées des pierres précieuses de différentes couleurs et variantes dans leurs couleurs cristallisées ; à sa ceinture il avait une très jolie bande ou ruban en argent et très richement ornée de broderies en fleurs relevées, entremêlées de pierres précieuses (comme on dit sur la terre), mais c’était bien autre chose et tout brillant cristallisé. Sur sa tête il y avait un diadème en trois, en or fin avec des brillants scintillants et des pierres précieuses, diamants, rubis, émeraudes. Notre-Seigneur Jésus-Christ était tout lumineux et entouré d’une grande lumière. Il avait dans ses mains une petite colombe blanche.
À la vue de cette majesté inappréciable, je me profondais dans mon rien. Intellectuellement j’entendis le Divin maître disant à la Lumière éternelle (que je compris être le Père Éternel) : « Que faisons-nous de cette petite créature ? Lui donnerons-nous une jolie couronne de fleurs ? » (J’avais déjà tout compris), je me hâtai de dire : « Non, non, Seigneur, pas de fleurs sur la terre ! puisque depuis votre incarnation, c’est-à-dire depuis l’union de votre divinité avec votre humanité sainte, vous avez souffert en votre esprit et en votre corps plus que tous les martyrs ensemble et vous avez été couronné d’épines mortelles, puisqu’elles entrèrent dans vos yeux et dans le crâne de votre tête adorable, puis vous avez été cloué sur une croix pour nous sauver ; donnez-moi, Seigneur, la grâce de souffrir pour votre amour tout ce qu’il vous plaît que je souffre, jusqu’à ce que vous m’appeliez à votre gloire. » Tout cela s’est dit intellectuellement. À cela l’éternelle Lumière s’est approchée de Notre-Seigneur et a fixé dans les yeux la petite colombe et lui a tracé une croix sur la tête, tout près des yeux, puis l’a bénie. Notre-Seigneur la pressa alors sur son cœur et lui dit : « En vertu de ma croix, croissez et faites des fruits de vertus. » Je repris mes sens, je me retrouvais au même endroit dans le bois, mais mon cher Frère n’y était plus.
Votre Révérence désire savoir si je savais que c’était le Divin Enfant Jésus qui venait auprès de moi. Je dois dire que mon bien-aimé Frère, pendant plus de vingt ans, m’a laissé ignorer qu’il était Jésus, et que moi j’avais tout bonnement et simplement cru qu’il était mon frère, comme lui-même me l’avait assuré. Donc je pris ses visites sans raisonner, contente d’avoir un si bon frère et à qui je pourrais parler de mon bon Dieu, et lui enseigner à le prier et à lui consacrer tout son cœur, toute son âme et à l’aimer de toutes ses forces... Maintenant je dois dire, pour ma confusion, que j’étais dans une grande joie d’avoir un frère à qui je pouvais parler de mon cher Jésus et que je voulais instruire !... Il me dit qu’il était mon frère et que j’étais sa sœur, je le crus sur sa parole. D’ailleurs je n’avais pas l’habitude de réfléchir, je n’en avais pas le temps, parce que depuis que j’avais connu qu’après le péché d’Adam, tout le genre humain passé, présent et à venir était condamné à être privé éternellement de jouir de la gloire de Dieu, et encore devoir souffrir dans les enfers, et que notre bon Dieu qui jouit éternellement de sa propre gloire et qui n’a besoin de personne était venu prendre une âme et un corps humain pour souffrir, etc., j’étais continuellement plongée dans les pensées de ce mystère d’amour, je n’avais pas le loisir de penser à ce qui n’était pas nécessaire pour aimer notre bon Dieu. Mon Frère était bien bon, aimable, il m’aimait, c’était bien juste que je l’aimasse de toutes mes forces ; il connaissait le bon Dieu et il me le faisait connaître, il me parlait de la rectitude d’intention et comment nous pouvons mériter infiniment dans toutes nos œuvres en les offrant et en nous offrant empourprés du sang de Jésus-Christ et en son Nom trois fois saint, etc.
Enfin si mon Frère a été mon frère, il a été aussi mon instituteur, puisque c’est de Lui que j’ai tout appris ce que je sais, en dehors du péché qui est mon seul ouvrage.
Est-ce le lendemain ou plusieurs jours après je ne saurais le dire. Le soleil était sur son déclin, je m’enfonce dans la forêt, puis je m’assieds sur le tronc d’un arbre coupé. Les oiseaux ne chantaient plus, tout était dans un profond silence. Je pensais de nouveau à mes chers parents que je croyais ne plus revoir ; puis me revenait la pensée consolante de la croix de mon père et surtout du Christ, là Crucifié ; je me disais : le Bien-Aimé, le Christ ne pleurait pas, il fermait les yeux et se taisait : je l’aime comme il est et je veux faire comme Lui. Alors j’essuyai mes larmes, je fermai les yeux et je m’endormis, pour ne me réveiller qu’après le lever du soleil.
Pendant que je dormais j’eus le songe que voici : J’étais abattue d’esprit et de corps, je cherchais un lieu de repos sans pouvoir le trouver parce que mes forces semblaient m’abandonner. Enfin je vis qu’un grand arbre avait été coupé parce qu’on n’avait pu l’arracher, vu que ses racines très profondes et très grosses étaient entrelacées. Du pied de l’arbre coupé était sorti un bourgeon comme un second arbre ; je m’étais assise sur le tronc, les épaules appuyées au nouvel arbre, et m’étais assoupie de lassitude ; mon esprit était suffoqué par de si grandes et si nombreuses peines endurées. En ce moment d’amère souffrance, je m’entendis appeler : « Sœur, ma chère sœur. » J’ouvris les yeux sans voir personne, et cependant tout le bois était éclairé comme en plein jour et sans ombre. La même douce voix dit : « Je suis votre Frère, venez. » Je me mis sur pied, et je vis mon bon Frère vêtu d’une robe rose, des souliers blancs. Aussitôt je m’élance pour aller l’embrasser ; il me dit que ce n’était pas encore l’heure de l’embrasser. À l’instant mes peines cessèrent. J’eus par cette apparition une claire connaissance de l’éternelle Sagesse de Dieu. Ainsi je sus que la Bonté éternelle se trouve partout sans occuper d’espace, et ainsi de suite...
Mon aimable Frère me dit que la vraie sagesse est dans la connaissance de notre Créateur et dans l’amour de la croix pour l’amour de Dieu ; qu’on doit aimer le Rédempteur pour Lui-même, non tant pour ses dons, non tant pour le ciel des cieux qu’il donnera par miséricorde à ses serviteurs. Plus mon très aimé Frère me parlait, plus je sentais le besoin, la nécessité, la faim d’aimer mon très amoureux Rédempteur, et plus aussi je me sentais petite, vile. Il me semblait que je rapetissais en contemplant la grandeur, la puissance de mon Divin Sauveur.
Mon très doux Frère me dit que je devais remercier la miséricorde divine qui se servait de mes parents pour me détacher des affections du monde ; que le Très-Haut m’avait créée pour l’aimer au possible ; que je devais veiller sur mon cœur incliné à trop aimer les créatures et à en être aimée. Après cela, mon très doux Frère me prit par la main et me dit : « Où voulez-vous aller ? » Je répondis aussitôt : « Au Calvaire. » ‒ « C’est bien, me dit-il, mais faites bien attention de ne pas me laisser, sinon vous tomberiez. »
À l’instant le bois disparut, et nous nous trouvâmes au pied d’une haute montagne sans trace de chemin. La voie droite était encombrée au commencement, puis, plus haut, il y avait des grosses pierres, des rochers et des plantes piquantes ; plus haut nous trouvâmes pierres, rochers, épines et petites croix ; plus haut des grosses épines et des croix, plus haut des grosses épines et des grandes croix les unes sur les autres, de sorte qu’il m’était très difficile de marcher. Mon Frère paraissait ne pas sentir la fatigue ni les déchirures que me faisaient les épines tandis que mes pieds s’enfonçaient dans les trous entre les croix. Une fois et même deux fois mon pied resta engagé et ce fut avec beaucoup de peine que je pus le sortir ; mais une fois surtout je fus si encombrée par les épines et les croix que je tombai, et dans la secousse je laissai échapper la main de mon très aimable Frère. Voulant me relever seule, je retombai et les épines s’attachèrent à mes habits, et je ne voyais pas le moyen de sortir de là, parce que je m’étais arrêtée : je me voyais ensevelie sous les croix, petites et grandes, qui pleuvaient du ciel. Alors j’appelai mon Frère à mon secours ; il vint, me donna sa douce et puissante main et me porta au-dessus en me disant : « Il s’en faut de beaucoup que nous soyons arrivés, mais si vous voulez vous en retourner, vous peinerez moins. » Je lui dis : « Non, non, mon Frère, je veux venir avec vous. » ‒ « Alors, me dit-il, tenez-vous fortement à moi. » ‒ « Oui, lui dis-je, mais faisons ainsi : je marcherai derrière vous et là où vous aurez mis votre pied, je mettrai le mien. » ‒ « Ma chère sœur, me dit mon Frère, vous avez deviné le secret ; marchons pendant qu’il fait soleil, marchons comme nous sommes convenus. »
Je ne me heurtais plus contre les croix, quoiqu’elles pleuvaient en abondance et que les épines fussent nombreuses et aiguës. Tout à coup le ciel fut enveloppé de noirs nuages, tandis que des croix grandes et petites continuaient à tomber comme une pluie torrentielle. Je me trouvais dans la plus complète obscurité, je ne voyais plus si je mettais les pieds sur les traces de mon Frère, je ne voyais plus même mon très aimé Frère ; et quoique bien fortement je tenais sa main c’est à peine si je la sentais au commencement de cette bourrasque ; et peu après je perdis la sensibilité du toucher. Quelle peine, dans la crainte de m’égarer loin de mon amoureux Sauveur ! Par la peur de le perdre, je tenais, tout en marchant, le bras tendu et la main à demi fermée, comme quand je sentais la douce main de mon guide. Je ne puis dire quels étaient mes craintes et mes tourments. La peine dont je souffrais était si grande que je ne sentais plus le choc des croix ni les déchirures des épines : je craignais surtout d’avoir perdu mon amoureux Frère ; et dans les spasmes, les soupirs et les larmes, je me disais : Qui sait si, en tombant, je n’aurai pas abandonné la main de ma vie, ma joie et mon Bien ?... Et quand ? En quel moment m’est arrivée cette disgrâce de toutes les disgrâces ?... Si je l’appelle, il ne me répond pas... Je l’appelle avec la voix, je l’appelle avec l’esprit, il ne me répond pas... Silence, toujours silence !... Il me semblait souffrir les peines de la mort pour avoir perdu le Frère le plus cher, le plus aimable, le plus doux, le plus saint entre les plus saints.
Dans la désolation de mon esprit et abandonnée dans un labyrinthe, il ne me restait que la consolation de ma souffrance, bien persuadée que j’étais d’avoir mérité ces punitions par mes infidélités à tant de bienfaits gratuits du Tout-Puissant ; mais cette grandissime crainte et douleur d’avoir été cause de cet abandon (que je croyais total et final) me privait de cette consolation.
Je marchais dans un chemin de plus en plus impraticable, mais la dure et amère peine d’avoir été par ma faute délaissée, abandonnée de mon amoureux Frère absorbait toutes mes autres souffrances.
Arrivée à un endroit, j’entendis des bruits et des voix comme d’une foule de personnes qui étaient en fête, et je vis passer riant et chantant une tourbe de gens de toutes conditions, les uns à pied, les autres en voiture. Une partie de cette multitude confuse descendait à droite par une très belle route, l’autre descendait à gauche ; et toute cette foule, en passant près de moi qui peinais dans les épines et les croix, me critiquait, m’insultait ; on m’appelait folle, idiote, insensée, hypocrite, fausse dévote ; il y en avait qui, avec un semblant de compassion, m’invitaient à les suivre, à prendre la bonne route, parce que le bon Dieu ne nous avait pas créés pour que nous nous abstenions des divertissements et que nous nous martyrisions de la sorte, que je ne devais pas écouter le charlatanisme des prêtres, etc. Je gardais le silence et je marchais toujours. Je regardai où allait cette multitude sans frein et la vis se précipiter et disparaître comme dans un puits d’où sortait une fumée très noire et des flammes. Je tombai à genoux épouvantée, terrifiée, j’embrassai, je baisai avec un ardent amour le crucifix, et m’offris au divin Rédempteur pour la glorification de son éternel amour tous les jours de ma vie. Et pendant que je faisais un ardent acte d’amour, je me sentis presser la main ; mon cœur commença à battre très fort, très fort, et l’Amour que je croyais avoir perdu reparut : mon bien-aimé petit Frère était près de moi. La grandissime consolation que j’en eus mit fin à cette vision et je me retrouvai à ma place dans le bois : il faisait jour.
J’étais seule, mais je sentais que le Tout-Puissant, le Très-Haut, mon très amoureux Rédempteur était avec moi quoique je ne le visse pas et je le croyais plus que si je l’avais vu, que si je l’eusse vu des yeux du corps ; parce qu’en priant mentalement il me semblait que mon intellect s’élargissait, s’étendait à distance et je comprenais que Dieu remplit le monde et combien il aime ses créatures. Je l’aimais et je l’aimais du plus profond de mon cœur. Cet amour me faisait amoureusement souffrir, en ce sens que je voyais et sentais que l’amour de l’Éternel Amour étant infini, et que mon amour étant comme un néant, je ne pourrais jamais satisfaire mon ardent désir d’aimer la vie de ma vie, la lumière de mes yeux, le repos de mon âme, jamais l’aimer d’un amour de correspondance digne de celui que mérite mon divin Rédempteur. Affligée de mon impuissance, je le priai alors de me faire souffrir, de me crucifier, et de me donner par ses mérites la force de souffrir autant que je le voulais aimer, et je voulais l’aimer comme il voulait être aimé de moi, sans rival ; j’avais faim d’amour et de souffrance. Ainsi, à la clarté de l’Éternelle Lumière, je me voyais sans l’ombre de vertus, méprisable et incapable d’une bonne pensée par moi-même, incapable de glorifier le Très-Haut sans sa divine grâce, je me répugnais à moi-même. Seulement dans ma volonté il y avait comme une toute petite flamme de désir de plaire en tout à mon Amant bien-aimé, et encore ce peu ne venait pas de moi, mais de l’infinie miséricorde qui avait daigné regarder avec pitié ma totale indigence.
Me voyant si abjecte et méprisable, je m’encourageai en pensant que la Majesté divine était seule tout ornée de toutes les perfections, de toutes les vertus, puisqu’elle est la charité même, et je la remerciai. Et subitement, comme un éclair, je me trouvai dans une solitude, mais non, il est plus exact de dire dans un profond recueillement et je vis notre divin Sauveur qui se communiquait à mon âme d’une manière que je ne sais pas exprimer. Mes sens ne fonctionnaient plus, il me semblait qu’ils étaient prisonniers de l’amour. Mon âme s’enflammait toujours plus d’amour pour l’amour infini, incréé, j’aurais voulu souffrir des peines infinies ; souffrir me paraissait et était réellement une consolation.
Ces communications du Tout-Puissant se font sans énonciation de paroles, et plus que des dards enflammés elles allument dans l’âme le feu du divin amour et, en même temps, l’amour passionné de la souffrance ; de sorte que je ne savais lequel de ces deux amours était le plus fort. Je connus que mon unique et souverain Bien me voulait toute dépouillée des affections humaines, qu’il me voulait toute sienne, qu’il voulait être mon Maître absolu. Il me communiqua le grand mystère de l’Eucharistie en se montrant dans un globe de lumière excessive, les bras étendus, comme s’il avait voulu se donner à tous les hommes qui le désirent. Je compris beaucoup de choses sur l’amour que le Rédempteur a pour tous les hommes que je ne sais pas exprimer. Plus l’intelligence me faisait comprendre les saintes finesses de l’amour incréé, plus je me voyais devenir nulle et presque disparaître à mes yeux. Certainement si le Très-Haut avait voulu reprendre ce qui vient de lui et me laisser avec ma nullité, je serais comme un atome brûlé que le vent emporte et qui disparaît. Ah ! Si du moins j’avais correspondu à tant de bienfaits reçus tous gratuitement !...
La vision du Tout-Puissant changée en peine ne dura qu’une minute : sublime moment ! Moment suave, amoureux, lumineux, qui pendant qu’il humilie, abaisse et anéantit, restaure, encourage, relève, ranime, réconforte ! En un instant, en un clin d’œil, l’intelligence reçoit beaucoup de lumières sur les mystères de notre sainte foi et sur les attributs de l’Être incréé ; et tandis que je comprenais un peu l’amour de notre amoureux Rédempteur pour ses créatures, mon cœur semblait vouloir sortir de ma poitrine, je désirais souffrir. C’était selon moi le seul moyen en mon pouvoir de manifester mon amour et ma vive reconnaissance pour les bienfaits reçus.
Déjà depuis plusieurs jours j’étais dans le bois et je ne pensais nullement à retourner chez mes parents puisque cela m’avait été prohibé et que je croyais devoir obéir absolument à qui avait autorité sur moi. Pendant tout ce temps je me nourrissais des petits fruits qui croissent en ce bois. Je dois dire cependant que, plusieurs fois, mon aimable Frère m’apporta un mets délicieux qui restaurait entièrement mes forces pour plusieurs jours. La première fois c’était une très belle violette : je la mangeai ; ce n’était ni du pain ni du miel, je ne sus pas ce que c’était, sinon une liqueur, une substance très savoureuse et odorante. Aussitôt je fis le mouvement de vouloir baiser mon adorable Frère pour lui démontrer ma gratitude. Il leva sa main droite jusqu’à la hauteur de son angélique face et me dit : « Pas encore, sœur de mon cœur, mangez toute la fleur, et, en correspondant aux grâces divines, reproduisez en vous l’emblème de la violette. » En attendant, je sentais augmenter l’ardent désir de souffrir, puisque c’était tout ce que je pouvais faire pour manifester mon amour à l’Éternelle Charité ; et plus je me voyais vile, plus croissait ma gratitude envers mon Créateur, mon Rédempteur, mon guide, mon Pasteur, mon Maître, mon consolateur, ma vie, l’œil de mes yeux : j’aurais voulu mourir pour Lui et de son amour. Mais je me voyais si mesquine, si pauvre et sans vertu, si remplie de taches en mon âme, que j’avais honte de moi-même. Je compris que seule je ne pouvais rien pour acquérir le vivifiant amour de mon amoureux cher Jésus, qui prend racine dans l’humble foi d’où naît la pure charité et que tout doit être arrosé par le sang du divin Sauveur pour produire des fruits.
Tandis que je priais mon divin et amoureux Maître qu’il voulût bien, Lui, prier en moi et avec moi, je vis subitement passer dans mon intellect mon doux et cher Jésus portant une lourde croix et la tête couronnée de dures épines ; son corps sacré n’était qu’une plaie, le sang laissait une trace après lui, sa sainte face enflée était couverte de sang et de poussière. Il me dit : « Ma fille, regardez votre Jésus crucifié de nouveau par ses amis choisis, mes Ministres, ceux qui sont mes voies auprès de mon peuple... » Hors de moi et comme folle, je criai : « Non, jamais je ne voudrai crucifier de nouveau mon Dieu en ma personne... » Puis le divin crucifié ajouta : « Offrez à mon Père éternel le grand sacrifice de Jésus-Christ, le prêtre éternel. »
Aussitôt tout disparut, mais cette vue me laissa un très grand désir de souffrir les mêmes peines que mon aimable et cher Sauveur ; ce désir que je sentais en moi d’aimer et d’aimer encore mon Tout, la vie de ma vie, s’allumait de plus en plus ; je languissais, mes forces diminuaient par l’effet de ce dévorant désir d’aimer pour moi, d’aimer pour tous les hommes et de souffrir afin de réparer pour ceux qui ont offensé, qui offensent et qui offenseront mon très amoureux, mon très aimable Sauveur Jésus.
Entre les nombreuses illusions que je ne connais pas, en voici une que j’ai connue par ma propre expérience ; cela est bon pour m’humilier et me plonger dans mon néant. Il est très vrai que de toute l’ardeur de mon âme, je désirais le très pur amour de Dieu et les souffrances les plus vives et les plus amères, et aussi que je priais la Majesté divine de m’exaucer par les mérites de l’Homme-Dieu ; mais voici le point noir : Je pensais que quand le Très-Haut aurait daigné m’accorder son véritable amour, et que je serais en paix dans ce sacré foyer, tout inondée, tout imprégnée du divin amour, alors la peine du désir d’aimer cesserait par la raison que je posséderais mon Bien et me rassasierais !...
Très grande erreur ! L’amour consommé, n’est donné pour la simple créature, que dans le ciel des cieux. Je pensais de même au sujet des souffrances : je croyais que lorsque j’aurais beaucoup de peines d’esprit, de tourments, d’afflictions, et de plus les peines de la divine Passion, il ne m’en resterait plus à désirer ici-bas, puisque j’en serais comblée et rassasiée. Illusion encore. Peut-être que cela arrive aux personnes vertueuses, pour moi, ce fut le contraire ; et pour ma confusion je confesse que jamais, jamais je n’ai mérité de posséder ce divin amour que j’ai tant et tant désiré et que je désire du plus ardent désir.
Un jour que je demandais dans ma prière la grâce de savoir aimer mon Jésus le ravisseur des cœurs, une voix intérieure me dit : « Vous voudriez la Béatitude sur la terre, le rassasiement ; l’amour consommé est la plénitude de l’amour, c’est l’état des bienheureux dans le ciel des cieux. Vous êtes voyageuse, combattez comme Jésus-Christ a combattu et vous arriverez à votre fin. Sachez, ma fille, que Jésus-Christ avait deux volontés, l’humaine et la divine, et que par amour pour le genre humain, il rejeta toujours l’humaine et fit toujours la volonté divine. Abandonnez-vous en tout dans les mains de votre créateur et sauveur par une foi vive, bien persuadée qu’il veille tout particulièrement sur le prix de son sang qui est d’une valeur infinie en vertu de sa divinité. » Oh ! Comme je me sentais en repos quand je m’abandonnais totalement dans les mains de mon plus grand Bien, étant sûre qu’il veillait avec un soin particulier sur le prix de son précieux Sang.
Un jour, pensant à l’amabilité de mon souverain Bien et à tant de bienfaits que j’avais reçus de Lui sans aucun mérite de ma part, je me préoccupais sur quelle sorte de pénitence ou de réparation je pourrais faire pour contenter mon Divin Maître, et tout ce à quoi je pensais me paraissait choses de rien. Alors comme sans âme (désanimée) je retournais à mes anciennes prières, tantôt les bras en croix, tantôt toute prosternée la face contre terre, tantôt debout, les bras pendants comme une condamnée. En toutes ces petites choses j’entendais prier pour le clergé, pour les personnes qui dorment dans l’indifférence, pour celles qui sont en état de mort spirituelle, pour toutes les personnes consacrées à Dieu. C’était mon cher Frère qui m’avait enseigné tout cela ; de moi-même (inutile de le dire) je ne savais rien. J’avais fait les 33 génuflexions d’usage, quand je vis tout à coup mon doux Frère près de moi qui me dit : « Sœur de mon cœur, la paix soit avec vous, l’heure est venue de retourner chez vos parents, ne timeas, filia mea. » Je répondis : « Que mon Dieu, mon créateur, mon Sauveur règne selon ses éternels desseins de miséricorde ! Je suis prête. » Je m’agenouillai pour renouveler ma donation totale, celle de mes sens et des puissances de mon âme au Très Haut, etc., etc., puis j’ajoutai : « Très doux Jésus, ayez pitié de mon âme, ayez pitié de moi pécheresse, abîme de misère, attirez-moi en vous. Ô bonté suprême, délices de mon âme. Vous, ô mon amoureux Jésus, vous êtes ma vie et ma mort, les désirs de vous aimer et de souffrir me donnent la mort sans que je cesse de vivre, votre amour est comme une épée tourmenteuse, ô mon Amant Jésus ! Vous savez, ô mon Jésus, que je n’ai plus rien à moi, que vous êtes le maître absolu de moi et de toutes mes anciennes affections, et que vous en êtes le nœud. Maintenant, je vous en prie, ne me refusez pas la précieuse grâce de souffrir pour vous, finissez-en une bonne fois, rassasiez-moi, je ne puis plus supporter la peine que je ressens de vous voir, vous, la gloire des saints, sur la croix et moi non ; contentez un peu mon cœur qui vous veut aimer d’un amour pratique. » Puis je me relevai et mon Frère me dit : « Sœur de mon cœur, la grâce que vous demandez de souffrir toute la passion de Jésus-Christ et comme Jésus-Christ, est une grâce singulière et au-dessus de vos forces ; et si Dieu voulait vous exaucer, vous mourriez du poids de tant de spasmes. » Tandis qu’il me parlait, je sentais s’augmenter en moi le désir d’aimer mon Tout et de souffrir, j’aurais voulu être immédiatement clouée sur la croix (c’était ainsi que je l’entendais) pour témoigner mon amour et ma gratitude à mon Dieu. « Allons, dis-je à mon Frère, faisons vite ! Vous, très cher Frère, certainement vous pouvez tout près de l’Être incréé ; demandez-lui pour moi la faveur d’être crucifiée avec Jésus-Christ mon aimable et divin Maître que j’aime de toutes les puissances de mon âme. » Mon bon Frère me dit affectueusement : « Êtes-vous digne, ma sœur, d’avoir tant de souffrances ? » Je lui répondis vivement : « Je ne suis digne que de châtiments, mais mon aimant Jésus est digne de toutes grâces, puisqu’il m’a donné ses mérites infinis, etc. Donc, cher Frère, nonobstant mes démérites, exaucez-moi par les mérites de Jésus-Christ. »
Mon Frère aussitôt porta sa douce main droite à sa poitrine et en retira une fleur violette et verte et me la mit dans la bouche en disant : « Voici la passion qui correspond à votre âge, la divine miséricorde vous la donne. » À l’instant je fus ravie à mes sens et intellectuellement j’eus une très claire connaissance des souffrances de Jésus-Christ pour le salut du genre humain passé, présent et futur ; ainsi que de ses divines dispositions envers son Père éternel, son égal absolument en toutes choses.
Il vaut mille fois mieux se taire sur l’ineffable, l’inimaginable grandeur de Dieu et sur les effets qu’il produit et incarne, pour ainsi dire, dans l’intellect. J’aurais voulu faire participer tous les hommes à cette Éternelle Lumière de la présence du Très-Haut qui pénètre tout, qui voit tout, sait tout et renferme tout en soi ; lumière fixe et productrice, lumière active et immobile, lumière bienfaisante et amoureuse de l’ éternel Amour, lumière de la science incréée qui pénètre le cœur, l’embrase, l’éclaire et le fixe dans l’amour divin, lumière très éloquente dans son silence apparent ; en même temps qu’elle annihile l’âme dans la connaissance de ses profondes misères, elle le relève et le pare de la Sagesse de l’Esprit-Saint par qui l’âme, comme affamée de vérité, choisit la croix une comme l’unique et véritable aliment du saint amour qui vivifie et transforme l’être humain.
Revenue à moi, quoique privée sensiblement de mon élément je me trouvais heureuse, bien persuadée que partout où j’irais, je me trouverais toujours en Dieu, en sa présence, sous l’œil de son immensité, puisque hors du Tout qui est Dieu, il n’y a rien.
Ne voyant en moi que vrai néant je ne savais que faire pour donner goût à l’éternel Amour ; je ne comptais que sur la ressource de souffrir pour sa gloire et pour le salut des âmes, s’il daignait m’accorder la grâce de m’associer à ses souffrances. J’étais à genoux, je m’étais donnée à Dieu, mais au fond de mon âme, j’avais peur de moi, si tant soit peu les effets de la grande lumière m’abandonnaient et ne subordonnaient pas toutes les puissances de mon âme à son amour dévorant. Sur cela je fis le signe de la croix, et mon Frère se montra présent mais plus grand qu’à l’ordinaire, comme toujours très amoureux, amoureux comme l’amour dans le lys. Il était vêtu comme les prêtres quand ils offrent le saint Sacrifice de la Messe (et comme plusieurs années après je vis un Prêtre, la première fois que j’entrai dans une église, pour entendre la Messe). Il était tout resplendissant et attrayant, etc., etc. Je ne puis exprimer son amoureuse beauté. Sur sa poitrine était comme un cœur ouvert par des dards enflammés. De ce cœur sortaient avec empressement, comme d’un foyer ardent, pacifique et amoureux, des rayons lumineux. Mon Frère porta sa main sur cette plaie ardente et, avec deux doigts, il en retira un petit rond très blanc, très brillant, sur lequel il y avait son portrait vivant. Je dis portrait, mais je suis mieux dans la vérité en disant que je le voyais en deux : disant la messe, c’était mon doux Frère ; dans le petit rond c’était également tout mon Frère, de chair vivante avec des yeux mouvants et une bouche parlante, en un mot il était l’égal du Jésus qui disait la belle sainte Messe ; il y était lié par les liens de son amour, mais il faisait le mouvement de vouloir se donner, il semblait m’appeler et vouloir entrer dans mon cœur ; je ne pouvais pas résister aux impulsions amoureuses qui m’entraînaient et m’attiraient à Lui. Il me dit : « Sœur de mon cœur, recevez l’éternel Amour, le Dieu des forts », puis il disparut.
À peine l’eus-je reçu et eut-il touché mon cœur, que je me sentis une nouvelle vie et un désir plus pur de souffrir, de supporter les mépris, la pauvreté, l’abandon des créatures et mille morts pour la seule gloire de Dieu. Je me sentais abîmée dans mon néant jusqu’à disparaître à mes yeux, parce que le Tout m’avait couverte, pénétrée, remplie ; il me semblait que je n’existais plus ; mon cœur bondissait comme s’il voulait fendre ma poitrine ; je sentais les effets de l’amour vivifiant. Je n’essaierai pas d’expliquer ce qui est inexplicable : il faut l’avoir senti ; les deux extrêmes s’embrassèrent, l’infinie grandeur avec l’extrême néant. Depuis assez longtemps la vision avait disparu, mon cœur palpitait encore dans sa joie, dans son ravissement ; je restais comme écrasée, broyée sous les effets des grandes miséricordes du Très-Haut pour ce ver de terre ; je m’écriai : « Si j’appartiens à mon Seigneur, créateur et Sauveur tout-puissant, avec le secours de mon Dieu, me servant de son éternelle volonté, je veux lui témoigner ma vive reconnaissance par des souffrances qui dureront toute ma vie, et marcher dans la voie de la vérité et de l’unité avec mon Seigneur Jésus et toujours avec mon Dieu (je voulais dire avec la grâce de Dieu, mais je ne connaissais pas ce mot). Je préfère la croix à la gloire de tous les Saints ! » Mon petit Frère se montra ; levant les yeux au ciel il dit en s’approchant de moi : « Quelle est la faveur que désire cette si mesquine créature ? » Mentalement je répondis : « Avec la volonté de la Lumière Éternelle, je demande sa plus grande gloire par la voie du crucifiement avec mon Dieu. » À l’instant mon tout amoureux petit Frère souffla sur mes lèvres, puis mit ses deux petites mains sur ma tête, aussitôt je sentis de fortes douleurs ; puis il mit sa droite sur ma main droite qu’il pressa, puis sur ma main gauche, sur mes pieds et sur ma poitrine, cela suffit, je ne puis dire plus. Oh ! Vrai enivrement tout à la fois douloureux et amoureux de l’être vivant qui se meurt ! Oh ! Jésus, Jésus, faites-vous connaître de tous les hommes et ils vous aimeront ! Que je vous connaisse et vous aime comme vous êtes aimable ! Oh ! Feu dilatant, que je vous aime comme vous vous aimez et alors je serai contente !
Dès que je fus touchée par la main bénie de mon Frère de la manière que je viens de dire, j’éprouvai en ces parties de mon corps de grandes douleurs, surtout les vendredis, et quelquefois le sang coulait des plaies qui s’y formaient et, ensuite se fermaient d’elles-mêmes sans laisser de traces. Ces plaies duraient environ trois heures, de 2 heures après-midi jusqu’à 4 heures et demie. Certains vendredis, elles commençaient le jeudi soir et restaient ouvertes jusqu’au vendredi soir ; des fois elles ont été ouvertes tout le temps du carême... Je sentais une vive douleur comme si les nerfs se contractaient, douleur amère mais amoureuse et j’aurais voulu souffrir plus encore si c’eût été possible ; et ainsi je souffrais et j’aimais ; j’étais très contente. Il me semblait que je n’étais plus moi, mon Tout s’était rendu maître de moi, il m’avait toute à Lui, il me possédait !... Oh ! Beauté des opérations du Très-Haut ! C’est Lui qui corrige et embellit, dépouille et enrichit ; il blesse pour guérir, il fait tout, mon bien-aimé ! Il faut la correspondance, c’est encore Lui qui la suggère. C’est bien d’avoir l’œil fixé sur Lui pour scruter son bon plaisir et l’exécuter mais encore plus de le laisser faire, de se tenir passive et sans volonté en dehors de la volonté divine.
Au même instant où mon cher Jésus me disait qu’il me voulait toute à Lui (dire et faire était un seul acte) parut la très grande reine et impératrice Marie, Vierge Mère de Dieu, toute resplendissante de gloire et de majesté, vêtue, et revêtue d’amour !... qui, avec une ineffable douceur et bonté me dit : « Ma fille, la grande miséricorde de Dieu est avec vous, je veillerai sur vous comme Mère et Maîtresse, ne craignez rien lorsque, avec droite intention, l’œil de votre âme sera appliqué pour remplir le désir de Dieu. Il faut, unie aux mérites de Jésus-Christ, vous offrir continuellement pour l’exaltation de la Sainte Église et surtout pour le clergé. » Surprise et saisie de respectueuse affection, je ne lui répondis qu’un Maman ! bien chaud, mon cœur au comble du bonheur et de la reconnaissance me rendait comme muette. En même temps je me voyais si mesquine et j’étais si heureuse ! Comme les autres enfants j’avais une maman, une maman qui m’aimait beaucoup et qui savait où j’étais !... Marie, ma douce Mère, était belle de la beauté même, riche du Très-Haut, fraîche comme un beau lys amoureux qui a pris naissance et croissance dans le foyer du cœur du Dieu Tout-Puissant, ornée des mérites infinis de l’Homme-Dieu, en un mot elle était comme le chef-d’œuvre de la sainte Trinité, coopératrice de notre Rédemption et couronnée de la couronne de Reine du ciel et de la terre. Mais il vaut mieux que je n’essaie pas de parler de la beauté sans pareille de Marie, j’en ternirais la splendeur ; et elle est ma Mère, à moi !...
C’était un samedi (je sus que c’était un samedi par la voix intérieure que j’entendis dans l’oraison) ; mon Frère me dit intellectuellement que je devais retourner chez mes parents, avant que des discussions n’éclatent en famille à cause de mon absence. Nous partîmes et aussitôt je me trouvai près de ma maison. J’entendis mon père qui venait derrière moi, il m’embrassa et me demanda d’où je venais et depuis quand j’étais absente. Je ne sus rien lui dire, parce que, en vérité, je ne savais depuis combien de jours ou de semaines j’étais dehors, mais je lui dis que j’avais été avec mon Frère. Il me demanda ce que j’avais mangé ; je lui répondis que mon Frère me donnait des choses bien bonnes. Mon père s’apaisa et la paix revint dans la famille.
En ce temps-là mon cher père travaillait dans un bourg appelé La Mure, à environ cinq heures de marche ; il venait en famille une fois par mois, ordinairement le samedi, pour repartir le dimanche soir. Je passais ce dimanche un peu ennuyée. Les conversations que j’entendais, quoique non mauvaises, ne m’intéressaient pas, je ne pouvais comprendre qu’on pût tant parler sans parler du bon Dieu, que je croyais être la principale vie des hommes. On me disait que je devais parler, que c’était là la vie sociale et la bonne éducation, etc., etc. Mes pensées en ces jours étaient de chercher comment je pourrais faire quelques pénitences et prier selon ma coutume. J’appelai mon cher Frère, ma belle maman, mon très cher Jésus et des souffrances de toutes sortes. Mon cœur était plein de la divine présence de Dieu ; je savais que je n’étais plus seule et me sentais plus forte ; mais le désir d’aimer mon doux Sauveur et ma tendre Mère, de rendre amour pour amour à mon bien-aimé Jésus en faisant, ce qui était un peu difficile, quelques pénitences cachées, me préoccupait... Vivent les croix de la divine Providence ! Il n’y avait que deux ou trois jours que j’étais à la maison, lorsqu’il me vint une bonne maladie qui dura cinq ou six mois et me réduisit à l’extrémité : j’avais des sueurs et de fortes douleurs dans tout le corps ; j’étais devenue si faible que souvent je m’évanouissais et, quand on me sortait du lit, je ne tenais pas debout. Les personnes qui venaient disaient que dans deux jours je serais morte. Je m’en réjouissais, pensant qu’au ciel au moins j’aimerais à mon aise mon Tout et que je ne l’offenserais jamais plus ; j’étais seulement ennuyée de ne pouvoir souffrir plus longtemps pour Lui. Dans un tel état de faiblesse, ne pouvant rien faire, pas même prier, j’eus un peu de crainte que mon Amant Jésus ne se déplût de moi à cause de mon inaction et peut-être aussi mes infidélités. Oui, j’étais très contente de souffrir en cette maladie, mais j’aurais voulu être coupée en morceaux pour prouver mon amour à mon Jésus. Bien que, dans une telle faiblesse, je ne pusse faire aucun acte de dévotion extérieure, ma pensée toute en Dieu et, par moments, le sentiment de sa présence fixaient merveilleusement les puissances de mon âme, ma volonté absorbée en Lui était sans volonté. Mais il vaut mieux que je ne parle pas de ces choses que je ne sais pas exprimer.
La maladie faisait son chemin ; mes parents étaient tristes, affligés. Je dois dire qu’en famille le médecin ne fut jamais appelé parce qu’on avait en général horreur des médecins. Un jour mon père dit à ma mère : « Cette petite doit avoir quelque mal intérieur, voyez comme elle a maigri, nous ne pouvons pas la laisser ainsi, nous devrions appeler le médecin pour la faire visiter. » Entendant cela je fus épouvantée. (Je n’aimais pas que personne me touche.) Ne pouvant pas parler, je fis signe avec la main, avec la tête que non, non !... Après une heure environ, je pus dire à mon père que je me sentais mieux et que je n’avais pas besoin du médecin. Ainsi je fus contentée et je rendis grâce à l'Amour de mon amour.
Après trois ou quatre mois les douleurs diminuèrent un peu, et aussitôt que je pus mouvoir mes bras, je fis le signe de la sainte croix, comme me l’avait enseigné mon aimable Frère et un acte de total abandon dans les mains de mon créateur et sauveur. Subitement je vis par l’intelligence la grande Reine et impératrice Marie, mère du bel amour, toute belle comme une nouvelle épouse, aimable comme l’amour, attrayante comme la Sulamite[6], fraîche comme la rose du matin ; dans la main Elle tenait un très beau lys qui n’était pas complètement ouvert et de l’intérieur duquel sortait une très active lumière comme une flamme ardente ; au milieu de cette flamme et presque dans le lys était une belle croix d’or, mais pas de l’or d’ici, ornée de pierres précieuses dont je ne saurais dire la beauté. Toujours intellectuellement ma très douce Maman me dit : « Courage, ma fille, ne vous désanimez pas, je suis toujours avec vous, soyez souple, docile (sous la puissante main du Très-Haut) ; obéissez en toutes les choses qui n’offensent pas la présence du Dieu Très-Haut. Aimez qui vous méprise. Tout vient de Dieu. Et que toutes vos actions soient rendues précieuses par les mérites du sang adorable de Jésus-Christ, le Saint des saints. Soyez vigilante sut votre cœur. » Puis la grande Reine toute composée des finesses de l’amour ajouta : « Cette fleur est mienne et vôtre, je la conserve. » En disant ces dernières paroles, Elle la mit sur son sein, la couvrit avec son voile et disparut ; mais je ne me sentais pas seule ; le désir de souffrir augmentait : vite j’essayai de prier les bras en croix pendant la récitation de 33 Pater, je ne pus les terminer à cause de mon extrême faiblesse. Je m’affligeais de ne pouvoir rien faire pour mon Jésus crucifié que j’aimais de tout mon cœur. Eh ! Qui connaissant notre très amoureux Jésus peut s’abstenir de l’aimer de tout son être ? peut s’abstenir de marcher sur ses traces, de partager ses sentiments, de chercher en toutes choses son bon plaisir, sa pure gloire et son adorable volonté ?
Quelques semaines après, je commençais à me lever pour une heure, mais souvent je m’évanouissais et avais des vomissements. Chaque fois que je quittais le lit, j’essayais de me tenir à genoux par respect pour la présence de Dieu. La grande Lumière éternelle me portait à aimer et à adorer en tous lieux l’Être incréé, éternelle vérité et éternelle sagesse. Dès que commença la convalescence, j’eus le désir de souffrir, mais pas seule, de souffrir en unité avec Jésus-Christ parce qu’il me semblait que mes prières et mes souffrances seules ne pouvaient mériter pour la vie éternelle. Je me donnai donc et m’abandonnai tout entière à mon divin Sauveur et dès lors tout ce que je faisais pour Dieu était avaloré, arrosé par le sang de mon Divin Rédempteur ainsi que mes prières pour les dieux de la terre.
Quand je fus entièrement rétablie, je fus plus d’une fois encore mise dehors par ma chère mère que je ne cessais d’affliger. Mais alors je me retirais avec joie dans le bois où je savais rencontrer mon cher Frère qui aimait bien le bon Dieu et qui m’apprenait à l’aimer et qui était si bon ! Pour l’ordinaire, quand, la nuit venue, je me couchais sur l’herbe pour dormir, je me couchais et m’endormais les bras en Croix. Plusieurs fois la neige tombait pendant la nuit et me couvrait entièrement. Mon Frère venait vers moi le matin et m’appelait de sa douce voix. Aussitôt la Sauvage se réveillait en appelant son bon Frère qui, en lui donnant seulement la main pour l’aider à se mettre debout, faisait disparaître la neige. La première fois je demandai à mon bien-aimé Frère comment il avait fait pour m’enlever toute cette farine froide et me sécher : « Par la prière à notre bon Dieu », me dit-il. ‒ « Ah ! Oui, oui, lui dis-je, vous l’aimez beaucoup, votre bon Dieu Jésus-Christ, voilà pourquoi il vous a vite écouté ; quand je l’aimerai comme vous beaucoup, beaucoup, il m’écoutera, aussi vite, à cause qu’il nous aime tant. »
La Sauvage avait environ quatre ans lorsqu’elle fut perdue de la manière que je vais dire. Le père étant allé pour travailler dans un village un peu éloigné avait dit à la mère : « Si je ne reviens pas samedi soir, vous ne m’attendrez pas de toute la semaine suivante. » Le samedi, le père n’étant point arrivé, on l’avait attendu jusqu’à minuit. Avant de se coucher, la mère vint vers le lit où, cette nuit-là (afin que le père ne dit pas qu’on ne soignait pas cette enfant), elle avait fait coucher la Louve ; elle la fit lever et la mit dehors. La pluie tombait en abondance ; le temps était très sombre de sorte que la Sauvage ne voyait pas à se conduire. Elle traversait la grand’route lorsqu’elle la vit embarrassée par une espèce de grande charrette couverte : elle se mit dans cette charrette et s’y endormit. Le maître ne tarda pas de venir atteler ses chevaux et partit. Il était déjà très loin et le jour était venu. La Sauvage fut réveillée par le bruit du Drac. Aussitôt elle pousse des cris. Le pauvre charretier, tout stupéfait de voir cette jeune enfant dans sa charrette, ne savait que dire. Il pense que quelque personne, pour s’en défaire, l’y avait mise... Enfin il arrête ses chevaux : ‒ « D’où es-tu, petite ? » lui demanda-t-il. ‒ « Je ne suis pas d’endroit », dit l’enfant. ‒ « Comment t’appelles-tu ? » ‒ « Je m’appelle Sœur. » ‒ « Ton autre nom ? » ‒ « Je n’ai point d’autre nom, mon Frère m’a toujours dit Sœur. » ‒ « Et ton frère, comment s’appelle-t-il ? » ‒ « Il s’appelle Frère. » ‒ « Et ton père ? » ‒ « Je n’ai ni père ni mère, je n’ai qu’un Frère. » ‒ « Allons, petite marmotte, dis-moi qui tu es ou je te tue. » ‒ « Je ne suis rien. » ‒ « Ton pays ? » ‒ « Je n’ai point de pays : mon Frère me dit que j’ai une Maman qui est dans le Paradis et qui est partout avec ses enfants. » Le pauvre homme tout furieux prend l’enfant par le bras, la plonge dans le Drac et la menace de l’y laisser si elle ne dit de qui elle est. Comment la Louve pouvait-elle le dire ? Elle n’en savait rien. Enfin, après bien des épreuves, l’homme se décide à la laisser à moitié dans l’eau et à prendre la fuite. La Sauvage fut entraînée un peu plus loin dans le Drac. Elle était presque étouffée par l’eau, lorsqu’arrive le petit Frère qui la retire de l’eau. La Louve avait perdu ses souliers dans l’eau ; son Frère lui prête les siens et Lui-même marche sans toucher la terre.
Il me reconduisit ainsi, toujours conversant sur la vie cachée de Notre-Seigneur Jésus-Christ et sur sa passion. Avec Lui je ne distinguais pas le jour de la nuit, car il faisait claire lumière sans ombre ; et je faisais comme Lui, je ne dormais pas. Arrivés presque à la première maison isolée des autres, mon Frère tenant mes souliers à la main me dit : « Sœur de mon cœur, mettez vos souliers, on vient vous prendre, allez chez vos parents. Vous ne me verrez plus de quelque temps, soyez bien sage, etc. N’oubliez pas que vous avez une Mère au ciel que vous irez voir ; elle veille sur vous, elle est avec vous, elle vous entend quand vous parlez, elle voit quand vous souffrez, elle sait quand vous avez faim. Allons, ma sœur, voici que l’on vient vous chercher... » En même temps, Il fit quelques pas pour se retirer et disparut. Quelques minutes après ma tante arrive. « Ah ! Petite méchante, d’où viens-tu ? me dit-elle, tu as manqué faire tuer ta mère par ton père (mon père n’ayant pu travailler à cause de la grande pluie qui était tombée, était revenu depuis plusieurs jours) ; tu as augmenté la haine de ta mère contre toi ; quand tu arriveras tu es perdue si ton père n’y est pas. En attendant viens chez moi et je m’informerai si ton père est à la maison pour que je puisse t’y conduire. » À son retour elle me dit : « Ta mère ne te veut plus, ton père m’a chargée de toi. »
Je restai chez ma tante environ deux ans, mais en différentes fois. Elle me portait à l’école, etc. Deux ans se passèrent ainsi. J’avais résolu d’esquiver jusqu’à l’ombre du péché, de ne plus faire de la peine à ma chère mère. Ma résolution était bien sincère ; mais hélas ! hélas ! je confesse que je ne la tins pas, comme on va le constater. Puisse cette humiliation réparer tant de si graves péchés !
Un jour que ma mère était chez elle en compagnie avec des femmes qui travaillaient et avaient amené leurs enfants, elle dit à ces enfants : « J’ai des poupées que je donnerai aux petites filles qui sont obéissantes à leur maman », et en disant cela, elle montra les poupées. Moi qui n’avais jamais su qu’il y eût des poupées, je crus que c’étaient de très petits enfants, peut-être parce que je les voyais à une certaine distance ; et aussitôt ma mère ajouta qu’elle les avait achetées au marché. Je désirais en avoir une pour lui apprendre à bien faire le signe de la Croix et à bien aimer le bon Dieu, mais de poupée, je n’en eus pas ; et comme je savais où ma mère avait son argent, un moment, sans y voir mal, je pris dix centimes avec lesquels j’allai acheter une poupée. De retour à la maison, je me mis aussitôt en devoir de parler des choses de Dieu à cette poupée, de lui faire dire le saint Nom de Jésus notre amour, etc. La poupée ne répétait jamais. Je recommençais : « Jésus, Marie... » mais toujours sans succès. Ma mère émerveillée d’entendre, de la pièce voisine, la Muette parler, arrive sans faire de bruit et me demande avec qui je causais. Je dis : « Cette poupée ne veut pas parler, elle n’apprend pas à dire le saint Nom de Jésus... elle ne me plaît pas. » ‒ « Qui t’a donné cette poupée ? » ‒ « Personne ne me l’a donnée, je j’ai achetée avec deux sous que j’ai pris dans votre tiroir. » Entendant cela, ma mère m’enleva la poupée et me gronda très fort, me disant que si je ne me corrigeais pas de tous mes grands défauts, je m’exposais à finir mes jours dans les prisons ; que le vol est un grand péché, la désobéissance aux parents un péché aussi et que certainement Dieu n’était pas content de moi. En entendant dire que mon bon Dieu avait du déplaisir de moi, je pleurai beaucoup, je demandai pardon à ma mère et je lui promis de lui restituer ses deux sous. Mon intention était, quand mon père viendrait, de lui demander deux sous pour les donner à ma mère et je fis comme je l’avais dit.
Peu de jours après, ma mère me croyant plus docile, voulut me porter à une comédie et vraiment je ne fis pas de résistance. J’avais résolu d’obéir, quoique intérieurement je sentisse de la répugnance ; mais j’avais donné mes sens à Dieu, je le priai de me préserver de voir et d’entendre aucune chose qui ne serait pas de son goût. Dans cette comédie un individu annonçait au public qu’il allait voir des choses stupéfiantes : qu’on allait couper la tête à un homme et qu’on la lui remettrait en place sans qu’il reste trace de la blessure. Ma mère me voyant tranquille était contente ; mais quand vint le moment aveuglant et que ma mère me dit : « Regarde, regarde, regarde bien là », je poussai un cri : « Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! Mes yeux ne peuvent supporter l’artifice ! » Et je pleurai si fort que ma pauvre mère dut, à son grand déplaisir, m’emporter. Arrivée à la maison, je fus renvoyée comme incorrigible, et vraiment j’étais terrible, je donnais continuellement du chagrin à ma chère mère.
Il était obscur, je n’aurais pas su aller dans les bois. J’eus l’idée d’aller dans l’église où mon père m’avait portée une fois. La prière du soir était faite, une seule personne s’y trouvait et faisait le chemin de la croix, c’était ma tante : J’allai droit à l’autel de la Sainte Vierge, ma maman, pour lui confesser mon récent péché de vol envers Julie (ma mère). C’était la première fois que je pliais les genoux devant une statue. Je priais de tout mon cœur quand tout à coup il me sembla que cette statue s’animait, prenait vie et mouvement, que la face s’illuminait d’une très belle lumière. Sur son bras gauche était mon Frère qui tenait dans ses mains un cadre très brillant : il le regardait, puis le mettait sur son cœur, puis il le regardait de nouveau et le faisait voir à la belle Reine qui, après l’avoir regardé fit un signe à son divin Fils. J’étais toujours à genoux devant l’autel et, bien que l’amabilité, la suavité, la grandissime bonté de la Reine du ciel me poussât à courir vers elle et vers mon Frère, pourtant mon péché de vol et le dégoût que j’avais donné à mon divin Rédempteur pesant sur ma conscience coupable, je faisais des actes sincères de contrition. Je ne sais dire comment, en moins d’une seconde, je fus en face de la belle et toute pure Marie, la Vierge qui ravit les cœurs, la Vierge de la paix avec Dieu, la Vierge qui guérit les plaies du péché, la Vierge réconciliatrice des pécheurs, et en face de mon amoureux Frère qui regarda encore à diverses reprises, puis me montra ce que j’avais pris pour un cadre : c’était un joli miroir en très pur argent cristallisé et brillant. Je compris que c’était mon âme dont les nombreuses taches (de mes péchés) empêchaient que Notre-Seigneur s’y vît parfaitement. À cette vue je tombai à genoux, implorant Marie Vierge et Mère que par les mérites de la passion et de la mort de Jésus-Christ, par les mérites de sa pauvreté elle me pardonnât et m’obtint le pardon de tous mes péchés : et je priai mon très doux Frère de me donner une entière absolution ; ce qu’il fit avec sa main droite. Puis Marie, oui Marie très Sainte, la vraie Mère de la miséricorde, passa en forme de croix l’index de sa bénie main droite sur le miroir qui devint très beau et très lustré ; et Jésus s’y regarda avec complaisance, le serra, le pressa sur son cœur, me bénit et tout disparut. Je me retrouvai au pied de l’autel, la paix dans le cœur.
Ici, je ne puis dire comment en me voyant pleine de péchés en présence d’une beauté, d’une pureté si sublime, sans effort je m’abîmais, non je disparaissais. Je pense que ce sont des choses que ne peuvent comprendre que ceux qui les ont éprouvées.
Ma tante, son chemin de croix terminé, étant revenue à sa place, m’aperçut, et comme on allait fermer l'église, elle me fit sortir avec elle. Apprenant par moi que j’avais été chassée de la maison, elle m’emmena chez elle où je restai deux ou trois mois. Dans l’intervalle, mon père était revenu et aussitôt sa sœur avait tâché de le rencontrer pour lui dire de n’être pas en peine. Mon père vint aussitôt me voir ; sa sœur lui parla à part, il revint, me dit de rester avec sa sœur et s’en alla.
Soir et matin, ma tante me faisait prier avec elle et dire le chapelet. Tous les dimanches, après vêpres, elle m’emmenait avec d’autres personnes, en pèlerinage à la Chapelle de Notre-Dame de Goumier, sur le chemin qui conduit à la Salette, à demi-heure environ de Corps. Nous passions près de la maison de mes chers parents. Quelquefois je voyais à distance ma chère mère. La première fois je demandai à ma tante la permission d’aller la saluer, elle ne le permit pas. Je pensai qu’elle ne voulait pas que j’interrompe la récitation du chapelet.
Ma tante m’envoyait à l’école ; mais pendant un an environ qu’en différentes fois je fus à l’école, je n’appris pas seulement à bien connaître mes lettres. Les enfants ne m’appelaient que la Muette, parce que je ne parlais jamais et que j’étais toujours dans un coin toute seule ; et quand la bonne Maîtresse m’appelait pour me faire dire ma leçon, il n’y avait pas moyen qu’elle me tirât une parole de la bouche. Un jour elle me forçait de lui dire pourquoi je ne voulais pas dire sa leçon. Je lui répondis que c’était parce que sa leçon ne disait pas joli, et que dans le ciel ou ne disait pas des choses laides comme ça et que je ne voulais faire ici que ce que je devais faire avec ma Maman dans le paradis... « Et puis, ajoutai-je, je ne veux plus venir à l’école, parce qu’on y fait trop de bruit : j’ai peur que mon cœur l’entende, car mon petit Frère m’a dit bien des fois : "Ma sœur ce que je vous recommande, c’est que vous fermiez votre petit cœur à tous les bruits du monde : n’écoutez pas ce que le monde dit, ne faites pas ce que le monde fait, ne croyez pas ce que le monde croit." » ‒ « Et comment vous appelez-vous, mon enfant ? », reprit la maîtresse. ‒ « Mon Frère m’a toujours dit Sœur, voilà mon nom ». Ce furent à peu près toutes les paroles de la sauvage, pendant un an environ qu’elle fut à l’école.
Un jour de congé (je crois que c’était le Jeudi Saint), j’allai, comme à l’ordinaire, passer cette heureuse journée dans les bois. J’avais environ six ans. Je m’étais retirée fort loin. Là j’étais toute pensive et je pleurais de ce qu’on n’aimait pas bien et beaucoup mon bon Jésus. Je demandai à ma Maman de bien, bien me faire souffrir afin de donner l’amour du bon Dieu aux gens qui ne l’avaient pas ; car je croyais que quand mes souffrances augmentaient, l’amour du bon Dieu croissait chez les autres. Aussitôt je vois venir mon Frère, que je n’avais pas vu depuis longtemps, qui me dit : « Sœur, c’est aujourd’hui que nous allons voir notre Maman. » En même temps il me fit asseoir sur un joli petit gazon vert couvert de fleurs, et il étendit sur sa tête et sur la mienne une espèce de voile blanc qui nous couvrait la face, et, en même temps, le gazon parut se détacher et nous voilà partis. Je voulais lever le voile pour voir, disais-je, le chemin afin de savoir ensuite m’en retourner. Mon Frère m’en empêcha et me dit de me laisser conduire et que l’on saurait me ramener. On arriva bientôt près d’une très grande porte ; alors nous nous mîmes debout. La porte s’ouvrit et nous traversâmes un vaste appartement (je serais plus dans le vrai si je disais : une vaste plaine) tout tapissé en noir et presque partout couvert de croix de différentes grandeurs. De plus, pendant que nous, traversions, les croix nous tombaient dessus comme la pluie, et les gens (les Chrétiens) qui habitaient ces lieux ne cessaient de nous injurier... Il nous fallut, me semble-t-il, près de deux heures pour traverser ces salles où nous avions eu beaucoup de peines. Enfin nous vîmes une deuxième porte très vaste qui s’ouvrit devant nous. Des jeunes personnes vêtues d’un blanc nous saluèrent profondément. Nous aperçûmes un espace immense comme tapissé d’un certain blanc, mais les croix y étaient plus grandes encore, plus nombreuses. Ô Dieu ! Quelle traversée ! Les gens se réunissaient sur le chemin pour me charger d’injures (ce qui me fut sensible ce fut d’y voir grand nombre de membres du Clergé...) Quelques personnes même voulaient me frapper ; mon Frère regardait tout cela sans rien dire. Mais, je le répète, ce qui m’était le plus sensible, c’était de voir et d’entendre des personnes consacrées à Dieu me dire toutes sortes de choses pour me décourager et me crier : Singulière ! Il y eut un moment très dangereux pour la Sauvage qui, se voyant écrasée par les croix qui pleuvaient, voulut, pour se débarrasser de l’une d’elles qui l’arrêtait, lâcher la main de son Frère ; et, comme elles tombaient toujours avec abondance, bientôt la Louve en eut jusque sur la tête, de sorte qu’elle ne voyait plus son Frère. Elle l’appelait, mais il ne répondait pas. Enfin le jeune enfant eut pitié de sa sœur ; il retourne en arrière et me donne la main au moment où je me croyais perdue. Avec beaucoup de peine nous arrivâmes enfin au bout de cette deuxième demeure et nous approchâmes bientôt d’une troisième qui paraissait ne ressembler en rien à celles que nous venions de parcourir. La porte était d’une blancheur éblouissante et toute brodée en or. « Oh ! Dieu, m’écriai-je, je meurs, je meurs, si cette porte ne tempère pas son éclat, mon Frère, qu’est-ce que cela ? » ‒ « C’est là, me répondit mon Frère, la Porte de la Maison de notre Maman ; laissez-là toutes les peines de la terre ; entrez et voyez. » À peine avait-il achevé ces mots, quatre ravissantes vierges ouvrirent avec des chaînes d’or les deux battants des portes qui semblaient en feu, tant la lumière dont elles étaient composées ou qui les entourait était scintillante, agitée et brillante. Ces quatre vierges se prosternèrent devant mon petit Frère qui, par un signe, les releva aussitôt. Mais que vis-je donc !... Ah ! Ici, il vaut mieux se taire ; le silence en dira plus que ma parole, je pense. Je ne pensais plus à avancer, tant j’étais stupéfiée devant cette multitude de bienheureux nageant dans une joie la plus pure, dans ce séjour de lumière sans limite infiniment plus blanche, plus pure que le soleil !... Je voulais m’arrêter, admirer ces gradations et ces variétés dans les gradations de toutes ces âmes bienheureuses nageant dans la gloire infinie du Verbe de Dieu Très-Haut, et remplies de leur gloire acquise dans le temps. Mon Frère me tenant par la main avançait toujours. Enfin j’aperçois les chœurs des Vierges, toutes d’une beauté incomparable, inimaginable, plus heureuses encore au milieu de tous ces heureux... Je ne savais que devenir, je n’osais pas m’en approcher et cependant je ne voulais pas rester là d’autant plus que mon Frère me conduisait toujours... Près de la légion des Vierges, qui, en comparaison avec les légions des saints de tous grades, était bien minime (je compris, il faut avoir combattu) étaient des trônes magnifiques dont deux libres. Dès que ces Vierges nous aperçurent, elles firent une ouverture, c’est-à-dire que le cercle s’ouvrit et aussitôt que nous entrâmes dans le cercle, elles chantèrent un très joli cantique dont la répétition était : « Une sœur de plus ! Une sœur de plus ! » En même temps une grande Dame, non, une belle Reine, vêtue à la royale de splendides draperies ornées de brillants éblouissants à mes yeux. Elle était incomparablement plus belle que tous les autres saints, descendit de son trône, vint au-devant de mon Frère et le salua profondément. Aussitôt mon Frère me dit : « Sœur, voilà notre Maman ». À peine avait-il achevé ces mots que je me sentis attirée à Elle, je cours tenant toujours mon Frère par la main et m’élance dans les bras de ma Mère en disant : « Maman, ma bonne Maman, Maman !... » ‒ « Ma fille, ma chère enfant, me dit-elle, oui je suis votre Mère, soyez mon enfant, (en marchant sur mes traces) venez avec moi. »
Et Elle m’emmena en haut ; mon Frère était devenu grand personnage, mais c’était toujours Lui ; il s’assit sur un trône magnifique tout resplendissant, à la droite d’un très haut personnage tout lumineux qui paraissait être l’éternel Père, par la raison que de lui-même, il était lumière ou la Lumière éternelle ; à la gauche s’assit ma Mère, sur un trône d’une blancheur variante, éblouissante et orné d’or le plus pur ; à la droite de mon Frère était un très beau et resplendissant trône sur lequel était saint Joseph ; puis moi, petit rien, j’osai m’asseoir à la gauche de ma Maman dès qu’elle et mon Frère me l’eurent dit. Ah ! De quel bien-être, en ce moment, de quel bonheur, de quelle paix mon âme et même mon corps jouissaient, étaient inondés, remplis !... Depuis combien de temps étais-je abîmée dans la joie et la contemplation d’un bonheur inexprimable ? Ma Mère regarda mon Frère, et aussitôt le chœur des Vierges avec des instruments de musique tous différents qui paraissaient fort légers, commencèrent à chanter si bien, si bien qu’il m’est impossible d’en exprimer la moindre chose sinon que si j’avais été ici sur la terre, j’en serais morte de joie. Cette musique semblait me pénétrer, corroborer, élargir, reposer dans un bien-être doux et paisible, et surtout amoureux de l’amour le plus pur, le plus élevé.
Dans le Royaume du Dieu trois fois saint, les Bienheureux tous (chacun selon sa capacité) jouissent de la même félicité dont Dieu jouit en lui-même dans des transports de joie incompréhensible aux mortels, ils sont bercés dans la contemplation des perfections infinies du Très-Haut leur créateur ; mais laissons. Mon grossier langage est trop, beaucoup trop terre à terre ; d’ailleurs, je suis, moi ver de terre, bien persuadée que quiconque des mortels qui voudrait tracer, décrire la gloire, les délicieuses félicités, les munificences dont la magnanime sagesse éternelle comble et recomble les Bienheureux dans la céleste patrie, ne retracerait pas même l’ombre de la plus minime des fleurs.
Après quelques jours passés dans un bonheur inexprimable, mon petit Frère me ramena où il m’avait prise et me dit de m’en aller chez celle où j’étais avant de venir dans le bois. Ma tante m’avait fait chercher de toutes parts et avait résolu de ne plus garder chez elle une enfant qui lui causait tant d’ennuis. En me voyant revenir le dimanche soir et ne pouvant me faire dire d’où je venais, sinon du bois, elle me rendit à mon père, mais me reprit bientôt par pitié, parce qu’il devait s’absenter pour son travail. De son côté, ma mère, depuis qu’elle avait su que j’étais avec la sœur de mon père, avait perdu la paix ; et je ne sais comment j’appris qu’elle avait dit qu’elle me préférerait morte plutôt que de me savoir avec ma tante Bigote.
Un dimanche, nous allions, selon notre coutume, à N.-D. de Goumier en récitant le chapelet, nous étions environ une douzaine de personnes, quand ma mère arrive en courant, sans mot dire me prend par le bras, me conduit chez elle et m’enferme dans une pièce pendant trois jours. C’est alors, qu’une personne voisine vint lui demander si elle pouvait lui donner un de ses enfants pour garder ses brebis. Ma mère lui répondit que si, au lieu d’un de ses garçons, elle acceptait la Muette, elle la lui donnerait. L’offre étant acceptée, je quittai la maison le lendemain pour garder les brebis. J’avais six ans et quelques mois. Je restai là à peu près huit mois puis, pendant la saison des neiges, je retournai chez mes parents pour y passer le gros de l’hiver.
L’année suivante, je fus demandée à ma mère par un nouveau maître, encore pour garder les brebis et restai chez lui, comme toujours, tout le temps que les brebis trouvaient du pâturage.
L’année après je fus mise au service d’un troisième maître pour garder un tout petit enfant. Cela fait trois ans que je suis restée en service dans la commune de Corps. Pendant ce temps, mon Dieu ne m’abandonna pas : il m’instruisait amoureusement sur les vérités de la foi, de cette foi vraie, persuasive, forte, inébranlable en un seul Dieu incréé, éternel, et en Jésus-Christ Dieu et homme ; en la très sainte Trinité des Divines Personnes dans une seule Essence, etc. et autres vérités révélées. Il m’enseignait que les œuvres procèdent de la foi, qu’avec la foi viennent les œuvres et qu’il n’y a que les œuvres de la foi, produites par la foi, qui donnent la justification ; que la foi en Jésus-Christ nous a été donnée, semée dans le saint baptême ; que notre foi doit être entière et ferme ; que la racine inébranlable de votre foi est en Dieu, vérité infaillible ; que par tous les efforts de notre raison humaine et surhumaine, nous n’arriverons jamais à comprendre Dieu et ce qu’est Dieu ; que Dieu le Père est éternel, immense, infiniment bon ; qu’il sait, qu’il peut tout, etc. Le Fils aussi... le Saint-Esprit aussi... et que bien qu’il en soit ainsi, il n’y a pas trois éternels, trois tout-puissants, trois infinis, trois immenses : c’est la Trinité. Je ne puis expliquer bien des choses que je laisse aux lettrés et plus encore à l’humble foi. La voix claire, persuasive et suave qui m’instruisait me faisait aussi de douces admonitions. Les premières fois que je gardais les brebis de mon maître, je croyais que tous les champs, toutes les prairies lui appartenaient ; par conséquent je laissais paître partout où elles voulaient et je fus instruite sur cela. Il me fut enseigné qu’il y a des limites aux propriétés, etc., et même aux royaumes de la terre. La même voix (venant toujours de la grande Lumière de la présence de Dieu) m’enseigna que maintenant je devais aimer et glorifier le Très Haut plus solidement que je ne l’avais fait jusqu’ici ; que le Dieu Tout-Puissant doit être aimé pour lui-même, parce qu’il mérite seul d’être aimé d’un amour très pur et dénué de tout intérêt propre ; qu’en toutes mes actions je ne devais désirer que de faire la nue volonté du Dieu Tout-Puissant, Créateur du ciel et de la terre ; que je devais m’oublier moi-même pour n’agir et ne penser que pour la gloire de Jésus-Christ ; que Dieu me voulant toute à Lui, je devais lui donner et redonner ma volonté sans restriction. Comme depuis longtemps je lui avais donné ma volonté, j’allais m’attrister de cette nouvelle demande, la voix ne m’en donna pas le temps ; je compris aussitôt que ce n’était pas ma volonté dans l’action extérieure que le bon Dieu me demandait, mais ma volonté dans le consentement et la soumission à toutes les opérations de la grâce : que dans mes joies comme dans mes tribulations, je dois tout recevoir, acquiescer au bon plaisir de Dieu, avec un abandon total de mes sens, de mes pensées et de toute ma personne ; enfin qu’il me demandait la transformation de ma volonté en la sienne, la rectitude d’intention dans la foi, et le renoncement (pour moi) aux mérites qui se peuvent acquérir dans l’exercice des vertus ; que les mérites de toutes les peines que je devais souffrir, je devais les offrir au Père éternel unis à ceux de Jésus-Christ et au Nom de Jésus-Christ au profit de son Église, en même temps que les puissances de l’âme de Jésus-Christ et les mérites de ses sens, pour l’expiation, la purification et la sanctification de tout le Clergé. Tout cela, je le compris instantanément et dans cet instant je ne pouvais que me liquéfier pour un amour si grand.
La neige étant tombée en abondance, je ne pouvais plus conduire mes brebis au pâturage ; je retournai chez mes parents. Mon père, qui se trouvait à la maison, dit avant de se retirer, à ma mère, de m’envoyer à l’école. Donc, chaque matin, le fils de ma mère m’accompagnait à l’école et, le soir, il venait me prendre. La maîtresse était une personne sérieuse et pieuse ; elle s’était aussitôt affectionnée à moi ; mais avec mon triste caractère, je correspondais peu ou pas du tout à ses bonnes manières. J’étais une vraie sauvage et m’éloignais toujours de qui aurait essayé de m’approcher. Un jour après-midi la Maîtresse me dit avec bonté : « Sœur (tout le monde m’appelait sœur parce que j’avais dit que c’était mon nom), laissez-moi arranger un peu votre chevelure. » Aussitôt je dis : « Non, non, elle est bien comme cela. » Après quelques minutes, elle revint me dire qu’elle aimerait à arranger mes cheveux, que mon père lui avait bien recommandé d’avoir bien soin de moi, et que ma tante lui avait fait la même recommandation que mon père. En entendant cela mon dur cœur s’attendrit ; de plus j’aimais beaucoup mon père et je ne voulais pas lui causer de la peine. Alors, malgré ma grande répugnance à me laisser approcher, la Maîtresse, avec une grande charité, essaya de peigner mes cheveux tous embrouillés et collés par le sang qui parfois coulait et (si je n’avais pas pu le laver) séchait dans mes cheveux. La bonne Maîtresse d’école ne put, ce jour-là, réussir à me peigner selon son désir : elle se contenta de relever mes cheveux en arrière et les attacha en me disant : « Demain, je vous les arrangerai. » Le soir, dès que je fus à la maison, je pris un des fils de ma mère pour lui faire faire sa prière. En ce moment ma mère me regarda et m’ayant vue peignée, me dit d’une voix fâchée : « Qu’est-ce que cette nouveauté ? Et pourquoi as-tu relevé les cheveux qui te couvraient le front jusque sur tes yeux ? Je te voyais encore trop, à présent tu m’es insupportable. Mais pourquoi t’es-tu peignée ainsi, pourquoi ? Réponds tout de suite. » Je lui répondis que je ne savais pas le pourquoi. Alors ma mère se fâcha beaucoup, me disant que je mentais, mais qu’on voyait que c’était par vanité que j’avais arrangé mes cheveux de cette manière, que je feignais la dévotion pour couvrir mes défauts. Puis elle prit des ciseaux et me coupa tous les cheveux sur le front jusqu’aux oreilles, et sans enlever les cheveux qu’elle avait coupés. Le lendemain, j’allai à l’école comme à l’ordinaire. La Maîtresse fut surprise de me voir avec mes cheveux coupés ; elle me gronda beaucoup pour cette grave impertinence, ajoutant qu’elle n’aurait jamais, jamais cru que j’aurais été capable de tant de méchanceté. Je ne répondis rien, d’autant plus que je ne prêtais pas grande attention à cela ; mon esprit était occupé à ce que je pourrais faire pour correspondre aux bienfaits de mon très amoureux Jésus, parce que j’avais faim et soif de la souffrance, sans jamais souffrir. Oh ! Que cet état est cruel !
Dans l’après-midi, la Maîtresse d’école m’appela dans sa chambre en me disant : « Venez que je vous ôte au moins les cheveux que vous vous êtes coupés. » Pendant qu’elle m’arrangeait, mon père frappa à la porte et entra (ce devait être un samedi, puisque mon père était dans le pays). Alors la Maîtresse dit à mon père que j’étais devenue vindicative d’une manière incroyable et lui raconta le fait de la coupure de mes cheveux. Mon père se montra un peu incrédule et ne pouvait pas se convaincre que j’avais une si grande méchanceté. Il me fit venir près de lui et, avec calme et douceur, il me demanda qui m’avait coupé les cheveux. Je ne répondis rien pour ne pas occasionner du déplaisir à ma chère mère. Mon père insista et me redemanda qui m’avait peignée. Je répondis : « La Maîtresse. » ‒ « Et qui te les a coupés ? » Je gardais le silence. « Dis-moi qui t’a coupé les cheveux, obéis, parle. » je répondis : « C’est Julie. » Mon père se leva, parla en secret avec la Maîtresse et s’en alla. Quand, le soir, j’arrivai à la maison, j’y trouvai une grande inquiétude : ma mère me regardait avec fâcherie, mes frères pleuraient disant que mon père avait sévèrement repris ma mère pour le fait mentionné ci-dessus et pour d’autres choses que je ne compris pas. Continuant à se fâcher, il disait qu’il ne pouvait plus rester avec elle parce qu’elle dépensait l’argent en divertissements puis qu’elle méprisait sa fille et que, désormais il l’emmènerait avec lui. En entendant tout cela, je fus très affligée, je courus me mettre aux genoux de mon père, le priant de cesser ses reproches à Julie, lui faisant bien comprendre que si elle m’avait coupé les cheveux c’était parce que j’avais de la vanité, et je le priai de me pardonner tous les déplaisirs que je lui avais donnés, enfin je lui dis qu’il ne convenait pas que j’aille avec lui s’il abandonnait ma chère mère... Peu à peu mon père se calma.
En voyant tant d’affliction dans cette famille à cause de moi, j’étais amèrement peinée et attristée ; il me semblait que, si je pouvais désirer ce que mon Dieu ne veut pas, j’aurais désiré de mourir ; car la grande crainte que j’avais d’offenser mon amoureux Sauveur, ou d’être cause qu’il fût offensé, m’était une douloureuse amertume.
Le lendemain, qui devait être un dimanche, mon père, en mettant une chemise, s’aperçut qu’il manquait un bouton à une manche et demanda à ma mère une autre chemise. Pendant ce temps, en toute hâte, j’allai prendre la chemise où manquait un bouton pour aller le coudre en mon particulier. Quand mon père eût mis la seconde chemise que ma mère lui avait donnée, il vit qu’un bouton manquait sur la poitrine ; il s’enleva la chemise avec impatience, en disant à ma mère : « Si je me suis trompé quand je vous ai prise pour femme, Dieu me le fait bien payer ; vous n’avez jamais été une femme de ménage, vous ne le serez jamais, etc. » Aussitôt je courus à mon père avec la chemise arrangée, en lui disant : « Papa, cette chemise a tous les boutons, voyez, regardez-la bien. » Je croyais adoucir mon père, ce fut le contraire !... Il s’irrita davantage contre ma chère mère, pour sa négligence à faire son devoir dans son ménage, envers son mari et envers ses enfants, etc., et termina en disant : « Quand la sœur aura dix ans, je te renverrai chez tes parents. La sœur, par bonheur, n’a rien pris de ton caractère : elle ne laissera jamais sa maison pour les danses, les théâtres et autres divertissements, etc. » Enfin il lui dit que mieux qu’elle, j’avais su coudre le bouton de la chemise. ..
Le soir mon père partit pour son travail pour ne revenir qu’au bout d’un mois. Eh ! Qui pourra jamais imaginer l’irritation de ma chère mère contre moi qui étais cause de tous ses déplaisirs !... C’est avec justice que j’avais mérité toutes ses malédictions et ses menaces de mort, puisque tous les jours de ma vie, je faisais son désespoir. Tous les jours j’avais des reproches pour avoir cousu cet innocent bouton ; tous les jours elle me disait que je n’avais fait cela que pour faire voir que j’étais plus habile qu’elle ; mais qu’elle me ferait payer cher ma vanité.
Par la grâce de Dieu, pendant ce temps de guerre, je ne perdis pas la divine présence ; par l’entendement je baisais chacune des paroles qui étaient pour moi. Un soir, après avoir été habillée de beaucoup de reproches, ma bien chère mère me donna l’ordre de ne plus coucher dans mon lit, mais sous le sien. Sans dire une parole, je fis comme elle avait dit.
Une nuit, comme ma mère terminait les reproches qu’elle ne cessait de me faire le jour et la nuit, je voulus me recueillir et faire mes comptes ; je ne le pouvais pas. Des pensées extravagantes traversaient mon entendement : « Tu as fait une fausse voie... Vois comme tu es désespérée... Où sont maintenant tes pénitences, tes oraisons ? ... Vois que Dieu lui-même t’a abandonnée !... Il te laisse dans la plus profonde misère, il est sans pitié pour toi ! etc. » Aussitôt je rentrai dans le plus profond de mon néant et avec Dieu (ses grâces) je ne voulus plus permettre que ces suggestions pussent s’asseoir dans mon esprit, j’appelais ma douce Mère Marie, et mentalement je dis : « Va-t’en, adversaire de mon âme ! La voie qu’a parcourue mon divin Maître est la vraie voie de la vie, et c’est dans celle-là que je veux marcher avec mon divin Rédempteur ; avec mon Dieu je traverserai le monde et l’enfer pour me fixer dans mon Dieu, centre de tous mes amours. »
Mon très Révérend et très cher Père,
Jésus soit aimé de tous les cœurs !
Vous m’ayez demandé si, en écrivant ce qu’on appelle ma vie (pleine de péchés), j’ai écrit mes sentiments présents, non ceux d’alors. Je crois devant Dieu, devoir vous dire que je ne pense pas du tout m’être servie dans cet écrit de mes sentiments actuels. Je ne vous cache pas qu’en plusieurs endroits la pensée m’est venue, quelquefois assez forte, de changer certaines expressions qui me semblaient aujourd’hui (à cause de ma plus grande ignorance d’alors) pétries du plus haut orgueil. Par exemple je demandais à mon cher Frère de me faire souffrir comme Notre-Seigneur Jésus-Christ ; j’entendais d’être mise en croix, de souffrir dans mon corps ; mais je ne pensais pas tenter Dieu en cela, parce qu’alors j’ignorais les sentiments intérieurs qui guidaient le divin Maître pendant son crucifiement, et j’étais loin de penser que tous les martyrs ensemble avaient moins souffert que notre divin Rédempteur. Ce sont mes sentiments d’alors que j’ai écrits, comme me les inspirait alors le bon Dieu, et d’après ce que m’enseignait mon aimable Frère, dont je ne faisais que répéter les belles leçons qu’il gravait dans mon âme d’une manière ineffaçable. Certes, si c’était aujourd’hui je me garderais bien de faire de telles demandes, sachant que les mortels ne peuvent jamais souffrir ce que notre très amoureux Jésus a souffert dans son crucifiement. Si sa Divinité n’avait soutenu sa sainte humanité, son seul couronnement d’épines aurait plus que suffi pour lui donner la mort. Quant à son agonie au jardin des olives, n’en parlons pas ; il faudrait une autre plume que la mienne.
Votre Révérence me fait observer qu’entre cet écrit et le petit écrit que j’avais tracé en 1852, pour le bon Père Sibillat, missionnaire de la Salette, il y a quelques petites variations. Or je désire que vous sachiez, mon très Révérend Père, que le petit écrit Mes souvenirs au bon Père Sibillat[7] ne me fut demandé que comme un abrégé et que je dus me cacher pour l’écrire, c’est pourquoi je l’ai écrit presque sans ordre. De plus, la copie qui a été un peu répandue est une copie arrangée. On y a ajouté même ce que des amies avaient pu apprendre de moi dans des conversations intimes et tout cela n’a pas été rendu fidèlement. L’écrit le plus exact est celui que je rédige maintenant, puisque vous m’ordonnez d’écrire, sans restriction aucune, toutes les grâces ou faveurs, soit intérieures, soit extérieures, que je crois avoir reçues. Avec la grâce de Dieu, je fais tout ce que je peux pour vous obéir. Mon écrit italien de Messine, en 1897, n’était aussi qu’un brouillon que je n’ai pas relu ; toutefois la copie que M. le Chanoine de Brandt s’en est procurée me sert beaucoup pour les douze premières aimées de ma misérable vie. Je traduis ce brouillon presque textuellement, en le complétant.
Je ne saurais vous répondre au juste, mon très cher Père, sur l’âge que j’avais quand je vis, pour la première fois, le joli enfant. Je le connaissais depuis longtemps, je l’avais vu presque tous les jours depuis que j’avais de la connaissance, quand il me dit qu’il était mon Frère, mais il ne m’avait jamais parlé. Ce dont je me souviens, par une grâce de Dieu, c’est que je marchais à peine et en tombant souvent, quand déjà un attrait mystérieux m’attirait vers la solitude de ce bois que je voyais près de la maison. Comme ma mère ne pouvait me voir seule dans un coin sans me dire, presque tous les jours : « Va-t’en de là, que je ne te voie plus », c’est dans ce bois que j’aurais voulu avoir la force d’aller ; je me dirigeais donc de ce côté, mais je tombais pas loin de la maison ; aussitôt le joli enfant se trouvait là et me donnait la main pour me relever ; mais comme la Muette, sans rien dire. Il me parla pour la première fois, dans les circonstances que j’ai racontées.
Votre Révérence veut savoir si j’ai joué avec mon Frère. Il m’invitait quelquefois à jouer pour me reposer l’esprit, quand je voulais encore et toujours converser de la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais je ne saurais pas reproduire les paroles exactes de mon Frère bien-aimé. Voici à peu près quelle fut notre première conversation sur ce sujet : « Ma chère Sœur, jouons sous l’œil de notre bon Dieu. Il nous le permet pour sa gloire. » ‒ « Moi, répondit la Sauvage, je ne connais pas ça : jouons, parce que je suis seule ; mais quand notre bon Dieu se cache à moi, eh ! bien je ramasse des fleurs de mon bon Dieu et je parle avec elles, parce qu’elles n’ont pas fait de péché, et je les donne à mon bon Dieu. » ‒ « Eh ! bien, dit mon Frère, jouons à ramasser des fleurs que nous offrirons à notre bon Dieu ensemble avec celles de nos cœurs qui sont immortelles. » ‒ « Oh ! Oui, oui, répondit la Sauvage, jouons à qui en ramassera le plus. » Et nous allâmes, chacun de notre côté. La cueillette terminée, je lui dis : « Oh ! Mon Frère, où avez-vous trouvé ces fleurs si jolies ? Les miennes ne sont pas si jolies. Dites-moi, mon bon Frère, où les avez-vous ramassées ? Je veux y aller en ramasser pour notre bon Dieu. Oh ! Celle-là !... et puis celle-là !... Oh ! Je veux de ces fleurs, moi, pour bien faire plaisir à notre bon Dieu. » Mon Frère me répondit : « Sœur de mon cœur, voyez : pour ramasser cette fleur, il faut se mettre ras de terre ; nous, nous pouvons les voir parce que nous sommes bien petits, nous pouvons les ramasser sans peine. Celle-là vient haute, et ses grandes feuilles la préservent de l’embrassement des plantes voisines. Celle-ci, par sa blancheur, est comme la Reine des fleurs : elle se cueille difficilement, etc. » Je courus pour avoir les mêmes fleurs, mais je n’y parvins pas. Alors je voulus échanger mes fleurs contre celles de mon Frère ; il y consentit ; mais à peine l’échange fut fait que je criai très fort : « Non, non, mon bien-aimé Frère, je ne veux pas, parce que ce n’est pas vérité, ça ! Le bon Dieu qui les a fait croître sait bien que ce n’est pas moi qui les ai ramassées. » Et mon Frère me rendit mon bouquet qui, dans ses mains, était devenu comme le sien ; et nous offrîmes nos deux bouquets à Dieu par Jésus-Christ.
Une autre fois, il me dit : « Jouons à cache-cache », et il m’expliqua ce jeu : en premier lieu on devait tirer la courte paille pour savoir qui se cacherait le premier : il eut l’a bonne. Il dit : « Je vais me cacher et vous me chercherez jusqu’à ce que vous m’ayez trouvé. Tournez-vous pour ne pas voir où je me cacherai ; mettez vos mains sur vos yeux. » Un instant après il dit tout haut : « C’est fait. » Alors je me suis retournée, je l’ai cherché longtemps derrière les broussailles, etc. À la fin, ennuyée d’être seule, je l’ai appelé : « Frère, mon beau Frère, où êtes-vous ? » Il ne répondit pas, il me fallut le trouver. Puis ce fut à mon tour : il me trouva de suite ; mais je dis : « Vous avez regardé !... Ce n’est pas le jeu ! » Je me recachai : il fit semblant de ne pas me trouver : « Sœur, sœur, disait-il, où est ma sœur ? Mais où est-elle, ma chère sœur ? » Et il me cherchait derrière les arbres ; puis il arriva tout droit où j’étais en disant : « Ah ! La voilà, la voilà ! »
Je réponds à la dernière question de votre Révérence. Oui, toutes les plaies saignèrent à l’instant où mon Frère me toucha ; mais ce sang qui coulait, surtout celui des mains, ne plaisait pas à la Louve. Craignant qu’on s’en aperçut, elle demanda à sa Maman de lui laisser les mêmes douleurs, mais de faire que cela ne marquât pas ; ce qu’elle obtint en partie. Ces douleurs amoureuses étaient aussi grandes que je pouvais les supporter ; elles augmentèrent pendant plusieurs années avec mes forces et n’ont plus cessé ; la plus douloureuse est celle de la tête. Quand les plaies paraissent, le sang coule des deux côtés des pieds et des mains : ils sont transpercés ; et peu après, il n’y a plus trace de plaies. Oh ! Mon Père, vous me faites dire ce que mon Frère m’a enseigné à cacher. Il disait : « Les yeux des hommes sont des voleurs. » Pour tout dire en abrégé : c’est mon Frère qui m’a élevée, qui a fait mon instruction, qui a joué avec moi, et c’est moi, infidèle, qui n’ai pas su profiter des sages et solides enseignements qu’il m’a donnés à profusion pour le salut de mon âme.
C’était, il me semble, dans l’année 1841. Une femme de la montagne était venue chercher à Corps une enfant pour avoir soin d’une petite créature ; et comme, à cause de mon méchant caractère, je donnais toujours des déplaisirs à ma chère mère, je fus aussitôt livrée à cette femme et je partis sur-le-champ avec elle. En chemin ma maîtresse me demanda si je pourrais m’habituer dans sa maison isolée au milieu de la montagne et sans jamais voir personne. Je lui répondis qu’avec Dieu (sa grâce) j’espérais ne pas m’ennuyer. Après environ deux heures de marche, nous arrivâmes dans cette maison vraiment solitaire. La famille se composait de quatre personnes : la vieille mère qui était venue me chercher, sa fille âgée de vingt à vingt-cinq ans, un fils d’une douzaine d’années, et le tout petit enfant dont, soi-disant, je devais avoir soin, et qui était l’enfant de la fille de ma maîtresse ; mais souvent on m’envoyait garder les vaches qui étaient nombreuses et les faire paître.
Vers la fin du mois, mon père étant rentré et ne m’ayant plus trouvée à la maison, demanda où j’étais. On lui répondit que j’étais en service hors du pays, dans une maison toute seule dans la montagne, mais on ne sut pas lui donner d’indication plus précise. Il partit quand même pour venir me voir. Dans tous les villages, il demandait où se trouvait cette maison isolée dans l’une de ces montagnes. Enfin après bien des fatigues, il me trouva et m’embrassa en versant des larmes. Je pleurai aussi de tendresse et m’empressai de lui demander des nouvelles de ma chère mère et si, au moins, elle était contente. Le soir il s’en retourna.
Quoique je fusse profondément uniformée aux saints vouloirs de Dieu, je sentais une grande peine de me séparer de mon père. Cette peine disparut quand la voix intérieure de mon Jésus se fit entendre, m’instruisant, m’enseignant et me grondant avec douceur.
Mon père avait fait promettre à ma maîtresse de me laisser aller une journée à Corps pour voir mes parents. Environ un mois après je me mis en route, avec la permission de ma maîtresse. Pour l’aller ce fut facile : je n’avais qu’à suivre les personnes qui allaient à Corps ; mais, en revenant, j’étais seule et je ne me rappelais pas le chemin. Je marchais quand même, tout en priant Dieu et notre douce et clémente Mère Marie, la meilleure de toutes les mères. Mais voici encore deux chemins : lequel dois-je prendre ? Une voix très douce dit : « Prenez le chemin de votre droite. » Étonnée, je vis à côté de moi un très gentil enfant, mais plus grand que moi de beaucoup (mais il n’était pas un homme) et comme je n’avais pas entendu ses pas, il me dit : « Pas loin d’ici, vous êtes en danger... Je vous accompagne. » Je lui dis : « Et où étiez-vous avant de venir ici ? » ‒ « J’étais auprès de vous », me répondit-il. ‒ « Ah ! Ne dites pas le mensonge, ça déplaît à mon bon Dieu ; autrement je ne vous veux pas avec moi. Dites, où étiez-vous avant que je vous visse ? » ‒ « J’étais avec vous. » ‒ « Ah ! Ah ! Encore ! Je ne puis plus marcher avec vous : Allez-vous en, et... » ‒ « Attendez, ma sœur, que je vous explique. » ‒ « Oh ! Ma sœur ? Vous n’êtes pas mon frère : mon Frère dit toujours la vérité et il aime bien le bon Dieu. » ‒ « Je ne suis pas votre Frère, je suis votre Ange gardien envoyé par votre Frère, et par votre Maman pour vous protéger et pour vous montrer le bon chemin. Je n’ai pas menti quand je vous ai dit qu’avant que vous me vissiez j’étais avec vous : je ne me montrais pas à vos yeux parce que je n’en avais pas l’ordre de notre bon Dieu, de celui que vous aimez et que nous aimons tous parfaitement dans le ciel. » ‒ « Bon, lui dis-je, puisque vous n’avez pas dit le mensonge et que vous aimez aussi mon bon Dieu qui est mort pour nous sur la Croix, je vous aime beaucoup après mon bon Dieu, ma Maman et mon Frère. » Quand je me proposais de lui faire des excuses pour l’avoir si mal reçu, nous rencontrâmes deux hommes qui paraissaient fous ou ivres et qui ralentirent leur marche dès qu’ils nous virent et qui nous regardaient beaucoup en se rapprochant de moi, quand mon guide d’une voix forte et autoritaire me dit : « Il est tard, pressons le pas. » Je le regarde et le vois très grand. Enfin nous passons. Un peu après nous prenons un autre chemin et mon ange me dit « Le danger est passé, maintenant marchez droit devant vous, la maison n’est qu’à sept minutes d’ici. » Et lorsque j’allais le remercier il n’était plus visible. Gloire éternelle soit à notre bon Dieu qui prend soin de toutes ses créatures. Oh ! Combien nous devons de la reconnaissance à notre doux Sauveur pour nous avoir donné à chacun un des princes de la céleste Jérusalem, pour prendre soin de nous, pauvres mortels !
Quelque temps après, oh ! Misérable, infime et ingrate créature que je suis ! Eh ! Qui le croirait, que me trouvant toujours sous ce globe, toujours visible mais pas toujours des yeux du corps, entourée, pénétrée, éclairée par l’immense et illimitée présence du Très-Haut, j’eusse pu donner des déplaisirs à mes maîtresses elles-mêmes ! Puisse l’humiliation du dévoilement de mes iniquités réparer au possible mes injures faites à Dieu en la personne de ses bonnes créatures !
Un jour que j’étais restée seule avec le petit enfant dans son berceau, j’entendis aboyer le chien de la maison et faire grand tapage. Je sortis pour voir pourquoi le chien se démenait de la sorte : je vis venir par un petit sentier trois ou quatre hommes la face voilée. Je retournai auprès de l’enfant. Quelques minutes après, ces hommes entrèrent précipitamment et fouillèrent partout, ouvrant les placards, les armoires, les caisses et prirent ce qu’ils voulurent. Ils me demandèrent où était l’argent, je dis que je ne le savais pas et c’était la vérité ; puis ils dirent : « Nous avons faim. » Aussitôt prise de compassion, je leur dis de prendre du pain, du fromage et de la viande, et leur indiquai où cela était. Ils parcoururent toute la maison, même les écuries, et prirent un peu de tout, puis revinrent à moi et me regardaient tour à tour. Croyant qu’ils voulaient autre chose à manger, je leur dis : « Regardez au plafond, il y a tant de jambons, des pièces de viande (lard), seulement on ne petit pas les prendre, c’est trop haut ; quand ma maîtresse en veut prendre, elle fait ainsi. » En disant cela, moi-même je pris la haute chaise, je la mis sur la table en ajoutant : « Elle monte dessus et prend la viande sans se faire mal. » Aussitôt l’un d’eux monta et prit toutes les pièces de viande. J’étais contente en pensant qu’ils avaient de quoi manger pour s’enlever la faim. Ils sortaient de la maison pour s’en aller lorsque l’un d’eux revint sur ses pas, prit une botte de paille, y mit le feu et la jeta sur le berceau où dormait l’enfant. « Que faites-vous ? criai-je. Au Nom de Dieu ne faites pas le mal. » L’homme prit la fuite, et en toute hâte j’enlevai cette paille enflammée de dessus l’enfant qui, heureusement, n’eut pas de mal ; il ne resta qu’une épaisse fumée et la mauvaise odeur qui sortirent par la porte et les fenêtres que j’avais ouvertes. Quelques instants après arrivèrent mes maîtresses attirées par l’odeur de la paille brûlée, qui me demandèrent ce qui était arrivé. Je le leur dis et aussi que j’avais mis la chaise sur la table afin que ces hommes puissent décrocher les pièces de viande. Ma maîtresse, comme de juste, me reprit sévèrement, me disant qu’elle ne savait pas que j’étais de la compagnie des brigands, et qu’elle ne pourrait plus me laisser seule puisqu’au lieu de garder la maison, j’aidais les voleurs à la voler, et qu’enfin j’avais fait un gros péché... Je ne puis exprimer la douleur que je sentis en entendant ces mots de gros péché, moi qui aimais tant mon cher Jésus ; oh !... mais passons ; avoir offensé la vie de ma vie me déchire le cœur ; oui mais grande était mon espérance de mon pardon, du pardon du grand pardonneur, de celui qui lit dans le fond des cœurs, et qui pardonne toujours aux cœurs contrits. J’étais désolée aussi de la peine et des déplaisirs que j’avais causés à mes chères maîtresses ; et quand on m’appelait Pleureuse, ne voyait-on pas mes continuelles fautes, ou bien ne voulait-on pas les voir ? Ce que je sais, c’est que quand je me relevais d’une faute, je tombais dans une autre ; ma vie n’a été qu’un tissu de chutes que je déteste avec toutes les puissances de mon être.
Une fois je priais la miséricorde de Dieu tout particulièrement pour les personnes que m’avait confiées mon Frère. (Ces personnes que je ne voulais pas nommer à cause de leur haute et sublime dignité, mais que votre Révérence vent que je lui désigne, sont les prêtres ...) Tout à coup je vis (non des yeux du corps) mon aimable, mon tout bon Jésus. Aussitôt je me concentrai dans mon néant. Je n’osais quasi pas le regarder, il avait les mains jointes et semblait prier avec moi ; il m’adressa ces seules paroles : « Sœur de mon cœur, la paix soit avec vous. » Ô Dieu, quel bonheur pour mon cœur brisé par la douleur ! Ces simples paroles furent comme des dards enflammés d’amour qui me remplirent de joie et de la paix la plus douce, la plus réconfortante. Ô bienheureux instant où l’âme reste comme submergée, absorbée dans la claire, immense lumière de la présence de l’Être suprême ! Là on comprend comment Dieu trois fois saint de sa propre sainteté pardonne aux cœurs humiliés et contrits, qui avec l’amour se lavent dans le sang de l’Agneau immaculé leur appliquant ses mérites et leur donnant la grâce sanctifiante. Ô excès de charité amoureuse de mon Dieu pour la plus vile de ses créatures ! Je me sentis remplie de confiance, toute ranimée, et s’augmenta mon désir de pâtir, d’être méprisée de tout le monde, de me dépouiller toujours plus de moi-même pour le pur amour de mon très amoureux Jésus. Je compris que, dans le clergé, la pureté de l’esprit est la gardienne de la pureté du corps, qu’il n’y a pas de chasteté du corps en l’absence de la constante pureté de l’esprit et que l’esprit et les sens ne garderont pas leur pureté S’ILS NE SONT CRUCIFIÉS AVEC JÉSUS-CHRIST...
Mes maîtresses n’oublièrent pas mes péchés ; tous les jours pendant plusieurs semaines elles me grondaient de nouveau, puis me reprochaient mon bon accueil aux voleurs ; et voyant que je gardais le silence, elles se disaient l’une à l’autre : « Cette enfant paraît insensible à nos menaces comme à nos reproches ; peut-être ne comprend-elle pas, mais alors elle ne se corrigera pas. » En vérité j’étais bien loin d’être insensible, j’étais sensible plus que tout ce qu’on peut croire ; je comprenais bien que je méritais tous leurs reproches et plus encore, par conséquent je n’avais rien à dire : j’étais fâchée de leur avoir déplu, je priais le bon Dieu, pour elles ; pour le reste j’allais à mon divin Maître qui pouvait me pardonner et guérir les plaies de mon âme.
Un jour que je gardais les vaches dans les champs mon esprit était tout occupé de mon cher Jésus, de sa divine Providence à pourvoir si gracieusement l’homme de toutes les choses nécessaires pour se nourrir, se vêtir, se loger et récréer son esprit par la vue de la nature, si variée dans ses productions, etc., etc. Alors s’empara de moi un désir très ardent du salut de tous les hommes et je désirais souffrir pour tous les pécheurs, afin que, laissant le péché, et l’erreur, ils se donnassent à Jésus-Christ pour l’aimer par-dessus tout. Je ne sais comment cela se fit : pendant que je priais la face contre terre, je me trouvai tout à coup en compagnie de mon ange gardien qui me dit : « Sœur, venez, je vous ferai voir des âmes de Dieu qui l’aiment beaucoup sans qu’elles puissent le voir autrement que par une foi incomparablement plus vive et plus persuasive que celle des mortels, ni jouir de sa gloire, puisqu’elles sont tachées par des fautes vénielles et les restes des fautes plus graves non expiées pendant la vie. Quand pour elles vous offrirez au Père éternel, au saint Nom de Jésus-Christ, le sang et les mérites de la Passion du Sauveur, leurs taches seront lavées, effacées et, ornées, elles voleront s’unir à leur Dieu. »
Aussitôt nous nous trouvâmes près du purgatoire dans les entrailles de la terre, et il me fit voir, observer les diverses peines dont souffrent ces saintes âmes. Quelle horreur ! Quelle scène terrifiante que cette réunion de toutes sortes de peines, de tourments, ces flammes mêlées d’un feu liquide, sans compter la faim, la soif et les désirs qui tourmentent chaque âme selon ses taches ! Il me fit observer plusieurs choses que je sais, mais que je ne sais pas expliquer. J’en donnerai un petit et insignifiant exemple : une personne avait-elle péché par ses yeux, ses yeux étaient comme un foyer de feu liquide ; avait-elle péché par les mains, ses mains étaient comme des torches ardentes et liquides ; il faut remarquer que le feu ne subsiste que sur les taches et par les taches qui sont le combustible alimentant ce terrible feu. La tache disparaissant, la place de cette tache étant aussi purifiée, le feu s’éteint comme un éclair. On objectera peut-être que l’âme n’ayant pas de pieds, de mains, de langue, d’oreilles, etc., étant un esprit, on ne voit pas comment elle peut souffrir dans ses pieds, etc. C’est pourtant l’âme qui avait la sensation et qui la donnait au corps pendant sa vie terrestre : or l’âme ayant été dans tout le corps, dans toutes les parties du corps (et non à la tête seulement comme on l’a dit), condamnée au purgatoire, elle souffre dans ses parties (pour parler ainsi) qui ont prévariqué, de même que les trois puissances de l’âme souffriront chacune sa part de peine ou auront chacune sa part de gloire au ciel.
Je ne vis pas deux âmes en qui les peines fussent semblables. Je ne pouvais plus supporter un spectacle si lamentable : je priais, priais pour toutes ces âmes saintes et résignées, que le Dieu des miséricordes voulût leur donner à toutes un sensible soulagement par la Passion et la mort de Jésus-Christ et en délivrer soixante-douze pour l’amour de Marie, Vierge et Mère, coopératrice de notre Rédemption. Je vis l’Ange de Dieu ayant en main un calice rempli du très précieux Sang de l’Agneau qui efface les péchés du monde : il le répandit sur ces ardentes flammes qui diminuèrent aussitôt de volume et d’intensité ; puis sur les âmes qui attendaient la charité du sacrifice de la messe et les prières, pénitences et sacrifices des chrétiens pour voler dans le sein de Dieu. Ainsi fut fait pour elles, par les mérites du Sang de l’Homme-Dieu et par les prières de Marie, notre Maman, la belle, la douce mère de la miséricorde et de la clémence.
Je n’entreprends pas de décrire les horribles tortures que souffrent certaines âmes dans ce gouffre obscurci par des miasmes révoltants. Il me fut manifesté que ces âmes-là avaient été à peine sauvées des peines éternelles. Oh ! Si les pécheurs, oh ! Si les personnes consacrées à Dieu qui le servent avec tant de négligence, quelques-unes avec tant de scandale, pouvaient comprendre, pouvaient se figurer ces peines cuisantes, ces flammes dévoratrices et ce feu liquide de la Justice divine !... Les sens qui ont été sans frein, les calomnies, les médisances, la colère, les murmures, les faux rapports, etc., etc., ont leurs tourments. Je vis un grand nombre d’âmes la bouche ouverte remplie de feu qui bouillait dans leur bouche même. Oh ! Blasphémateurs... pensez à ce qui vous attend, à ce que vous vous préparez si vous ne revenez à Dieu de tout cœur et ne faites une sincère pénitence !
Toutes les âmes n’étaient pas purifiées par le feu : j’en ai vu qui souffraient de langueur, d’accablement, de tristesse, non de tristesse d’être dans ce lieu de purgation, car ces âmes-là, s’il leur était possible d’avoir une augmentation de peine, elles la désireraient afin de s’unir plus tôt à leur centre qui est Dieu. Toutes ces âmes ont la charité : elles savent qu’après leur purification, elles auront l’amour consommé et en jouiront pendant toute l’éternité. Si Dieu, par impossible, faisait entrer dans le ciel une âme avec des fautes vénielles, cette âme d’abord serait éblouie, incapable de supporter l’éclat de la lumière éternelle, à plus forte raison ne pourrait-elle se voir en face du Saint des Saints, de la Sainteté même. C’est pourquoi elle demanderait en grâce à son ange de la conduire au Purgatoire pour y laver jusqu’au dernier vestige de ses taches. Les miséricordes de Dieu sont éternelles.
Lorsque je repris mes sens, je retrouvai mes vaches ; et avec pleine lucidité d’esprit j’avais dans ma mémoire cette vision et les explications (sans parole proférée) que j’avais reçues pour le bien de mon âme très coupable. C’est pourquoi je tâchai, avec la grâce de Dieu, d’être plus fidèle dans la foi, de voir Dieu en tous et en tout ce qui arrive, de m’abandonner comme une morte entre les mains du Très-Haut ; je résolus de ne plus donner du scandale et du déplaisir à mes maîtresses ni à personne, autant que je le pourrais, de tenir mes sens sous le frein de la grande présence du Très-Haut, etc. Je désirais d’un grand désir le pur, le véritable amour de mon très amoureux et très cher Jésus, non pas pour ses dons, non pas même pour cette consolation naturelle du réciproque amour, non pour devenir dévote ou autres motifs, quoique bons en eux-mêmes, non, non ; je voulais aimer et aimer, parce que Dieu seul mérite d’être aimé d’un amour fort, généreux et désintéressé et qu’il mérite tout, tout mon amour.
Dans ce temps-là je me sentais attirée vers les souffrances de toutes sortes et en faisant tout ce que je savais, tout ce que je pouvais, je n’étais pas satisfaite ; tout me paraissait, me semblait peu pour l’amour de mon aimable Jésus et pour le soulagement ou la délivrance des saintes âmes du purgatoire, en particulier de celles qui souffrent pour n’avoir pas accompli en cette vie leurs devoirs d’état, avoir perdu leur temps et n’avoir pas fait connaître Dieu aux âmes pour lesquelles elles devaient se dévouer. La pensée me vint de chercher quelques pénitences corporelles pour ces pauvres âmes. Dans ce pays il me semble qu’on ne connaissait pas les instruments de pénitence et je n’avais moi-même aucune idée de ces choses-là. Cependant je faisais, à ma manière, quelques petites choses. Quant à l’intérieur, c’est-à-dire aux peines de l’âme, mon cher Jésus y pourvoyait admirablement bien. Oh ! Amour infini, combien vous êtes ingénieux ! Ah ! Combien il y avait à redresser, à corriger dans ma pauvre âme !
Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis ma lourde faute d’aider les voleurs à piller la maison de mes maîtresses ; elles ne m’en faisaient plus des reproches, au contraire, par pure bonté, les dimanches elles disaient aux personnes qui venaient chez elles : « Cette petite est une sainte ; on ne peut pas penser diversement : continuellement elle prie le bon Dieu et travaille ; elle ne pense pas à s’amuser, à se divertir ni à savoir aucune chose ; elle est très obéissante ; souvent elle a demandé la permission de coucher à l’écurie. Je ne le lui permets pas souvent, etc.[8] » La première fois que mes oreilles entendirent de semblables paroles, j’en fus effrayée, je m’en affligeai beaucoup, et je confesse que je tombai même dans une profonde tristesse, croyant ou craignant d’avoir mérité par quelque grave infidélité envers mon bien-aimé Jésus l’abandon du Très-Haut, puisqu’il me privait du grand trésor de souffrir les humiliations, les mépris, les dérisions, les insultes, l’abandon des créatures, etc. Je fus triste pendant bien des jours pour avoir eu cette disgrâce d’être à jeun des précieux mépris de mes chères maîtresses. Il est vrai aussi que je me sentais très indigne de la faveur des humiliations ; d’ailleurs elles ne sont pas la vertu d’humilité. Je les aimais parce que mon Jésus, pendant toute sa vie, les a embrassées, et, cependant, j’en étais privée, comme de toutes autres souffrances, et par ma faute.
Un jour je faisais paître mes vaches dans les champs, j’étais triste et tout enfoncée dans mon néant ; quand subitement tout pour moi disparut ; je vis mon aimable Frère qui me regardait et paraissait rire. Sur sa poitrine, sous sa robe quelque chose se mouvait et se lamentait. Mon bon Frère dit : « La miséricorde de Dieu soit avec vous, sœur de mon cœur ! » ‒ « Soit ainsi », répondis-je, et j’ajoutai : « Frère de toutes mes complaisances, dites-moi, y aura-t-il miséricorde pour moi, après tous les péchés que j’ai commis, après toutes mes infidélités à correspondre à l’amour infini de mon Dieu ?... La croix n’est plus en moi, je m’en suis rendue indigne ; que ferai-je ainsi, je ne peux plus exister. » Mon Frère tout composé d’amour dit : « La grande miséricorde de Dieu est avec vous sans aucun mérite de votre part. » En disant cela, avec sa main droite il prit sur sa poitrine une très petite colombe très blanche qui avait son bec ouvert. Aussitôt je dis : « Oh ! Mon Frère, elle meurt de soif ; faites vite tandis qu’elle vit. »
Il répondit : « Nous lui donnerons à boire et nous la parerons comme une épouse. » Puis il lui souffla trois fois dans la bouche, il regarda dans sa bouche de tous côtés, la lui ferma, puis lui mit un collier garni de brillants, ensuite il lui tira cinq plumes et la guérit avec sa salive, enfin il sortit de sa poitrine un timbre (un sceau) qu’il appliqua sur la poitrine de la colombe et me dit : « Sœur de mon cœur, êtes-vous contente à présent ? » ‒ « Oui, mon Frère amant, je suis contente de toutes vos opérations, mais je n’y vois pas la croix. » ‒ « La croix, me dit-il, je l’ai mise dedans et dehors ; à présent nous y mettrons le préservatif. » Cela dit, il prit de sa poitrine un certain nombre d’épines et une à une il les mettait et les appliquait autour de la colombe. Surprise de cela, je lui dis : « Mon amour, que faites-vous, que faites-vous là ?... C’est donc votre volonté que je produise des épines pour le feu ?... » ‒ « Non, non, ma sœur, voyez bien. » Et il me fit voir, observer que les épines non seulement ne prenaient pas racine, mais qu’elles ne touchaient pas même le duvet de la colombe et que ces épines sont le préservatif de la colombe. Je remerciai de cœur mon cher Jésus qui daigna me bénir et je repris l’usage de mes facultés.
Mon âme avait repris courage, ma confiance dans les grandes miséricordes du Très-Haut était entière et ma foi aussi, reposant sur Dieu et sur sa parole assurée. J’étais heureuse de savoir que notre Tout-Puissant Dieu est Celui qui est, l’Être immense, immuable, existant par lui-même, infini, éternel, qui jouit de sa propre félicité, qu’il est partout et en toutes choses.
Il est bien sûr que la connaissance de Dieu et de ses attributs porte à aimer l’incréé, le Très-Haut, l’incompréhensible, le miséricordieux Seigneur des vertus. De tout cela naît l’ardent désir d’aimer souverainement l’auteur de toutes les merveilles connues et inconnues ; le désir qu’il soit aimé non seulement par moi, chétive créature, mais par tous les hommes me ronge le cœur et y allume ce grand désir de souffrir, de m’immoler avec mon cher Jésus crucifié. Oh ! Si nous savions tout l’amour que Jésus a pour nous !... Eh ! Oui, pour nous ; car il n’est pas mort seulement pour tout le genre humain, mais pour chacun de nous, et nous pouvons dire avec vérité : Jésus-Christ est mort pour MOI, pour me donner la vie de la grâce.
Il me restait peu de temps pour finir l’année au service de cette famille. À ce propos je dois vous faire observer que, dans nos pays, c’est l’usage des bergers de dire qu’on reste un ou deux ans à tel endroit, quand on y passe les sept ou huit mois pendant lesquels les bêtes peuvent être conduites aux pâturages, c’est-à-dire de mars à la Toussaint, mais quelquefois jusqu’à la veille de Noël. C’est donc environ cinq mois que les bergers et bergères passent dans leur famille chaque année. Ma Maîtresse, pour être plus sûre de m’avoir l’année suivante, voulait me garder aussi pendant les quelques mois rigoureux de l’hiver ; elle me demanda si je voulais rester ; je lui répondis que j’étais sous l’obéissance de mes parents et que j’étais prête à faire ce qu’ils voudraient. Alors, un jeudi, elle partit pour Corps, afin de leur parler. Mon père était absent, ma mère donna la permission et je restai. Le Seigneur par miséricorde voulait me faire éprouver un peu la rigueur de l’hiver dans cette montagne[9].
À cette époque les allumettes n’existaient pas encore, du moins elles n’étaient pas connues dans nos petits pays : les familles avaient soin tous les soirs de couvrir de cendre la braise du foyer afin d’en retrouver le matin. Or, il arrivait souvent que le bois qu’on y avait mis s’éteignait ou se consumait, il fallait alors aller chercher du feu dans un village voisin. On se servait pour cela d’un morceau d’étoffe ou chiffon roulé de la grosseur d’une petite bougie qui se consumait comme de l’amadou, lentement, et avec lequel, au retour, on enflammait une chènevotte soufrée. Une fois la neige était tombée avec abondance, le vent soufflait avec violence, on ne voyait plus trace du chemin, et assez souvent les brouillards étaient si épais qu’on ne voyait pas à deux mètres devant soi ; de sorte que plusieurs fois je me suis égarée, mais grâce à la divine Miséricorde j’ai été secourue. La Providence ne fait jamais défaut à qui se confie en elle. Je n’en donnerai ici qu’un exemple : Étant allée au village appelé Le Serre pour prendre du feu, il y avait beaucoup de neige et par le vent qui soufflait excessivement fort mon chillon s’était consumé. J’étais très affligée parce que ma maîtresse attendait mon retour avec impatience pour allumer son feu. Je pensais à la peine qu’elle allait avoir à mon arrivée ; je ne savais que faire et, en attendant, je marchais toujours vers la maison. Mais la crainte que j’avais de donner du déplaisir à ma maîtresse fit que je tombai à genoux sur la neige, priant le Dieu des vertus de faire que ma maîtresse n’éprouvât pas de déplaisir... puis je continuai de marcher dans les brouillards, quand j’entendis le vol et les cris d’un corbeau. Quand il fut près de moi, je le vis comme au milieu d’une fumée : il descendit jusqu’à ma portée, me remit l’étoffe allumée qu’il portait et s’envola. Je remerciai la divine Providence qui ne voulut pas que ma maîtresse eût du déplaisir.
Parmi tant de défauts, j’avais aussi celui de la jalousie pour ma personne. Je ne permettais jamais à qui que ce fût de me toucher les mains et moins encore la face. Un jour, un homme vint à la maison et moi, sauvage que je suis, je m’isolai. Mais au moment de se mettre à table pour dîner, ma maîtresse m’appela et me mit à côté de cet homme. Vers la fin du repas il dit : « Cette petite m’est sympathique, mais elle est beaucoup timide, elle ne parle pas. » En disant cela il me prend et m’assied sur ses genoux. Je voulais descendre et me sauver, mais, j’étais retenue par de fortes mains. Il me dit de lui donner un baiser ; je ne voulus pas ; alors il me baisa lui-même et aussitôt je lui donnai un soufflet. Il me laissa aller en disant : « Qui y aurait pensé ? Ah ! Votre sainte n’est pas si pacifique que vous croyez. » La fille de ma maîtresse me gronda beaucoup pour cette mauvaise action. Je fus peinée du soufflet donné sans réflexion et du déplaisir que j’avais donné à l’un et à l’autre. On doit haïr le péché, non la personne.
La fille de ma maîtresse n’était pas mariée, elle était mère de l’enfant que je gardais, et cet homme en était le père. Cet homme s’appelait Maurice.
Pour les prochaines fêtes de Noël, de Jésus l’enchanteur des cœurs, mon père s’était retiré en famille. Ayant appris que je devais passer l’hiver chez ma maîtresse, il en fut mécontent et fit des reproches à ma chère mère pour ne s’en être pas tenue au contrat convenu avec ma maîtresse. Il m’envoya chercher. Je fus accompagnée par ma maîtresse, parce qu’elle voulait me retenir pour l’année suivante. Mon père le lui promit. À cause de mes nombreux défauts et parce qu’à mon occasion il y avait de la discorde en famille, ma mère ne fut pas contente de mon retour. Elle me défendit de m’occuper du linge de mon père. Je me conformai à ses vouloirs sans peine, puisque le Seigneur en disposait ainsi. Il ne me venait jamais de faire des réflexions sur le pourquoi de telle ou telle défense ou de tel ordre. Cependant quand on me disait que j’avais offensé mon bon Dieu, j’y réfléchissais. Or, il me semblait que plus je m’étudiais, avec la grâce de Dieu, à contenter mes chers parents, plus je tombais dans leur disgrâce, sans que je me rendisse compte du comment et en quoi j’avais pu affliger ma mère qui paraissait indignée contre moi. Je gémissais et me plaignais à mon très doux Jésus crucifié, amant passionné des âmes, m’offrant à lui pour souffrir toutes peines, toutes pénitences, afin que ma mère n’eût plus à souffrir de ma part si telle était son adorable volonté et son bon plaisir. Tandis que je le priais ainsi et que je lui demandais pardon de toutes mes fautes, il me sembla (par voix intellectuelle) voir l’homme-Dieu souffleté, tourné en dérision, méprisé, souillé de crachats à son adorable visage, traité de fou, de faux prophète, d’ambitieux, d’orgueilleux, etc., etc. Il m’incitait à le suivre, à continuer sa vie douloureuse sur terre, à l’imiter autant que possible dans ses intimes et secrets spasmes et cela, pour le retour à leurs devoirs sacrés des personnes qui lui sont les plus chères, ses saints Ministres. En voyant mon bien-aimé ainsi réduit, je ne résistai plus : j’allai pour essuyer, oui, pour essuyer sa douce, sa belle et aimable face couverte de sang et de crachats. Lui, mon très amoureux Jésus, voleur des cœurs, dit : « Pas comme ça, sœur de mon cœur. » Instantanément mon intellect fut éclairé et je compris toute sa passion, comme les chrétiens beaucoup plus que moi et avant moi la comprennent. Ah ! Oui. À Jésus glorifié, ce n’est pas avec un linge matériel qu’il faut essuyer sa sainte face, souillée par les iniquités et les ingratitudes de tant d’âmes qui lui sont chères et qui le méconnaissent volontairement. Oui, mon Jésus, mon divin Roi, avec votre sainte grâce, je vous rendrai amour pour amour, pénitence, réparation et expiation pour tous mes frères et surtout pour ceux qui, par vocation, devraient marcher sur vos traces, avoir une conduite modèle. Je ne sais pas mieux dire ; je sais seulement que je sentis dans mon âme ou dans ma volonté un très ardent désir d’aimer de plus en plus mon Souverain Bien, de me tenir unie à mon cher Jésus, à embrasser en tout son bon plaisir, son amoureuse volonté, pour son amour. Je désirai, pour correspondre à son amour, d’être ignorée, méprisée, bafouée, abandonnée, et d’honorer ainsi les humiliations, les abjections, la pauvreté et tout enfin, tout ce que pendant sa vie mortelle mon amoureux Jésus avait souffert dans son âme et dans son corps sacré...
Il me semble que c’était vers la fin de décembre 1841, mon père devait aller à son travail le lendemain ; avant son départ, il prit trois ou quatre de ses chemises et me les remit en me disant de bien voir, moi, s’il n’y manquait pas quelques boutons, ou si l’une d’elles n’avait pas besoin d’être raccommodée, et de les arranger moi-même, parce que ma mère devant aller se divertir ne pouvait pas s’occuper de la lingerie ni de sa famille, et qu’à son retour, je les lui donnerais. En premier lieu, je fus très contente d’avoir à faire ce travail, puis dans mon examen je me rappelais que ma mère m’avait défendu de toucher les choses de mon père. Que faire ? Selon moi, il m’était presque impossible de sortir de cette critique situation sans offenser mon doux et amoureux Sauveur par ma désobéissance à l’un ou à l’autre de mes parents. Ma peine fut grande ; il fallait me résoudre ; mon père était parti ; je pris une chemise, je la portai à ma mère et la priai de me permettre d’arranger la chemise que m’avait donnée mon père. Je n’avais pas achevé que ma mère (qui, d’ailleurs, avait vu mon père me donner ses chemises et l’avait entendu me faire ses recommandations) très mécontente et presque furieuse m’arracha la chemise des mains, le fil et les boutons, et me reprocha de vouloir usurper son autorité, d’être le démon de la division et de la guerre dans sa famille et ajouta qu’elle me corrigerait, qu’elle ne se fatiguerait pas de me corriger jusqu’à ce que je change et lui devienne obéissante en tout ; que je lui avais désobéi, puisqu’elle m’avait défendu de toucher à aucune chose de la maison et que j’avais eu l’audace de prendre les chemises de son mari et de les poser sur mon lit ; que pour me corriger et me rendre docile à ses ordres elle m’enlevait l’usage de mon lit, etc., etc. Pauvre chère mère, combien je l’ai fait souffrir, tandis que je lui désirais toutes les consolations, tous les biens possibles !
Toutes mes méchancetés, toutes mes fautes ne m’ôtaient pas cette ardente tendance à aimer mon Souverain Bien, mon Créateur et Sauveur, l’unique et digne d’être aimé ; oui, je voulais aimer ce Dieu glorieux et très parfait, le Saint des Saints qui par amour pour nous a voulu naître petit et souffrir le mépris de ses créatures ! Oh ! Mystère d’amour !... Je l’aimais parce que je sentais que je l’aimais, je sentais qu’il m’attirait, qu’il me voulait toute à Lui, mais toute dénuée, dépouillée, abandonnée, uniformée avec la plus vive foi ; qu’il voulait que mon âme avec ses trois puissances supérieures prît en unité les sentiments de l’âme de l’Homme-Dieu qui sont tous dirigés à la plus grande glorification du Père éternel. Que pouvais-je faire, moi si ignorante et pleine de défauts ? Pour correspondre aux divines grâces, je cherchais dans la mesure de mon savoir et avec toute l’ardeur de mon âme toutes espèces de souffrances, cependant les souffrances que j’agréais avec le plus d’amour étaient celles que mon Dieu m’envoyait directement ou par l’entremise de ses créatures ou des événements. Dans les petites choses que je faisais, la crainte me venait parfois de ne pas agir selon le goût de mon Amant Jésus, mais je ne m’arrêtais pas pour cela.
Il me semble que c’était vers la fin de janvier 1842, j’entendais parler en famille du prochain retour de mon père. Le dernier samedi du mois, ma mère me dit de me coucher dans mon lit afin que mon père ne s’effraie pas s’il s’apercevait qu’un chien couche sous son lit. Heureusement ce changement de lit ne fut que pour quelques nuits. Mon père ne vint pas. Le jeudi suivant il envoya dire qu’il ne viendrait que vers le 15 février, parce qu’alors il aurait définitivement terminé son ouvrage dans ce pays. Alors par l’ordre de ma mère, je retournai prendre ma place sous le lit. J’étais bien aise et bien contente, parce que j’étais persuadée qu’ainsi le voulait pour moi la Sagesse incréée qui règle toutes choses. Qu’il est triste que j’aie perdu toutes les années de ma première jeunesse sans prier, tandis que j’en avais si bien le temps ! Eh ! Je ne priais pas mon Dieu, mon divin Maître, le Dieu des vertus !
Pendant que de nouveau on attendait mon père, arriva ma maîtresse pour me conduire chez elle pour cette année 1842. II est facile de comprendre que ma chère mère me donna avec plaisir pour avoir la paix pendant un an. Je partis donc ; les montagnes étaient couvertes de neige, je ne pouvais pas même sortir avec les brebis, on m’occupait un peu dans la maison et dans les écuries.
Après deux ou trois semaines, ma maîtresse m’envoyait presque tous les jours porter le dîner à un homme qui travaillait dans une carrière de pierres. La première fois, elle m’avertit de ne pas monter jusqu’à la carrière, parce que cet homme me connaissant, il viendrait à moi prendre le panier ; et elle ajouta : « Si quelqu’un vous demande : qui est-ce qui envoie le dîner à cet homme ? vous répondrez que vous ne le savez pas. » Et moi, aussitôt, sans réflexion comme toujours, de répondre : « Que cela ne soit jamais, ma bonne maîtresse, que ma langue prononce une parole contraire au grand Dieu de vérité, et que par un mensonge je profane le tabernacle de l’Esprit-Saint ; plutôt mourir ! » Ma maîtresse me dit : « Ma petite, vous ne savez pas que si vous voulez vivre en paix avec les gens, vous devez forcément mentir en mille circonstances, et que les petits mensonges ne sont pas péché, et que vous êtes obligée de cacher aux gens les affaires de la maison de votre maîtresse. Vous voyez que je connais la religion beaucoup mieux que vous. Portez ce panier et revenez vite. » Je partis et gravis la montagne que je ne connaissais pas. De temps en temps, je rencontrais des personnes ; je leur demandais où je devais passer pour aller à la carrière, et après environ une heure de montée j’arrivai en face de la carrière et là je m’arrêtai. Après quelques minutes, je vis un homme qui venait à moi : c’était Maurice !... Terrifiée, les yeux au ciel, je m’écriai : « Maman, Maman Immaculée, toute belle, toute pure, sauvez-moi ! Toute, toute, je suis votre propriété. Jésus, mon Jésus, faites que je vous aime et je vous aimerai ; faites que je sois en vous et je serai en vous ; sauvez-moi et je serai sauvée, etc., etc., et je vous prie par les mérites de votre très précieux sang de convertir Maurice, de sauver son âme. » Maurice, arrivé près de moi, leva respectueusement son chapeau en saluant profondément, prit le panier, remercia et s’en retourna. Vers le soir, Maurice vint chez ma maîtresse, et environ une demi-heure après je fus appelée par ma maîtresse. La famille était réunie. Ma maîtresse me demanda quelle était cette Dame qui était avec moi quand Maurice était venu prendre le panier et à quel endroit elle s’était jointe à moi, si je lui avais dit qui m’envoyait porter le dîner, etc. Je répondis franchement que j’étais seule et que seule avec mon Dieu j’étais revenue, et que je n’avais en aucune manière trahi mes maîtresses.
Jusque vers la fin de mars (où je commençais à faire paître les brebis) je portais le dîner à Maurice et toujours je lui disais quelques paroles, sans que j’eusse la connaissance, la signification de ce que je lui disais, tout comme les perroquets qui répètent sans savoir ce qu’ils disent. Quelquefois Maurice versait des larmes. J’en étais humainement affligée, parce que je pensais que c’était peut-être moi, par mes paroles, qui étais cause de sa peine ; mais un jour il me dit qu’il voulait se réformer, changer de vie, et qu’il épouserait la fille de ma maîtresse, etc., et il fit comme il avait dit.
Dès que les animaux purent trouver du pâturage, je les conduisis dans les champs ou sur la montagne, heureuse de me trouver seule, loin des yeux des créatures raisonnables ; mais, quelquefois, particulièrement quand la neige couvrait encore les cimes des montagnes, les loups, les renards, les lièvres cherchaient à manger. Alors je leur distribuais mon pain et ces bêtes étaient contentes, puis je leur parlais du bon Dieu. ..
Mon très .Révérend et très cher Père, il m’est difficile de me rappeler ce que je disais à ces bêtes. Je sais qu’elles m’ont fait honte plusieurs fois par leur obéissance à moi, ver de terre, de qui elles n’attendaient rien. Je racontais à ces animaux leur création par la parole toute-puissante de notre Dieu éternel, comme me l’avait enseignée mon bon Frère, et je les engageais à chercher partout leur nourriture, sans causer de préjudice aux hommes, leurs maîtres et leurs rois parce qu’ils sont créés à l’image de Dieu par les puissances de leurs âmes, et sont encore les images de Jésus-Christ par leurs corps, etc., etc. En premier lieu, un loup venait tous les jours, et je lui enseignais ce que je pouvais ; cependant cela ne me plaisait pas beaucoup, parce qu’il ne pouvait, comme l’homme, aimer d’un amour de connaissance et désintéressé. Il me rendait service en ce sens que parfois j’aurais voulu pousser de hauts cris pour inviter tous les hommes de la terre à louer, aimer et glorifier notre divin Sauveur Jésus qui nous a infiniment aimés en donnant sa vie pour nous sauver. Je dis qu’il nous il aimés infiniment parce que sa divinité a donné un mérite infini aux souffrances et à la mort de son humanité sainte.
Bientôt augmenta le nombre des loups, des renards, des lièvres, trois petits chamois, une nuée d’oiseaux venaient tous les jours, et alors, faute d’hommes à qui parler du bon Dieu, la Louve leur prêchait, puis ou chantait le cantique : Goûtez, âmes ferventes. Tous donnaient signe de grande attention et inclinaient la tête aux très saints Noms de Jésus et de Marie.
Les loups venaient ordinairement ensemble à l’heure fixée, les renards venaient ensemble ainsi que les lièvres, les chamois et les oiseaux. (Un serpent vint aussi, mais fut renvoyé.) Une fois arrivés, chacun de ces animaux prenait la place qui lui avait été assignée et écoutait. Puis dès qu’ils entendaient la fin qui était à peu près celle-ci : Sit nomen Domini benedictum ! Ils faisaient les fous ; surtout les renards faisaient des espiègleries à leurs confrères loups : ils les mordaient à l’oreille, à la queue ; ils donnaient des tapes avec leur patte aux lièvres et les faisaient rouler ; ils tiraient en arrière les petits chamois par leur petite queue, etc. Dès que je leur disais de se retirer, tous partaient. Oh ! Combien j’ai été ingrate envers mon amant Jésus ! Je me récréais avec des animaux, et je laissais mon Bien de m’entretenir avec mon Tout. Eh ! Que de fois dans mon examen, je me suis demandé si en cela je n’avais pas préféré ma volonté à l’adorable volonté de mon très amoureux cher Jésus. Selon la raison humaine, oui, il me semblait que j’avais bonne intention, mais cette bonne intention humaine ne glorifie pas Dieu surhumain et sa récompense sera humaine aussi. Sans doute que je pensais à mon Dieu, créateur de toutes choses, en un mot je vidais le trop-plein de mon cœur avec les animaux que je savais ne pas devoir me trahir et je voulais les faire participer de mon amour, etc., etc. Oui, mais où est le fruit de mes prédications ? Rien, ma bonne intention a été une œuvre artificielle !...
Quelquefois il me venait un très ardent désir d’aimer fortement mon aimé Jésus, de lui donner d’un seul coup ma volonté, ma liberté de vouloir, de penser, déjuger, de sentir et de dépendre absolument de Lui en m’uniformant en tout à son bon plaisir, pour qu’ainsi dépouillée de tout il n’y eut plus d’obstacle à mon étroite union avec mon amant Jésus, qu’il me dirige, me meuve à son gré, renonçant absolument à vivre, à agir, à penser, à opérer, à voir et entendre seule ; tous mes sens devaient être un avec les sens de l’humanité sacrée de mon Rédempteur. Tandis que je faisais ainsi, je vis comparaître, du milieu de la grande lumière de l’éternelle présence du Très Haut, Jésus qui tira de sa poitrine la blanche colombe, lui souffla dans les yeux et la remit dans son nid. Je lui dis : « Mon Frère amoureux, qu’avez-vous fait ? » ‒ « À présent vous verrez avec mes yeux », me répondit-il et il disparut. Je ne pus après cela que m’approfondir dans ma nullité, dans mon néant ; je désirais avec ardeur de procurer que Jésus soit aimé de tous les cœurs et de bien correspondre aux bienfaits et miséricordes de mon doux Sauveur. Comme toujours j’avais recours à des souffrances, je ne voulais pas me faire miséricorde, je voulais purger mon esprit mieux que je ne l’avais fait jusque-là, je voulais lui faire payer cher ses escapades hors du bon plaisir de Dieu.
Depuis quelque temps on parlait du prochain mariage de la fille de ma maîtresse avec Maurice. Voilà qu’un jour ma maîtresse m’accusa de lui avoir volé une grosse somme d’argent et me menaça de me faire enfermer dans les prisons si je ne lui restituais pas la somme entière. Je ne répondis rien puisque je n’étais pas interrogée. Dans mon cœur je me réjouissais parce que je savais n’avoir pas touché son argent et que d’ailleurs j’ignorais où elle le conservait. Cependant ma bonne maîtresse insistait : « Résolvez-vous, me disait-elle, rendez-moi cette somme si vous ne voulez aller en prison. Vous faites la sainte, mais je ne vous crois plus, et vos miracles sont comme vous. Si vous avez enchanté Maurice par votre divination, vous ne m’enchanterez pas... » Intérieurement je rendais grâce à mon Seigneur Jésus de la grande faveur d’être enfin injustement accusée de vol envers ma maîtresse, puisque tant de fois j’avais volé au Très-Haut le temps qu’il m’avait donné pour le louer, glorifier, et pour réparer, expier les fautes du prochain et les miennes.
Un jour elle me fit venir dans la maison ; tous les parents et amis s’y étaient réunis. En présence de tout ce monde, elle me fit beaucoup de reproches, disant que je trompais, que j’avais son argent, que cette somme devait servir pour les dépenses du mariage et que je serais cause que ce mariage ne pourrait avoir lieu. Entendant cela, la fille se rendit furieuse et me dit que si elle tardait à se marier, je rendrais compte à Dieu de tout le mal qui en résulterait ; puis des injures de toutes sortes pleuvaient. Maurice, qui jusque-là avait gardé le silence, prit la parole et dit à peu près ceci : « Je vous prie tous de parler avec modération à la sœur : j’ai travaillé pendant quelques mois avec son père, homme très honnête et aimé de tous ceux qui le connaissent ; s’il venait à savoir les paroles que vous venez de dire à sa fille, certainement qu’il viendrait de suite vous la prendre. À vous dire la vérité je ne crois pas que ce soit la sœur qui vous ait pris votre argent et je ne le croirai jamais. » Ma maîtresse et d’autres répliquèrent : « Et qui donc l’a pris ? C’est donc vous, Maurice, qui êtes le voleur ? D’ailleurs cette petite est la seule étrangère qui entre ici. » Maurice reprit : « Mais voyons, la sœur ne ment pas. Avez-vous pris ou trouvé de l’argent dans cette maison ? » (Silence.) « Répondez, sœur, répondez ! » Je répondis à peu près ainsi : « Devant Dieu, je déclare n’avoir vu ni pris l’argent ou autre chose à ma maîtresse. Elle n’a pas à s’affliger des paroles qu’elle m’a dites, parce que si, par pure grâce de Dieu, je n’ai pas commis la faute de voler son argent, en beaucoup d’autres choses j’ai attristé le cœur aimant de Jésus-Christ et c’est pour cela que, en Père amoureux, il me punit par les tribulations que par sa grâce j’ai acceptées et embrassées avec gratitude comme des dons précieux. Quant à être enfermée dans une prison, je l’ai toujours désiré et vous me ferez un vrai régal. Oh ! Puissé-je être digne, quoique de bien loin, d’imiter mon divin Sauveur et l’accompagner partout dans la voie de sa Passion pour obtenir son amour et le pardon de mes péchés... » ‒ « Ah ! s’exclama la fille de ma maîtresse, vous faites les choses faciles si vous croyez que sans la restitution de votre vol Dieu vous pardonnera ! Il y a peut-être une religion faite pour vous ? Vous êtes dans l’erreur, ma chère, comme erreur sont vos miracles... » Une des personnes demanda si vraiment le bruit répandu dans les villages à propos de divers miracles était fondé. « Rien du tout, répondit ma maîtresse (et elle avait raison), tout a été une fumée ; en deux paroles je vous explique comment la chose s’est passée. Ma fille était assise près du feu, en face avec son enfant sur ses genoux, quand tout à coup elle entendit grand bruit dans l’étable des veaux. Ma fille se lève aussitôt, assied son enfant à sa place, sur la chaise devant le feu et court à l’étable. L’enfant trop jeune pour se tenir assis sans appui tomba dans les flammes et poussa des cris qui furent entendus par ma fille qui accourut en toute hâte, releva l’enfant tout en feu ; et le croyant brûlé, défiguré, elle appela au secours. La sœur l’entendit et vint et aussitôt elle dit : "Ce n’est rien, n’ayez pas peur." Ce disant elle prit l’enfant et, que sais-je ? Elle lui mit la main sur la figure comme si elle faisait le signe de la croix ; on ne sait pas bien ce qu’elle faisait. Ma fille avait perdu connaissance et ne se rappelle pas bien ; mais le fait est que quand j’arrivai l’enfant était parfaitement bien et sans trace de brûlures, parce qu’il n’avait pas eu le temps de se faire du mal. Voilà le prétendu miracle expliqué.
« Une autre fois nous avions fait le pain dans le village du Serre, selon notre coutume ; mais vers le midi, craignant de n’avoir pas assez de vieux pain, j’envoyai la petite au village pour prendre un pain, s’il était cuit ; or le pain était encore dans le four. Pendant qu’il finissait de cuire et que la sœur attendait dehors, une fille était montée sur un arbre pour prendre une poire. Cette fille était sujette au mal caduc, une crise lui survint, elle tomba comme un plomb et resta sans mouvement. Toute la gent du village accourut avec les parents de la jeune fille qui pleuraient. Il paraît qu’en tombant elle s’était cassé le pied ; le pied pendait, disait-on (je ne l’ai pas vu). La sœur y fut, s’approcha et dit : "Ne pleurez pas, ce n’est rien, ôtez-lui son bas." ‒ "On ne peut pas", dirent les parents. ‒ "Laissez-moi faire, répliqua la sœur, je ne lui ferai pas de mal", et elle lui ôta son bas, essuya le sang, puis tandis qu’elle lui frottait le pied, elle faisait des espèces de signes de croix ; après elle fit mettre debout la jeune fille qui marcha ; et tous les imbéciles se mirent à crier : Ô miracle ! Ô miracle !... Oui, un miracle que quiconque aurait pu faire. La fille n’avait pas le pied cassé mais elle s’était démis simplement l’os du talon, et en le frictionnant, en le tournant, les jointures se sont remises d’elles-mêmes, et cela suffisait pour guérir la jeune fille. Voilà donc que le prétendu miracle s’en est allé en fumée. Avez-vous compris ? Le miracle que je voudrais qu’elle fasse serait celui de me rendre l’argent qu’elle m’a volé. » ‒ « Cela suffit, dit Maurice, cela suffit : laissons ces choses, occupons-nous de nos affaires, laissons aller cette pauvre enfant à ses occupations. »
Éternelle est la miséricorde du Très-Haut sur moi misérable pécheresse ; adorables sont les voies du Tout-puissant ! Le soir, lorsque je me retirais avec mes vaches, ma maîtresse me reprochait mon vol, m’appelait faiseuse de miracles et, après d’autres paroles qui blessaient mon amour-propre, terminait toujours en me disant que par mon vol, j’étais cause du retard du mariage de sa fille, etc. Elle ajouta que, devant aller à Corps, elle dirait à mon père mon infidélité et mon vol. Quand je sus que mon cher père devait avoir ce grand déplaisir, je fus fort contristée parce que j’aimais beaucoup mon père... Pour lui épargner cette peine, la raison humaine me suggérait d’aller moi-même lui dire que j’étais faussement accusée, que je n’avais rien, rien volé, et mon père qui savait que je ne mens pas me croirait aussitôt !... Ah ! Fille d’Adam !... Mais, d’un autre côté je pensais que mon père dirait à ma maîtresse que j’étais innocente et que si elle persistait à me croire coupable, il viendrait me prendre pour m’ôter de son service, que de cette façon je perdrais la fortune de mon âme et redeviendrais mendiante d’une bouchée de pitié pour l’amour de mon cher Jésus crucifié. « Allons, me dis-je, mettons cette affaire dans les mains de mon bien-aimé ; je ne veux faire que sa sainte volonté. » Mes maîtresses me regardaient de travers et ne cessaient de me dire des paroles injurieuses. Je pensais que si je n’avais pas, par miséricorde de Dieu, commis ce vol, je n’en avais pas moins mérité l’enfer par mes nombreux péchés et qu’il était bien naturel que j’acceptasse avec joie et gratitude les dons sacrés des accusations, des humiliations qui m’étaient présentés par mon divin médecin pour la guérison de mon âme.
Un soir, ma maîtresse, devant moi, dit à sa famille qu’elle n’avait pas pu parler de mon vol à mon père parce qu’il n’était pas dans le pays. Sur cela je me montrai très indifférente ; peut-être parce que je me trouvais dans une mer d’affliction d’esprit et de corps par suite d’une communication terrifiante au sujet du monde que j’avais vu enveloppé dans de grandes calamités. Un jour, mes sens suspendus, mon intelligence avait vu le monde dans d’épaisses ténèbres, des incendies un peu partout, et j’entendais ces cris comme des cris de bêtes féroces : « Vive l’anarchie ! À bas la calotte et les fanatiques ! Tuez, tuez, fusillez, poignardez, purgeons la terre ! » On noyait des gens, des vieillards, des femmes et des enfants pour aller plus vite ; le sang coulait, les maisons se fermaient, mais ces hommes altérés de sang enfonçaient, brisaient les portes et massacraient tous ceux qui tombaient sous leurs mains ; beaucoup de prêtres, de religieux et de religieuses étaient mis à mort : il y en avait qu’on menait en bandes attachés les mains derrière le dos, on les conduisait sur une place pour les fusiller. Des femmes étaient aussi cruelles, sinon plus, que ces hommes enragés. Cette œuvre, ce châtiment voulus (quoique indirectement) par les mauvais chrétiens, avaient lieu, plus ou moins épouvantables, dans toutes les villes et dans tous les bourgs, et avaient commencé à la même heure, au signal donné par les chefs. Sous la dénomination de l’anarchie se cachait la secte infernale qui est dirigée par le premier révolté révolutionnaire, Lucifer. Les églises étaient pillées, profanées, incendiées. Les troupes se battaient contre les civils, il y avait des mauvais prêtres dans les rangs des uns et des autres ; le carnage était épouvantable ; et des soldats, à la vue du carnage qu’ils avaient fait de leurs frères se retournèrent et tirèrent sur leurs chefs. Les Communautés priaient, les humbles et les pauvres priaient. Ce sont ces derniers qui furent exaucés, mais pas avant que fût complet le nombre des innocentes victimes. Cette vendange de la justice divine, où périrent un grand nombre de milliers de prêtres, dura deux ou trois jours. Les hommes de foi pratique, quoique en petit nombre, aidés par leurs anges gardiens, furent vainqueurs.
J’étais terrifiée par cette vision. J’aimais mon divin Maître et je savais qu’il m’aimait infiniment, et cependant il me semblait qu’il m’avait abandonnée, rejetée loin de son aimable et confortante amitié et que cet abandon provenait de mes nombreuses infidélités. Il me semblait qu’actuellement je n’aimais plus mon cher amant Jésus ; je croyais être dans l’illusion par la complaisance que j’avais dans les souffrances, car il me semblait que je prenais un plaisir humain dans les souffrances, au lieu de les aimer uniquement parce que mon cher Jésus voulait que je glorifie et honore les souffrances qu’il avait endurées dans sa sainte humanité et dans son (mot absent) pour le salut du genre humain...
Mon esprit était dans d’épaisses ténèbres, ma mémoire avait perdu le souvenir des promesses que j’avais eues et des innombrables bienfaits que j’avais reçus de l’infinie miséricorde du Tout-Puissant ; le peu de mémoire qui me restait était superficielle, ne me rassurait pas, ne me pénétrait pas, ne me donnait aucun soulagement profitable. Mon corps était abattu et rempli de douleurs. Dans cet état je descendais, toujours plus dans mon néant, dans ma très vraie nullité et incapacité de faire, sans Dieu, aucun bien méritoire pour la gloire de mon cher Jésus. Je désirais d’un grand désir pouvoir porter mon aimant Sauveur dans le cœur de tous les hommes afin qu’ils l’aiment et ne l’offensent plus. Ainsi désolée, je ne cessais pas de chercher, d’appeler mon amoureux Jésus, de déposer à ses pieds mes gémissements, mes soupirs, mes craintes et mes angoisses. Pendant ces jours d’amère tribulation, en revenant de garder mon troupeau, je vis que Maurice était près de la porte de l’étable ; et dès que j’y fus entrée, il entra aussi, et sans s’approcher il me dit à demi-voix : « Sœur, ne perdez pas votre santé pour les calomnies et accusations qu’on fait contre vous : je ne les crois pas. » Ma maîtresse arriva et comme furieuse, elle me dit : « Oh ! Petite mensongère, vous vous entendez avec Maurice, et tous les deux vous êtes d’accord pour me voler ! Si Maurice veut vous épouser au lieu de ma fille, qu’il le fasse. » En disant cela, elle s’en alla et Maurice aussi. Il me fut facile de me résigner : je n’avais pas compris grand’chose ; d’ailleurs j’étais toujours bien persuadée que je ne méritais que des reproches et que le Très-Haut permettait tout cela.
Mais qui pourrait dire ma crainte, ma douleur, voyant que le ciel pour moi était fermé en punition de mes péchés, me voyant comme abandonnée au milieu des ténèbres, sans soulagement du ciel ni de la terre ! Au contraire, par la laideur de mes ingratitudes envers mon bien-aimé Jésus, j’étais haïe, repoussée par ses créatures raisonnables. Il manquait seulement que la terre s’ouvrît pour me précipiter dans l’enfer.
Je l’aimais, mon Jésus, oui. Sous la main bénie de la divine justice, j’étais amplement, profondément uniformée aux justes et saints vouloirs de mon aimé Jésus, expert et fin voleur des cœurs ; et bien que parfois je n’eusse plus la force d’appeler la vie de ma vie, avec la voix du cœur je demandais et cherchais où était celui que j’aimais.
Durant ces quelques jours ténébreux de désolation et de saccage, le Dieu des vertus et des miséricordes plusieurs fois me ranima par compassion pour ma faiblesse ; mais ses paroles ou ses lumières confortantes ne duraient qu’un éclair. Et ainsi cette lumière ou bien cette parole du Tout-Puissant créateur de l’univers me persuadait sur ce que je croyais par la foi : pendant ces ténèbres, tentations, batailles, contradictions, accusations, doutes et craintes, ma foi par pure miséricorde, ne fut pas blessée, restant vigoureusement à la tête du combat, avec l’uniformité au bon plaisir du divin Maître et la rectitude d’intention.
Si je voulais expliquer ces visions instantanées dans l’éternelle et suave lumière, je ne le saurais pas. Je compris que je n’avais plus à penser que mon divin Sauveur est loin de moi, bien que pécheresse, parce qu’il est tout amour et n’abandonne jamais qui le cherche en vérité ; que ce désir de le chercher, c’est lui-même qui le produit ; il pousse et se fait trouver en Roi pacifique et pacifiant au milieu de la tempête : à son apparition la tempête se calme et l’âme est inondée d’ineffables consolations. Mais c’est pour peu de temps, puisque peu à peu d’autres adversités arrivent et se succèdent.
Un jour que je faisais paître mes vaches dans un champ voisin de la maison, passèrent trois ou quatre chasseurs de Corps, dont un prêtre. Parmi eux je ne reconnus qu’un homme qui souvent était venu parler à mon père ; il me reconnut aussi et vint avec ses compagnons prendre de mes nouvelles et me demander si j’avais besoin que mon père m’envoyât quelque chose. Je répondis que j’étais contente et que j’envoyais mes respects à mon père. Ma maîtresse m’avait vu parler avec ces messieurs ; elle suspecta que peut-être je m’étais plainte d’elle, que j’avais fait dire à mon père de venir me chercher ; elle m’en fit des reproches et je la laissai dire. Quand à midi je me trouvai avec la famille réunie, tous me firent des reproches ; en autres choses ma jeune maîtresse me dit qu’avec les femmes j’étais muette, que la parole ne me venait que pour parler avec les hommes, qu’elle m’avait surprise à parler à voix basse dans l’étable avec Maurice avec qui je m’entretenais et m’entendais en cachette, et que, petite comme j’étais, ayant déjà commencé une mauvaise vie, j’allais infailliblement à la perdition avec tous les démons, etc., etc. En vérité, si sérieux que fût mon examen, je ne savais pas, je ne voyais pas où était ce mal, cette faute que j’avais faite ; malgré cela je tremblais, de crainte d’avoir dégoûté mon Dieu que j’aimais de tout mon cœur, de toutes mes forces ; oui, je sais que je l’aimais ; quoique je ne sentais pas sensiblement son amour, malgré tout je ne laissais pas mes pratiques d’usage. Le vieux serpent qui ne dort jamais, le jaloux, l’envieux, le menteur, ne perdait aucune occasion pour me faire tomber dans ses filets, en m’insinuant que Dieu n’avait plus soin de moi, parce que mes péchés, étaient grands et nombreux ; que Dieu s’était éloigné de moi parce qu’il n’y avait plus de miséricorde pour mon âme. Le père du mensonge me suggérait d’autres choses encore.
Continuellement j’appelais à mon secours mon adorable aimé Jésus, la belle entre toutes les belles, ma chère et bien-aimée Maman, et saint Joseph, lui rappelant sa douleur lorsqu’il avait perdu pendant trois jours celui qui ravit les anges. Je sentais que j’aimais mon Bien-Aimé, mais je ne le voyais pas, et j’étais persuadée que je méritais d’être abandonnée à cause de mes infidélités. Tout restait sourd à mes supplications réitérées et à mes gémissements : le ciel était de bronze pour moi.
Enfin ne sachant plus que faire pour celui que j’aime, je protestais ne vouloir jamais, en aucune manière donner du déplaisir à celui pour qui seul je vivais ; je me donnais et redonnais à la vie de ma vie ; je me consacrais toute, toute, avec les puissances de mon âme, à l’ éternel Père, pour ne plus vivre que de la vie de l’Homme-Dieu, agir, prier, souffrir et jouir comme lui, dans ses mêmes intentions, qui étaient la plus grande glorification du Père Éternel et tout cela en union avec les mérites infinis de mon cher Jésus-Christ. Alors m’étant ainsi mise comme une cire molle dans les mains de mon bien-aimé Sauveur afin qu’il me donnât la forme qui lui plaisait et me façonnât à sa mode, ne voulant plus être moi, mon âme se recueillit. Je ne sais comment cela se fit, le fait est que tout à coup je me trouvai dans la présence de l’éternelle bienfaisante Lumière : au milieu je vis mon très-aimé et très-aimant Frère. Il n’était plus petit ; mais grand et majestueux ; et avec Lui, la Vierge ma Mère, chef-d’œuvre de la Très Sainte Trinité, toute pure, toute belle, toute aimante, toute bonne, toute compatissante, toute enrichie de la surabondance des grâces, des privilèges, des dons que peut départir Celui qui peut tout. Mon doux Frère me bénit, me confirma dans la foi de son amour qui est vérité, lumière et nourriture, délicieuse. Puis il sortit de sa poitrine le très beau lys ; dans le très blanc lys se trouvait une liqueur qu’il me fit boire ; et il me demanda si je voulais conserver (soigner) le lys. Je répondis : « Je voudrais bien, mais je crains de le gâter. À cause de votre Nom tout puissant, gardez-le vous-même, avec moi qui suis votre propriété absolue, pour votre plus grande gloire. » Il ne se déplut pas de ma demande et notre belle Maman prit le lys des mains bénies de mon Frère qui le lui présentait, et Elle le mit sur son cœur. Ce fut tout.
Dès que je me vis dans la grande Lumière, je me sentis renouvelée ; tout disparut : doutes, craintes, fatigue, lassitude, accablement d’avoir été cause par ma faute de l’éloignement de mon Dieu, mon unique amour, la lumière de mes yeux, la médecine de mon âme, le tabernacle de mon repos et mon tout en tout. Le désir d’aimer mon divin Maître croissait toujours davantage dans mon cœur, je disais même dans les puissances de mon âme. Il me semblait que mon Amant purifiait tout dans mon âme avec le feu incessant de son amour dont les flammes dévoraient les nombreuses taches de mes infidélités.
Quant aux effets produits par la vue de la beauté incréée : la connaissance des attributs divins, de l’impénétrable sagesse du Très-Haut, les hauts enseignements de la Force des faibles, je ne saurais pas les exprimer.
Ma chère Sœur,
Une dizaine de pages plus haut, vous donnez raison à votre maîtresse qui disait que le bruit répandu dans les villages à propos de divers miracles à vous attribués, n’était fondé en rien.
Je veux que vous vous expliquiez. La modestie ne doit pas vous faire dissimuler la vérité à votre directeur. La simplicité avec le directeur plaît à Dieu plus que la modestie, laquelle peut être inspirée par l’amour-propre, la crainte du ridicule, etc. Je vous demande donc, ma chère sœur, de vouloir bien écrire ci-dessous tout ce qui m’est nécessaire pour comprendre la gravité des accidents réellement arrivés à cet enfant et à cette jeune fille.
Mon très Révérend et très cher Père,
J’ai donné raison à ma patronne, par le motif que les personnes présentes disaient que j’avais fait des miracles et que les gens des pays environnants le disaient aussi. Or, pour être dans la vérité, j’approuvais ma patronne qui devait savoir qu’il n’y a que Dieu qui fasse des miracles et moi j’ai cru jusqu’à ce jour que même les saints du ciel n’en peuvent faire par leur vertu pour sublime qu’elle soit. C’est Dieu, l’unique Être tout-puissant qui fait les miracles par lui-même ou par qui il veut ; et s’il voulait se servir pour cela d’une paille brûlée, cette cendre ne pourrait, ne devrait jamais usurper le droit de Dieu en osant dire : « J’ai fait un miracle. »
Ce que j’ai peut-être à expliquer, c’est que, quand la mère retira son enfant du milieu des flammes et le vit en feu et tout défiguré, la Louve arrivait. Aussitôt la mère s’évanouit en me mettant l’enfant dans les bras. Avec mon tablier, je faisais tomber le feu, les étincelles et j’essuyais son visage. Cela se comprend que je priais en même temps ; mais lorsque je vis ses lèvres, son front brûlés, enfin sa figure et ses mains blanches à des endroits et à des autres saignantes et que l’enfant n’était plus reconnaissable, et que les cris qu’il faisait semblaient se changer en des gémissements de mort, je priais Dieu, au nom de Jésus-Christ et de sa mort, et je faisais des signes de croix sur toutes les parties en plaies et blanchâtres. En un instant l’enfant ouvrit les yeux. La mère revient à elle, prend son enfant et le voit sain ; elle seulement, la mère, avait des brûlures aux mains. Où est ici le miracle de la Louve, je vous prie ? Quant à la jeune fille qui tomba d’un arbre, son bout de pied était de côté et pendait ; or, il n’y avait qu’à retrouver l’endroit où les os pouvaient s’emboîter : d’un côté la peau était déchirée et le sang qui sortait empêchait l’opération qui eut lieu au Nom adorable de Jésus en vertu de la croix.
Si le bon Dieu fait tout ce qu’il veut, je n’en suis pas la cause.
Depuis quelques jours, mes maîtresses paraissaient moins fâchées contre moi ; puis chaque fois que la famille était à table, on se demandait l’un à l’autre si l’année prochaine je reviendrais volontiers chez eux. On disait qu’il serait beaucoup mieux que je ne change pas de maîtresse, vu ma grande timidité. Puis on finit par m’engager à rester pendant l’hiver avec eux. De cette manière je serais plus sûre de n’être pas obligée d’aller servir chez des maîtres que je connaissais pas et qui ne me connaissaient pas non plus, et de rester avec des ouvriers qui blasphèment le Nom du bon Dieu, ce qui me ferait souffrir. À tout cela, n’étant pas interrogée, je ne répondais rien. D’ailleurs, mon vouloir (l’avait) celui qui dirige tout sur la terre comme au ciel.
Peu de jours après, je me trouvais dans le jardin, ma maîtresse vint m’y trouver et, avec humilité et bonté, me dit : « Ma fille, vous rappelez-vous quand je vous accusais de m’avoir volé une grosse somme d’argent ?... Répondez-moi. » Je lui dis : « Je me souviens d’avoir souvent offensé mon Dieu et de vous avoir donné beaucoup de déplaisirs, et vous, si bonne, m’avez supportée avec bien de la patience et de la bénignité ; c’est pourquoi j’implore le pardon de mon Jésus crucifié et le vôtre. » Elle me répondit qu’elle ne me demandait pas de me confesser, mais seulement si je me souvenais de ce qu’elle m’avait accusée de lui avoir volé son argent, que maintenant elle voulait et devait me dire que ce n’était pas vrai, qu’elle avait voulu feindre d’avoir perdu tout son argent pour mettre Maurice à l’épreuve et voir si, sans qu’elle eût de l’argent, il serait content quand même d’épouser sa fille, etc., etc.
Le jeudi suivant, ma maîtresse m’accompagna à Corps pour me rendre à mes parents. Ma chère mère se rappelant mes impertinences ne voulait pas me recevoir. Ma maîtresse faisait valoir le pacte fait avec mon père, d’après lequel je devais être rendue vers la fin de novembre ; elle ajoutait qu’elle était venue aussi pour faire promettre à mon père de me remettre à son service après l’hiver. Oh ! Bonté, miséricorde de mon amant Jésus, vrai médecin de ma pauvre âme, combien me sont chères, amoureuses, admirables, vos divines opérations !... Plus je descends dans mon néant, dans ma nullité, plus je vois votre miséricorde. Après que ma maîtresse fut partie, ma mère me reprocha d’être revenue dans la famille, disant que ma maîtresse n’avait pu me supporter et ne me voulait plus chez elle où je mettais la discorde, etc. Voyant qu’on me mettait à ma place, c’est-à-dire que j’étais rebutée et que personne ne me voulait, que tous avaient horreur de moi, je pensais que mon Seigneur leur faisait peut-être voir mes innombrables ingratitudes et infidélités ; j’invitais dans mon cœur à rendre grâce de ce bienfait à l’auteur de tout bien, à qui seul, par tous les moyens, je cherchais à faire plaisir ; soit qu’il me punît à cause de mes fautes, soit qu’il torturât mon esprit et mon corps pour assainir et purger mon âme, soit qu’il me tournât ou fit tourner en dérision, je ne me troublais pas ; l’œil de mon âme était fixé dans mon divin Maître pour exécuter en tout son bon plaisir. Dans mon oraison, j’avais découvert des obstacles fâcheux à mon union avec mon bien-aimé Jésus, tant dans mon intérieur que dans mes actions extérieures. Mon âme avec ses puissances était certainement bien attachée et jointe au divin amour ; je n’avais pas, il me semblait, d’autre volonté que celle du Très Haut et je me serais mise en pièces pour lui plaire ; mais il me manquait le total abandon entre ses mains bénies ; quand je dis abandon je dis aussi entière dépendance pour toutes les opérations qu’il fait de nous et en nous, sans que nous voulions l’aider et agir de nous-mêmes : car tout ce que nous avons à faire dans cet état, quand l’Être suprême veut lui-même se fabriquer un tabernacle, c’est de faire la morte et d’être FIDÈLE, rien de plus. Ces choses ne peuvent s’apprendre dans les livres, et encore moins se comprendre sinon par l’expérience, en usant d’une grande fidélité.
Devant rester chez mes parents tout l’hiver, je priai ma mère de vouloir bien me donner quelque ouvrage ; elle ne le voulut pas, disant que je n’étais pas propre[10] et qu’elle me défendait de toucher à aucune chose de sa maison. Alors quelquefois je lui demandais si je pouvais sortir. Elle le permit, ajoutant que, si cela me plaisait, je pouvais ne plus revenir... Je savais un peu le chemin de l’église ; tous les jours, à l’heure où il n’y avait personne, j’y allais. Un jour, en entrant à l’église, je vis au pied du maître-autel un prêtre qui priait très humblement. Je restai au bas de l’église par respect pour ce prêtre qui me paraissait être dans un profond recueillement en présence du Dieu de l’Eucharistie. Puis, sans que je sache comment, je me trouvai subitement près de l’autel et par conséquent du révérend prêtre, et j’observai qu’il avait ses habits sales et tout déchirés ; sa face était affligée, extrêmement triste, mais placide, humble et résignée ; il me dit : « Béni soit à jamais le Dieu de la justice et de la miséricorde infinie ! Il y a plus de trente ans que j’ai été justement condamné au purgatoire pour n’avoir pas célébré avec foi et respect le sacrifice de la continuation du mystère de la Rédemption, et pour n’avoir pas eu tout le soin, comme c’était mon devoir, des âmes confiées à ma sollicitude. La promesse de ma libération m’a été faite pour le jour et l’heure que vous entendrez ici pour moi la Sainte Messe, en réparation de mes coupables tiédeurs. Je vous prie de faire à présent pour mon âme trente-trois génuflexions, en les offrant au Père éternel, au très saint Nom adorable de Jésus-Chris et par les mérites de sa vie... » Le même jour je revis le saint prêtre avec des habits nouveaux tout parsemés d’étoiles et de brillants. Ses sens qui auparavant étaient pétrifiés, étaient sains, pleins de vivacité et d’éclat.
Naturellement le lendemain je désirais beaucoup, beaucoup entendre la Sainte Messe. Mes péchés furent cause que je n’en eus pas la permission : ma mère me dit qu’à cette heure je ne pouvais pas sortir. Comment faire ?... Puis-je laisser plus longtemps cette âme dans les horribles peines du purgatoire ? Puis-je être cause de son retard à entrer dans la joie du plus parfait amour de son Dieu qui est le mien ?... Désobéir, je ne le puis pas...
Pendant ces trois longs jours qu’il ne me fut pas permis d’aller à la Sainte Messe, je faisais tout ce que je savais pour la délivrance de cette sainte âme : je m’offris pour souffrir avec mérite, unie à mon Amant Jésus, ce que souffrait ce saint prêtre sans aucun mérite. Ainsi je me contentais un peu, autant que le voulut mon Tout, mon tout bon, tout aimable, tout amoureux Jésus. Le Seigneur permit qu’un jour il y eut une messe vers dix heures : ma mère consentit à me laisser sortir ; je courus à l’église, mais je ne savais pas de prières, je me contentai de me tenir en esprit prosternée au pied de la croix sur le Calvaire, durant le Sacrifice non sanglant de l’Homme-Dieu, et de recueillir les mérites de son sang répandu pour le salut du genre humain. Puis je me servis de la voix, de la bouche, et de l’amour de mon Sauveur, pour offrir au Père éternel une à une toutes les vertus pratiquées par mon amoureux Jésus, tous les mauvais traitements, tous les mépris soufferts par le Saint des Saints, et ainsi de suite en repassant toute la vie humaine du divin Rédempteur.
Après le Saint Sacrifice, je vis l’âme transformée, toute belle, toute resplendissante de gloire, entrer au ciel des cieux.
Mon père s’étant retiré en famille, ma mère lui avait dit que ma maîtresse n’avait pu me supporter et que j’étais revenue avant le temps fixé par lui, que j’étais devenue très impertinente, que presque tous les matins, je sortais dans le pays et qu’elle avait dû plusieurs fois envoyer après moi un de ses fils pour savoir avec qui je m’entretenais et que personne n’avait pu lui donner de mes nouvelles. Mon père me reprit sévèrement me disant que jamais il ne se serait attendu à avoir du déplaisir à mon sujet. Moi qui aimais beaucoup mon père je fus très affligée du déplaisir que je lui avais donné ; je lui demandai pardon. Il ajouta : « Tu ne me dis pas où tu allais quand tu sortais de la maison ; mais j’interrogerai des personnes du pays qui me le diront. »
Ma maîtresse était revenue à Corps pour parler avec mon père. Aussitôt il lui demanda la raison qu’elle avait eue pour me rendre avant le temps fixé entre eux deux, et quel était le grave manquement que j’avais commis. Ma maîtresse très indulgente s’étonna de voir que mon père avait été induit en erreur, car elle avait été toujours contente de moi et m’avait accompagnée ici, juste le jour fixé et non avant. Elle aurait voulu qu’il se trouvât chez lui afin d’arrêter le jour pour l’année prochaine où elle viendrait me chercher. Puis ils parlèrent encore, je me retirai pour les laisser causer.
Mon père demeura environ deux semaines, pendant lesquelles il revit ses parents et ses amis. Quand il rentrait à midi ou le soir, je remarquais qu’il était triste, affligé. Qu’avait-il ? Je ne le sus qu’au moment où éclata une tempête entre lui et ma chère mère. Les parents de mon père et nos voisins avaient exagéré auprès de mon cher père ce qu’ils appelaient mon intolérable sort. Mon père était furieux contre ma chère mère et ma mère s’imaginant que je m’étais plainte d’elle à mon père était fâchée contre moi...
Par respect pour la belle vertu de charité, je n’osais pas décrire la scène qui eut lieu ; mais votre Révérence a bien voulu m’éclairer à ce sujet en me disant que ma chère mère voulant me corriger n’était peut-être pas coupable à mon égard, Dieu ayant permis ce qui m’est arrivé pour mon salut éternel. Cela est bien vrai ; qu’en serait-il advenu de ma pauvre âme si ma chère mère ne m’avait pas mise à ma vraie place qui est d’être foulée aux pieds de tous et comptée pour rien ? C’était pour la grande fête de Noël ou du premier de l’an : ma chère mère était occupée à faire cuire je ne sais quoi dans la poêle, j’étais seule dans un coin, en train de réciter ce nombre d’oraisons jaculatoires que mon cher et bien-aimé Frère m’avait enseignées. Un peu après arriva mon père en grande colère ; il commença à reprocher à ma mère de ne pas prendre soin des affaires de la maison, de maltraiter la sœur, etc. ; ma mère voulait se défendre, alors mon père la frappa, prit la poêle et la renversa à terre et commanda à ma très chère mère de s’en aller chez ses parents parce qu’il ne la voulait plus chez lui. En entendant pour la première fois ces choses, et voyant ma chère mère en pleurs, je courus aussitôt à mon père pour l’empêcher de lui faire du mal ; je lui prenais les mains en lui disant « Papa, pardonnez, faites grâce, laissez maman ; je vous aime bien, papa, mais laissez ma mère ; si vous voulez, frappez sur moi, mais laissez ma mère. » Dans sa grande colère, mon père paraissait ne pas m’entendre. Enfin il ouvrit la porte à ma mère qui s’en alla, emportant dans ses bras son plus jeune enfant ; et mon père ferma la porte. Je voulais suivre ma mère, je pleurais et voulais sortir de la maison ; il m’empêcha ; mes frères pleuraient aussi. Ne pouvant me faire à cette triste séparation, je tentai plusieurs fois d’ouvrir la porte pour courir après ma chère mère, tout fut inutile.
Dieu soit béni ! Peu à peu mon cher père se calma, il pensa à faire mettre la table et à nous faire souper. Il est facile de penser que je ne pouvais pas manger, et cependant je dus me mettre à table. Des grosses larmes coulaient de mes yeux ; nous étions tous sans rien dire, et ici encore ma mauvaiseté se produisit : sans permission je cachais sous la table sur mes genoux tout ce qui m’était servi dans mon assiette, dans l’intention de m’enfuir ensuite et de la porter à ma chère mère qui n’avait pas mangé. À cet effet, je pris même d’autres provisions.
La nuit était avancée, mon père était couché et nous croyait tous couchés et endormis ; près de mon lit, je priais mon divin Maître. Dès que je n’entendis plus rien, doucement, doucement je pris la direction de la porte avec mes provisions et m’enfuis dans la rue. Mon père m’appelle, je feignais de ne pas l’entendre : j’allais d’une rue à l’autre, ne sachant la direction qu’avait prise ma chère mère. Après avoir parcouru diverses rues à sa recherche, je pensai d’aller chez une de ses amies pour avoir, s’il était possible, de ses nouvelles. J’y courus. Je n’étais pas entrée que j’entends la voix de ma bien chère mère. J’entre toute consolée d’avoir enfin retrouvé ma mère ; je cours pour l’embrasser et lui donner mes provisions. Elle me donna un solennel soufflet d’une main si forte qu’elle m’envoya rouler à terre et que le sang me sortait par le nez et par la bouche. Je restai à terre jusqu’à ce que l’amie de ma mère vint me relever, car j’étais étourdie et ne savais où j’étais. De tout cœur, autant que j’en étais capable, je remerciais mon Amant cher Jésus pour cette précieuse faveur. Lorsque la personne venait pour me relever, ma chère mère lui disait de me laisser, que je n’en mourrais pas, que j’étais la cause qu’elle n’était pas dans sa maison, et cause aussi de tout ce qu’elle et ses enfants souffraient, etc., etc.
De grand matin le mari de l’amie de ma mère alla chez mon père, pour l’exhorter à recevoir ma chère mère : il se montra inflexible. Il demanda que je vienne pour avoir soin de la lingerie[11], de mes frères et de la maison. Je ne voulais pas laisser ma chère mère, mais je pensais qu’étant chez mon père j’aurais peut-être l’opportunité d’y faire revenir ma mère, quand il serait parti pour son travail. Après que des personnes m’eurent lavée, ma mère décida que je devais m’en retourner, mais ensuite, me voyant la face trop enflée, elle me dit de rester. Plus tard dans la matinée, les voisins dirent que mon père était allé à son ouvrage ; alors nous nous retirâmes tous à la maison, ou, à part les quelques reproches que justement je méritais, on vécut presque un mois assez pacifiquement. Dieu soit béni de tout !
Après une absence d’un mois ou deux, mon cher père revint de son travail et on ne parla pas de la bourrasque passée. Lorsqu’il repartit, il recommanda à ma mère de me soigner parce que, disait-il, j’étais faible et maladive. Ma chère mère fut peinée de cette attention de mon père : elle crut que je m’étais plainte et me traita comme elle croyait. D’ailleurs je ne savais pas que je fusse faible ni maladive. Vive Dieu !
Malgré mes méchancetés, le Seigneur des vertus et des grandes miséricordes ne me délaissait pas ; j’entendais dans l’intime de mon cœur sa voix douce, sonore, claire et suave, qui me mouvait d’un grand désir de l’aimer, de me sacrifier toute, toute, pour son pur amour, ce pur amour qui, en flamboyant, lave, purifie toutes les scories.
Chose étrange. Quoique je me voyais pleine de défauts variés et que j’en étais bien affligée parce que je causais de l’affliction et de la peine à mes chers parents et à tous mes bons maîtres, je travaillais peu à m’en corriger sérieusement. À peine, en quelques occasions où je me trouvais très affligée des amertumes que j’occasionnais, si je me disais : « Oh ! Mon amour, ayez pitié de moi ; vous voyez ce que, sans vous, je sais faire ; ôtez de moi tout ce qui vous déplaît ; laissez-moi seulement le préservatif pour votre gloire et pour mon salut éternel ; et faites que je vous aime et je vous aimerai, ô Dieu aimant. Glorifiez-vous sur les ruines de tout ce qui en moi n’est pas de vous, et rien de plus. »
Quelquefois le divin Maître m’élevait à la contemplation de ses attributs, et dans ces ravissantes beautés je me sentais portée, tirée à l’aimer, à l’aimer pour lui-même, comme fin et principe de mon amour, de toutes mes affections, et à mesure qu’il me découvrait ses sublimes perfections, plus je prenais connaissance de mon abjection, de ma vraie nullité et incapacité à avoir la moindre pensée, à faire la moindre action méritoire pour mon salut. L’immensité du Très-Haut me consolait, me ravissait. Oh ! Douce et sublime connaissance de cette immensité de mon Dieu, tout en tout, immuable et absolument indépendant, donnant l’être, la vie, la croissance, la multiplication, la conservation à la nature et à tout ce qu’il y a dans la nature ! Oh ! Beauté incomparable ! Oh !... mais laissons.
Un jour que ma mère cherchait partout, n’ayant pas trouvé ce qu’elle cherchait, elle m’appela et me dit que je lui avais pris l’anneau que sa mère lui avait donné, auquel elle tenait beaucoup. Comme je ne répondais rien (d’ailleurs elle ne m’avait pas interrogée), elle crut que le l’avais pris pour le donner à quelqu’un et me demanda à qui je l’avais donné. Je dis. « À personne. » Elle resta persuadée que je lui avais volé son anneau et que je le gardais pour moi. Elle avait ainsi, disait-elle, une bonne occasion de prouver, de persuader à mon père que je n’étais pas ce qu’il me croyait. Pendant environ un mois, ma chère mère me demandait son anneau en me disant des paroles mortifiantes, m’appelait menteuse, etc. Et elle ne me permit plus de sortir de la maison. Quand mon père revint en famille, il fut assailli de plaintes de ma mère sur ma mauvaise conduite. Elle lui dit que je ne voulais pas travailler, que j’étais devenue orgueilleuse, vaniteuse, que je dédaignais mes frères et ma petite sœur, que souvent je feignais de me retirer pour dire des prières et qu’elle avait voulu aller doucement, doucement où j’étais seule et n’avait jamais jamais entendu une syllabe de mes lèvres ; puis que je ne lui demandais jamais des nouvelles de mon père, que j’étais sans cœur, une vraie sauvage. Puis elle ajouta « Eh ! Vous ne savez pas ce qu’elle m’a fait le jour que vous êtes parti ? À peine aviez-vous mis les pieds dehors, et tandis que j’étais avec vous, elle m’a volé mon bel anneau, souvenir de ma mère. Il ne m’a pas été possible de me le faire rendre. » Naturellement mon cher père fut très affligé ; il me gronda beaucoup, puis élevant la voix : « Si je savais, dit-il, que parmi mes enfants il s’en trouvât un qui eût volé quelque chose à quelqu’un, moi-même j’irais le dénoncer à la justice pour le faire mettre en prison, parce que je ne veux pas être déshonoré par leur déshonnêteté. » ‒ « Bien, dit ma mère, allez déclarer à la justice que votre fille aînée m’a volé un anneau de grand prix, qui était dans une petite boîte, et faites la emprisonner. » ‒ « Dans une petite boîte ? dit mon père ; l’anneau était-il dans la boîte ? Il me semble, ajouta-t-il, d’avoir pris cette boîte que j’ai trouvée parmi les verres dans l’armoire (ce n’était pas sa place), je la pris et la mit dans le tiroir des mouchoirs ; regardez bien. » Il alla lui-même la prendre où il l’avait mise, il l’ouvrit et y trouva l’anneau. Il fit quelques reproches à ma pauvre mère. Je fus donc ainsi privée de la bénédiction des humiliations jusqu’au bout, ce fut ma chère mère qui de nouveau souffrit à cause de moi.
Un jour, avant de partir pour son travail, mon père me donna à faire des chemises pour moi. Quand il fut parti ma mère s’en déplut (parce qu’elle savait que j’en avais assez), elle me défendit de les coudre et me dit que ce n’était pas à son mari de s’intriguer d’une folle comme moi, qu’on voyait bien que je l’avais enchanté avec mes bigotteries, mais que bientôt elle me mettrait au service de maîtres qui sauraient me corriger... Elle oublia sans doute que j’avais été promise à ma maîtresse de l’année précédente ; quoi qu’il en soit, ma pauvre et chère mère avait à souffrir de moi et à cause de moi ; elle me mit au service de la première personne qui se présenta, quoique les montagnes fussent encore couvertes de neige.
Courait l’année 1843, depuis deux ou trois mois. Une bonne femme du village de Sainte-Luce, de la commune de Saint-Jean-des-Vertus, à qui, paraît-il, ma mère m’avait louée, vint me chercher. Cette bonne et pieuse famille se composait du père, de la mère et de deux filles âgées de plus de vingt ans. La prière du soir se faisait régulièrement en commun. Je me consolais en voyant que mon bien-aimé Sauveur que j’aurais voulu aimé et servi de tous était servi dans cette famille.
Peu de jours après je commençai à sortir avec les brebis ; je rencontrai des bergers qui allaient aussi faire paître leurs troupeaux. Ils m’invitèrent à mettre mes brebis avec les leurs ; je ne voulus pas parce que mes brebis ne me connaissaient pas encore et que moi non plus je ne les connaissais pas suffisamment. Mon refus leur déplut : bergers et bergères me dirent que s’ils voyaient les loups attaquer mon troupeau, ils ne me viendraient pas en aide pour les chasser. Ces bergers se dirigèrent alors vers le bas de la montagne, et j’allai plus haut, vers un bois. Sans doute qu’il y avait de la neige, mais à bien des endroits l’herbe se faisait voir. Quelques heures après j’entendis des sifflements, puis des cris, des pleurs et des lamentations qui venaient du bas de la montagne ; mes brebis effrayées venaient en courant près de moi et se groupaient. Je regardais de tous côtés et voilà que je vois venir un loup avec sa proie aux dents, bientôt après un autre aussi avec une petite brebis. Vers le soir je sus que ce jour-là les loups avaient pris cinq brebis et tué un chien qui leur disputait une proie. Des cris alarmants se faisaient de plus en plus entendre : c’est que les gens du village avertis venaient prêter leur aide aux bergers tout en se lamentant ; mes maîtresses étaient du nombre. Je descendais de la montagne tout doucement avec mon troupeau. D’aussi loin qu’elles m’aperçurent elles me demandèrent le nombre de mes brebis mortes ; et sans attendre ma réponse que d’ailleurs, vu la distance, je ne pouvais pas donner, elles me grondaient pour n’avoir pas été vigilante et de ce que j’étais toujours sans un sifflet pour effrayer les loups, etc. Aussitôt que je fus près de mes maîtresses, elles me demandèrent avec anxiété combien les loups m’avaient mangé de brebis ; je répondis que je ne savais rien, mais qu’il me semblait qu’ils n’en avaient point pris. Alors elles comptaient mes brebis, mais avec tant de précipitation qu’il leur semblait toujours qu’il en manquait. Finalement nous arrivâmes à la maison. Alors elles firent entrer les brebis une à une dans l’étable, et c’est ainsi qu’on vérifia qu’il n’en manquait aucune. Dieu soit béni de tout et de tous à jamais.
Cependant mes patrons n’étaient pas rassurés pour l’avenir : ils disaient que je devais être pourvue d’un sifflet ; mes patronnes observaient que ce sifflet ne me servirait à rien parce que je ne m’en servirais pas ; mais mon patron insistait et me disait que je devais me faire venir un sifflet. Confiant en mon très amoureux Jésus je promis, bien que je n’eusse pas un centime. Le lendemain, j’allai tout près du village pour faire paître mes brebis jusqu’à midi seulement. Comme je ramassais des fleurs, au pied d’une plante je trouve un sou que mes patrons dirent être dix centimes ; ils me les laissèrent et aussitôt je me fis acheter un sifflet rouge en bois. J’allais donc au champ toujours avec mon sifflet dans ma poche. Une fois que mon aimé, mon tout bon Frère vint me voir, je lui montrai mon sifflet et je sifflai, puis je lui dis : « Voyez, bon Frère, comme je siffle et devinez ce que dit mon sifflet. » Il me répondit : « Il a dit : amour, venez ! » ‒ « Ah ! Vous avez deviné. Devinez cette fois, il va dire une chose difficile », et je siffle... « Qu’est-ce qu’il a dit ? » ‒ « Je vois ma voie entourée d’épines. » ‒ « Ah ! Vous devinez donc toujours ! » ‒ « Eh ! bien, dit mon Frère, c’est à mon tour de vous faire deviner ; donnez-moi le sifflet. Devinez, ma chère sœur. » Il siffle : « Je te salue pour mes frères, ô sang immaculé de l’Homme-Dieu, monnaie précieuse du rachat des pêcheurs. » ‒ « Oh ! Oh ! dit la Sauvage, vous avez sifflé beaucoup de temps et je ne puis pas deviner. » ‒ « Ah ! dit mon doux Frère, cette fois-ci, je sifflerai plus court. » Et il siffle plus court, mais bien plus fort et en riant : « Voici l’Époux, tenez-vous debout ! » ‒ « Sœur de mon cœur, qu’a dit le sifflet ? » La Louve en hésitant, dit : « Mon Frère, vous avez peut-être dit : "Voici Jésus et vous n’avez rien fait de bon." » ‒ « Oh ! (et en riant de tout cœur) : vous n’y êtes qu’à moitié, vous n’avez pas tout deviné : c’est encore à moi à siffler. » Et ce jeu continua, jusqu’à ce qu’il disparut.
Je continuai un mois ou deux à garder mes brebis jusqu’à ce que les vaches pussent trouver du pâturage dans les champs. Comme je l’ai dit plus haut, mon maître et mes maîtresses observaient la Loi de Dieu. À peu près une fois le mois, elles me faisaient entendre la sainte messe le dimanche, et par conséquent une d’elles allait à ma place, ce matin-là, faire paître les animaux. Le village de Sainte-Luce n’avait la messe qu’une fois à l’année ; les gens devaient aller les autres dimanches au village de Saint-Jean-des-Vertus, à une bonne demi-heure de marche. On ne pouvait donc laisser les animaux seuls et sans les faire manger.
Un jour je fus envoyée par mes maîtresses pour arracher les mauvaises herbes dans le jardin qui se trouvait hors du village. Cet ouvrage me portait merveilleusement à mon Dieu, et je pouvais tranquillement l’adorer, le glorifier, faire des actes, etc., puis je remerciai mon bien-aimé Jésus de ce que mes maîtresses n’avaient point eu du déplaisir que je sue (sic) avec moi. Hélas ! Peut-être que mon amour-propre voulait me faire croire à une victoire sans combat et la raison humaine me bercer, m’endormir sur ce fallacieux succès tout en me privant des croix de la Providence. Pendant que je travaillais, une bonne vieille femme passant à côté du jardin m’appelle et, pour l’amour de Dieu, me demande deux poireaux pour sa soupe. Vite, sans réflexion, je cueille une bonne poignée de poireaux que je lui donne. J’étais tout heureuse et pensais : « Donc, mon cher Jésus est aimé dans ce village ; oh ! Si on pouvait l’aimer autant qu’il est aimable, autant qu’il mérite d’être aimé ! » Le soir, quand je quittai mon ouvrage et rentrai, mes maîtresses m’attendaient ; elles avaient su ma sottise par cette même femme qui, sans doute par charité, avait averti mes maîtresses que j’étais capable de les ruiner, surtout quand il ne me coûtait que de prendre. Elles me réprimandèrent comme je le méritais et ne m’envoyèrent plus au jardin. La crainte d’avoir offensé Celui que j’aimais était grande ; aussitôt je demandai pardon à mon cher Jésus, qui me rassura, tout en me disant de veiller avec prudence sur mon cœur. Malgré toutes mes fautes, le Très-Haut m’attirait à Lui par une union admirable qui repose pleinement l’esprit : et dans cette union l’âme s’instruit tantôt sur l’Essence incréée, tantôt sur la Providence, tantôt sur le mystère de la Rédemption et sur d’autres vérités de notre sainte religion. Au sortir de ces sortes d’union, je me sentais toute transportée du divin amour avec le désir très ardent de souffrir de toutes les manières, car me sentant comme ivre du saint amour de Dieu, je ne voyais pas le moyen de témoigner ma profonde reconnaissance à mon amoureux bien cher Jésus autrement que par la destruction totale de ce que le Fils de Dieu appelle le vieil homme ; donc mort à sa propre volonté, à ses sens, mort à la nature comme nature corrompue, mort à tous plaisirs et satisfactions naturels, mort aux affections naturelles ; en tout et partout c’est le surnaturel qui prime. Puis détachement général et particulier de toutes choses transitoires, sacrifice de tout ce qui n’est pas Dieu et de Dieu. Puis viennent les austérités corporelles[12]... Enfin il me semblait que pour exprimer mon amour pour mon Dieu je me serais sacrifiée, détruite.
Jusqu’à cette époque mon cher Frère m’avait assistée, conduite comme par la main, tout en m’instruisant mieux que le meilleur des maîtres et cela sans doute parce qu’il me savait la plus ignorante des créatures de Dieu. Ses apparitions devinrent moins fréquentes. L’immense lumière de la grande présence du Très-Haut ne cessa nullement ; mon âme s’était unie à mon bien-aimé que je voyais comme chez lui au fond de mon cœur, comme s’il y était lié par les liens de l’amour ; l’œil de mon âme était fixé sur lui comme pour prendre ses ordres, son bon plaisir. Cette union de Dieu véritablement présent dans mon cœur me donnait une incomparable jouissance à laquelle mon corps aussi parfois participait quoique dans un degré inférieur. Je m’empresse d’ajouter, ce qui est bien vrai, que la jouissance de l’union avec Notre-Seigneur ne marche pas seule, c’est-à-dire qu’elle ne peut résider en notre cœur sans la désaltérante et bienfaisante souffrance. Il faut dire aussi que la fidélité de ce cœur qui a Dieu présent doit être au-dessus de toutes les fidélités, parce que la Règle du Divin Amour est sans miséricorde : en l’union de l’âme avec le Dieu sans tache, il faut éviter les plaisirs (humains), les affections et les satisfactions même les plus innocentes ; rien, rien n’échappe à l’amour qui est un véritable sacrificateur ; il veut la mort de tout ce qui n’est pas Lui.
L’année que je devais passer chez mes maîtres allait finir ; déjà on en avait parlé pendant les repas, je devais donc penser à rentrer chez mes parents ; je prenais bien la résolution de ne plus jamais faire de la peine à ma chère mère, mais ma mauvaiseté naturelle m’entraîna souvent encore dans mes anciens défauts.
Un jour j’étais allée un peu loin pour faire paître mes vaches, quand vers l’après-midi se déchaîna une grande tempête : les tonnerres grondaient incessamment tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, la pluie tombait à torrents ; je pris le chemin du village avec mes vaches ; j’aurais voulu faire autant de mille millions d’actes de louange et d’amour de mon cher Jésus qu’il tombait de gouttes d’eau. Arrivées à un certain endroit, mes vaches s’étaient arrêtées et voulaient revenir en arrière : c’était le ruisseau qui avait eu une crue énorme étant situé entre deux montagnes qui lui donnaient leurs eaux. Dans les temps de pluies ordinaires, en faisant rouler des grosses pierres dans le ruisseau, les personnes pouvaient le passer en allant d’une pierre à une autre ; et les vaches aussi pouvaient passer sans grand danger de se noyer ; mais ce jour-là, c’était humainement impossible ; l’eau était très haute et elle descendait avec fracas, emmenant avec elle des pierres, des rochers et des arbres et cette eau était bourbeuse. J’étais bien dans la peine : je voyais que mes bêtes souffraient et étaient effrayées. Je m’adresse à ma Maman, je lui expose ma crainte. De fait mes vaches ne m’appartenaient pas et s’il leur arrivait malheur, c’est moi qui devais en rendre compte à mon bon Dieu. En un instant, je vois mon cher Frère près de moi qui me dit : « Ma sœur, n’ayez pas peur, venez. » Aussitôt je fais retourner mes vaches près du torrent en furie, puis je vais près de l’eau et mon petit Frère lève son bras droit sur le torrent. Il y fit comme un grand signe de croix et aussitôt le torrent resta coupé (du côté d’où il descendait). Mon Frère me dit : « Passez, ma sœur. » Je lui dis : « Attendez, mon Frère, que je fasse vite passer mes vaches ; et vous, mon Frère, passez aussi, passons ensemble. » Et nous nous donnâmes la main ; nous sommes tous passés ; et arrivés à l’autre bord, je n’ai plus vu mon cher Frère. Dès que le torrent se coupa, le bruit et le fracas qu’il faisait s’arrêta tout à coup, pour recommencer quand nous eûmes traversé.
Quelques jours après, on me conduisit chez mes parents ; ils firent le pacte que l’année d’après je retournerais servir chez le même maître et que, quand je serais trop grande pour n’être qu’une bergère, mon maître prendrait un de mes petits frères ou une de mes sœurs pour garder ses vaches.
Ma mère me crut convertie à elle. J’avais alors environ douze ans, elle crut me faire plaisir en m’achetant une jolie paire de souliers bleus vernis ; et un soir elle me dit qu’elle allait me conduire à un bal qui se donnait à l’occasion d’un mariage. Le soir, dès que je vis qu’on se préparait pour partir, ne voulant pas (selon moi) donner du déplaisir à ma mère, je sortis de la maison afin qu’elle ne me trouvât pas. Le lendemain, fâchée de ce que je n’étais allée avec elle, elle me mit dehors en me disant d’aller où j’avais été la veille. Je m’en allai passer la nuit à la porte d’une petite chapelle de Saint-Roch, à quelques minutes de Corps. Je profitai de ce temps de quiétude pour apprendre. Déjà, plusieurs fois chez mes maîtres, plus tard chez mes parents, quand on parlait de moi, on disait : « Cette petite est vaniteuse. » Les premières fois, je n’y avais pas pris garde parce que, en ce temps-là, je ne savais pas la signification de cet adjectif ; mais en entendant dire encore que j’étais vaniteuse, je commençai, sans savoir ce que c’était, à m’en affliger, puis je résolus de demander à mon cher Frère, dès qu’il viendrait me voir, si c’était un châtiment du Très-Haut que j’étais vaniteuse... Quelques jours s’écoulèrent, et malgré le désir que j’avais de le voir, il ne venait pas. Je m’uniformais au bon plaisir de mon cher Jésus et je me recueillis en Dieu. Ah ! Le voici, mon bon petit Frère, le voici ! Il me dit : « Ma sœur. » Je lui dis : « Mon Frère, venez ; il y a bien des jours que je vous voulais ; regardez-moi, mon aimé Frère, regardez-moi bien pour voir ce que je suis. » ‒ « Vous êtes ma bien-aimée sœur, ma sœur Mélanie. » ‒ « Alors pourquoi a-t-on dit que je suis vaniteuse ! » ‒ « Ma bien-aimée sœur, si le tout bon et tout puissant Dieu n’amertumait pas votre vie, vous tomberiez dans ce défaut. » ‒ « Ah ! Ce n’est donc pas une bête, vaniteuse ? C’est un défaut, un péché ! » Et mon cher Frère donna une bonne instruction à la Louve sur la vanité ; et combien aussi il faut prendre garde de ne pas juger notre cher prochain. En effet souvent nous croyons que telle personne est vaniteuse et cependant, en se parant, elle fait un acte de soumission à son mari et bien des actes d’humilité. D’ailleurs c’est de l’intention, c’est du cœur que vient le bien ou le mal que nous faisons.
Pendant ces quelques mois, autant que je le pouvais, j’allais entendre la sainte messe, et j’allais aussi au catéchisme avec mes deux frères, mais je n’étais pas inscrite et pour cela je me cachais derrière un pilier. J’avais un grand désir de faire ma première communion comme les autres enfants ; mes parents me dirent que mes frères devaient la faire avant moi. Je ne m’étais pas encore confessée au Ministre de Dieu et je ne savais pas ce qu’on devait lui dire. Le jour de confession pour les enfants de la première communion étant venu, je voulais aussi me confesser. Dès que Monsieur le Curé me vit, il me dit de dire à mes parents qu’il voulait leur parler. Le soir, mon père dit à ma mère que Monsieur le Curé lui avait dit que les enfants des parents qui ne font pas leur devoir pascal ne seraient pas admis à la première communion. Grâce à Dieu, ils se confessèrent tous les deux, et ils ont continué toutes les années suivantes.
Les belles journées commençaient, ma maîtresse de Sainte-Luce vint me prendre ; et je gardais les brebis en attendant de pouvoir sortir avec les vaches. Or un jour que je gardais les brebis, le temps était très froid et il neigeait ; la pensée me vint si mon aimable Sauveur avait souffert du froid. À cette demande il me fut bénignement répondu intellectuellement par celui qui connaît les plus secrètes pensées : « Le Fils de Dieu par amour pour le genre humain a voulu souffrir du froid, du chaud, de la faim, de la soif, de sommeil, de fatigue, de lassitude, et de tous les mépris et accusations de ses créatures, comme je vous les ai fait connaître. Comme Homme-Dieu, chaque peine avait des mérites infinis pour avalorer les souffrances des hommes qui souffrent en union de mes mérites. » Alors je lui dis « Seigneur, je vous en prie, faites-vous connaître à tous les hommes afin qu’ils vous aiment comme vous vous êtes fait connaître à moi. » Mon très amoureux Jésus me dit : « Ma fille ce n’est pas par vos mérites que je me fais connaître à vous ; c’est pour glorifier ma miséricorde, en choisissant ce qui est inepte dans le monde. Ne suis-je pas maître de faire ce que je veux et à qui je veux ? » Après cela je sortis du recueillement.
Combien grand l’amour que Dieu porte à ses créatures ! Il a voulu souffrir dans son humanité sainte tous les maux dus à l’homme pécheur ; bien plus, par une fine intrigue, la Divinité avait formé l’humanité sainte de Jésus-Christ bien plus sensible aux douleurs que ne l’est celle de l’homme ; et la Divinité maintint la vie en notre divin Rédempteur et ne le fit mourir qu’après qu’il eut enduré et consommé toutes les peines que sa nature humaine parfaite était capable de souffrir, c’est-à-dire plus que tout ce que le genre humain réuni a souffert, souffre et souffrira.
Donc c’est bien sûr que je suis la plus « inepte dans le monde ». Mon cher Jésus, je vous en bénis ! Vous êtes l’éternel Tout, le seul nécessaire, le seul Tout-Puissant. Oh ! Combien je vous aime dans tous vos attributs et vos éternelles et amoureuses qualités ! Je me sens si heureuse de n’être rien, parce que Vous, Dieu infini, vous m’êtes tout, tout en tout ! Je ne désire qu’une chose, vous aimer autant que vous êtes aimable, vous aimer autant que vous le méritez et comme vous le méritez infiniment et que ma capacité est limitée, je me couvre, je me revêts de tous vos mérites infinis pour vous aimer infiniment ; et si cela ose ne pas suffire, j’obéis à vos paroles : « Demandez et vous recevrez. » Donnez-moi votre amour, faites-vous aimer de moi ! Amen !
Un jour, tout en faisant paître mes vaches, je récitais des prières pour les prêtres défunts qui, pendant leur vie, avaient eu le plus d’amour pour notre douce mère Marie. Mes sens furent suspendus dans la grande lumière de la présence du Très-Haut. Je vis que mon cœur ailé flottait dans l’air ; et malgré tous les efforts qu’il faisait pour voler plus haut, il se montrait lourd, pesant. Peinée de le voir tant fatiguer sans grand succès, j’humiliais mon esprit et regardant plus attentivement, j’aperçus que de ses ailes pendaient deux ou trois fines chaînettes presque imperceptibles, dont les bouts étaient entortillés à des broutilles. Étonnée et chagrinée, je dis : « Que veut dire cela ? » Il me fut répondu : « Votre cœur incliné à l’amour des créatures ne s’en est pas entièrement dégagé. La créature ne volera jamais jusqu’à l’embrassement de l’Époux divin si elle n’est pas complètement détachée de fait et d’affection des créatures dont les arbustes sont la figure. »
Dieu ne nous défend pas d’aimer notre prochain, au contraire il nous le commande ; nous devons aimer notre prochain, quel qu’il soit, amis ou ennemis, pour le pur amour de Dieu, comme son image. Nous devons aimer Dieu en premier lieu, par-dessus tout, de tout notre cœur, de toutes nos forces ; et après le culte intérieur passer au culte extérieur de notre sainte Religion : observer les dix commandements, fréquenter l’église avec respect, prier avec humilité.
Me sentant attirée vers mon Amour, et voyant que malgré mes efforts j’étais toujours au même point je dis : « Seigneur, mon Dieu, c’est en vain que je fatigue pour me détacher et pour arriver à l’union avec mon Tout ; par pitié, par miséricorde, renouvelez ce cœur qui vous appartient ; je veux vous aimer avec votre cœur qui est seul capable de vous aimer infiniment. » À ces paroles, mon Jésus sortit de sa sacrée poitrine une épée rougie par le feu et toute flamboyante en disant : « Ce cœur est déformé, je vais le refaire selon mon goût. » Avec l’épée il l’ouvrit, non par le côté, mais par le haut : mon cœur s’ouvrit en deux comme un livre, et avec la pointe de l’épée enflammée il y fit un certain nombre de croix ; puis avec la fine pointe de son épée il purifia certaines choses humaines, je veux dire pas surhumaines, ou plutôt à l’approche de la vive chaleur, la plupart du contenu du cœur recevait une modification. Pendant cette opération j’éprouvais une extrême chaleur dans ma poitrine. Ensuite le divin chirurgien regarda mon cœur de près et semblait s’y mirer comme dans un miroir ; puis l’ayant odoré, il y souffla trois fois pour y confirmer et affermir la foi, l’amour et l’espérance.
Pendant ce temps, je me profondais toujours davantage dans mon extrême nullité. Humainement je n’aurais jamais osé croire que si mesquine, si méprisable à tous égards et si vile, je pusse être ainsi regardée et travaillée si merveilleusement par le Très-Haut. La perquisition faite, ainsi que la restauration, le divin Législateur sortit une croix de sa poitrine et la mit à la cime de mon cœur. Voyant cela je lui dis : « Seigneur, par charité, plantez-la plus profond afin que les tempêtes et ouragans qui vont fondre sur elle ne puissent pas la déraciner. » En la faisant entrer un peu plus, mon divin Maître me dit : « Ne craignez pas, ma fille, elle a ses racines dans mon cœur. » Puis il me montra le cœur. En l’examinant j’y revis la chaînette, celle qui s’était attachée à des broutilles et qui avait disparu pendant que mon Amant le tenait dans ses sacrées mains ; mais maintenant elle était de beaucoup plus courte et plus subtile. Craignant de moi-même, je dis : « Mon Seigneur et mon Dieu, je vous en prie, si c’est votre sainte volonté, qu’il vous plaise d’arracher entièrement de mon cœur cette chaînette. » ‒ « Ah ! non, dit mon amoureux Sauveur, autrement vous n’auriez pas le mérite des luttes ni des victoires. Cette chaînette tournée vers la terre est la figure de l’inclination qu’ont tous les descendants d’Adam à chercher la félicité ; et le plus grand nombre la cherchent où elle n’est pas. »
Après cette vision intellectuelle, je tombai la face sur la terre pour rendre grâce à la divine miséricorde des faveurs si nombreuses et toutes gratuites qu’elle daignait me faire. Puis, heureuse d’avoir par la suite occasion de pardonner à mes ennemis, à l’exemple de mon divin Maître qui du haut de sa croix pria pour ses bourreaux, je priai mon Amant Jésus de pardonner ceux qui me persécuteront ou me feront souffrir, et surtout le C. (clergé). Puis je le priai de vouloir m’assister tous les jours de mon exil, et de ne jamais permettre que je l’offense en aucune manière. Ensuite je récitai cinq Pater et Ave en l’honneur des cinq plaies de notre miséricordieux Sauveur pour les âmes du Purgatoire. Dès que j’eus fait ces prières je vis dix âmes S. [sacerdotales] sortir du purgatoire qui me remercièrent et volèrent dans le sein de la béatitude.
Notre divin Rédempteur me dit : « Récitez-en sept, en ajoutant après chaque Pater et Ave Maria, le psaume Laudate Dominum omnes Gentes (mon Frère me l’avait appris), en l’honneur des sept paroles que je prononçai étant sur la croix. » ‒ « Combien d’âmes délivrerez-vous, Seigneur ? » lui dis-je. ‒ « Quatorze », me dit-il. J’obéis et quand j’eus terminé, je vis monter au ciel des cieux douze sacer. [prêtres] et deux célibataires laïques. Je rendis grâces à sa divine Majesté, puis je priai notre douce Mère Marie de vouloir remercier pour moi notre aimé amoureux Jésus et de m’obtenir la grâce de la pureté du cœur, c’est-à-dire un total détachement de moi-même et de toutes les choses transitoires, une foi ardente, et un amour pur pour mon Amour sans ébranlement dans les épreuves de la vie.
C’était encore pendant l’année 1844 et le 24 juin, la pensée me vint de prier saint Jean-Baptiste dont on célébrait la fête ce jour-là, de m’obtenir avec la vraie rectitude d’intention l’ardent amour pratique de Dieu, puis je remerciai notre douce Mère Marie des grâces singulières et surabondantes dont Elle est la première cause par ses bénies paroles à l’ange Gabriel : « Voici la servante du Seigneur. » Tandis que je considérais les mystères des miséricordes de Dieu pour ses créatures, les cloches de la paroisse Saint-Jean sonnèrent, et la procession sortit de l’église. De l’endroit où je faisais paître mes vaches on voyait très bien l’église et ses environs. Je me mis à genoux pour adorer mon divin Sauveur et m’unir aux fidèles qui chantaient ses louanges, et j’enviais le bonheur de toutes les personnes qui ont l’indicible grâce d’assister au grandissime sacrifice des autels où l’Homme-Dieu s’offre comme Victime à son Père pour le genre humain. Je pensais : « Cette grâce je ne la mérite pas, puisque mon amoureux Jésus m’en prive et que rien n’arrive sous la voûte des cieux sans sa permission. » Tout en étant parfaitement résignée à son bon plaisir, je me disais : « Combien je serais contente si, au lieu de servir des animaux qui n’ont pas la raison, pas d’âme immortelle avec l’image du divin Sauveur, je servais les chrétiens pratiquants, imbibés de la sainte crainte du Très-Haut qu’ils aimeraient de tout leur cœur ! Mais arrêtez-vous, pensées contestées et inutiles : je ne veux rien désirer que ce qui peut contribuer à la gloire de mon bien-aimé. » En ce moment le Seigneur Dieu me donna un recueillement. Dans ce recueillement je vis (non des yeux), comme un immense nuage blanc, brillant, transparent ; du milieu du nuage, ou pour dire plus exact, du nuage lumineux, de la lumière sans limite, inaccessible et sempiternelle apparaissait la belle et majestueuse figure du Père éternel (sa face, ses bras et une partie de sa poitrine seulement), il était vêtu de sa propre lumière, il était la lumière, en présence de laquelle le soleil pâlissait et disparaissait. L’éternel comme debout sur l’autel (à la place où d’ordinaire se trouve la croix) tenait dans sa main droite une belle splendide palme verte, transparente, parsemée de pierres précieuses ; le tout était brillant. Dans sa main gauche, il tenait un paquet de dards en zigzag dont les pointes enflammées ou empestées d’une fumée noire tournées vers la terre semblaient être sur le point d’être lancées sur les hommes prévaricateurs de sa loi. Notre amoureux Sauveur était devant l’autel, toujours dans la lumière incréée, illimitée et inaccessible ; il était en prière et offrait à l’éternel tous les mérites cessibles infinis de sa douloureuse Passion en faveur des mortels, les bras élevés vers son Père. Saint Jean-Baptiste comme assistant avait en main un encensoir d’or, dans lequel étaient les oraisons, les supplications des justes de la terre, les mérites de leurs souffrances et de tous leurs bons désirs pour la gloire du Très-Haut, il était vêtu de rouge tempesté de brillants. Notre très amoureux Jésus, Celui que j’aime, était comme le Père ; on aurait dit voir le Père, et cependant il n’était pas le Père que je voyais toujours sur l’autel avec sa palme et ses fléaux. Sa divine Majesté avait une robe blanche d’un éclat merveilleux ; on aurait dit que l’étoffe était tissée de rayons de lumière ; sur cette robe étaient semés de très riches brillants ; sa ceinture avait les couleurs de l’arc-en-ciel ; entre chaque couleur très vive il y avait comme un cordon d’or très pur ; sur ses épaules il avait un manteau royal tout en or avec des broderies de fleurs relevées de diverses couleurs et variantes entremêlées de pierres précieuses transparentes ; sur sa tête un magnifique diadème en trois (mais indivisibles) tout en or enflammé et tempesté de brillants variés ; sa face était de la blancheur des plus beaux lys du paradis, rosée et éclatante de lumière ; toute sa personne était majestueuse, son front haut et serein, ses lèvres rose foncé gracieuses et souriantes, ses cheveux longs comme en or très fins et brillants à demi-bouclés, ondulaient sur ses épaules. Il était dans son éternelle lumière qui était la lumière même du Père.
Le Père avait ses yeux fixés dans le Fils et le Fils avait les siens fixés dans le Père, la lumière du Père était la lumière du Fils et la lumière du Fils était la lumière du Père. Il y avait dans la lumière du Père et du Fils une gracieuse, magnifique, resplendissante colombe blanche, transparente comme le cristal le plus pur, qui procédait du souffle de l’un et de l’autre ; elle avait dans sa bouche les rayons de lumière qui, réciproquement, s’émettaient et s’envoyaient du Père au Fils et du Fils au Père et avec une admirable sapience les liait ensemble (sans les confondre) d’une manière inséparable, indissoluble, dès l’éternité de l’incompréhensible éternité.
Le Fils ayant offert ses mérites au Père, le Père les reçut avec une incomparable complaisance d’amour, je dirai même avec une très vive reconnaissance, comme s’il avait ardemment désiré l’heure de cette offrande d’un infini mérite pour les pauvres pécheurs. Puis je vis que de nouveau mon Amant Jésus s’offrit à son Père comme victime immolée. Il laissa tomber ses bras, baissa sa tête un peu en avant sur sa poitrine et penchée sur son épaule droite. En ce moment, l’éternel Père avait perdu ses foudres et voulut bien bénir la terre.
En présence de la stupéfiante Éternelle Majesté, je me plongeai de plus en plus dans mon néant jusqu’à me perdre de vue. La confiance dans l’infinie miséricorde de Celui qui existe par lui-même et qui est porté toujours à aimer ses créatures, même les plus viles et les plus ingrates, fit que du fond de mon infirmité, je dis : « Seigneur mon Dieu, vous qui, dès mon enfance, n’avez cessé de m’assister et de m’instruire dans vos voies saintes, par miséricorde pardonnez-moi tous mes péchés et toutes mes infirmités dans votre saint service ; avec votre puissante grâce, dès ce moment et pour toute l’éternité, je me donne à vous avec toutes les puissances de mon âme ; je veux en tout et partout dépendre de vous ; broyez-moi, Seigneur, si cela doit vous glorifier, je ne veux et ne cherche que votre glorification. » Tout à coup je me vis comme une jeune personne de haute stature et vêtue d’un beau vêtement blanc avec divers ornements d’or. L’éternel Père dit : « Que faisons-nous de cette petite fille et que désire-t-elle ? » Je répondis : « Je désire du même désir de mon amoureux Jésus la sainte volonté de Dieu. » Une seconde fois me fut demandé : « Que désire cette petite fille ? » Je répondis : « Rien, mon Seigneur, que votre sainte Volonté confirmée par le sceau de votre pur amour les jours de ma vie sur la terre et pour toute l’éternité. » La Colombe tenait un anneau d’or pendu à son bec ; le Fils me le mit au doigt annulaire de la main gauche et me dit : « Aujourd’hui nous nous sommes unis : vous aimerez ce que j’aime, vous éprouverez ce que j’ai éprouvé. » Dans ma stupéfaction je dis : « Mais Seigneur, que faites-vous ? Vous avez oublié qui je suis ! » Il me répondit gracieusement : « La bonne odeur de votre petitesse m’a attiré à vous : ce n’est pas vous qui êtes venue à moi, c’est ma miséricorde qui est venue à vous. » Le Père me bénit et tout disparut[13].
Je me trouvais à genoux comme j’étais avant cette vision ; mes vaches étaient dans le pré, et je vis que le garde-champêtre stationnait à la limite du pré et me regardait. Je me mis debout ; il s’avança vers moi et me demanda mon nom ; puis il me dit que quand un berger a été trouvé endormi par le garde, il doit lui déclarer procès-verbal, que depuis longtemps déjà, il gardait mes vaches, voyant que je ne me réveillais pas. Il me demanda un gage, je n’avais rien, je lui donnai le mouchoir que j’avais autour du cou. Il me dit encore qu’il connaissait mon père, brave homme consciencieux tout à fait : « Cela va le fâcher quand il apprendra que je vous ai prise. Vous rêviez peut-être, qu’avez-vous rêvé ? J’ai rêvé que notre bon Dieu me disait que c’est à la foi pratique qu’est dû le mérite et la gloire du paradis. » ‒ « Puisque vous m’avez donné tout de suite votre fichu pour gage, je vous le rends, mais ne dites à personne que je vous ai trouvée endormie. » ‒ « Merci, Monsieur, que notre bon Dieu vous bénisse ! »
Je terminai cette journée en actions de grâces pour tous les bienfaits que la divine miséricorde ne cessait de verser sur moi, non à mesure, mais par torrents. Puis je dis des prières pour les âmes du purgatoire, afin qu’étant délivrées elles m’aidassent à remercier plus dignement notre si bon Dieu et à m’obtenir son vrai pur autour.
Une fois j’avais prié pour la délivrance de cinq âmes, du nombre de celles qui pendant leur vie avaient le plus honoré la grande Reine du ciel et de la terre, je vis notre très amoureux Jésus, tout glorieux et resplendissant de sa propre gloire. Il était tout à la fois dans le plus haut des cieux et près de moi. Il avait les bras étendus vers la terre ; ses cinq plaies ouvertes et comme cinq soleils jetaient des flots d’une eau vive, brillante, scintillante et de ses rayons s’exhalait un agréable, exquis, suave et reposant parfum. Les saints que j’avais priés étaient autour de Lui et nageaient dans la béatitude et la gloire éternelle. Or l’eau lumineuse des cinq sources se joignit à la gloire de ces saints, comme si elle n’eût pas trouvé de place vacante : les saints se prosternèrent aux pieds du Divin Rédempteur et, immédiatement, par un canal de brillant cristal, les jets d’eau lumineuse furent introduits dans un souterrain où les âmes souffrantes qui avaient les suffrages furent entièrement lavées de leurs taches. Douze âmes furent délivrées du purgatoire : deux évêques, sept prêtres, une vierge et deux pères de famille. Tout soit dit pour la plus grande gloire de Dieu.
Tout en rendant grâce à notre Créateur pour toutes les grâces qu’il accorde à ses créatures, je me disais que sa bonté, sa charité, son grand amour ne devaient pas être connus, car il serait aimé de tous les hommes sans exception. L’attribut de sa justice veut son droit : toute âme qui en sortant de ce monde n’est pas sans tache est incapable de voir face à face la Majesté divine, et demande elle-même le bain de la purification qui a lieu immédiatement. Cette âme dans le purgatoire voit son ange gardien qui ne la quitte point. Elle aime Dieu parfaitement et comme elle est parfaitement résignée, uniformée à la volonté divine, elle adore, elle aime la très juste Justice du Très-Haut ; elle ne prie Dieu ni pour elle ni (tant qu’elle est encore dans le feu) pour les autres ; car elle est dans un état d’humiliation[14]. Dieu dont l’amour est incompréhensible aux mortels, inspire à quelque personne de prier la divine miséricorde au Nom adorable de Jésus, ou en vertu des mérites de sa couronne d’épines ou encore par les mérites de sa flagellation ou de son jeûne, de sa soif, de délivrer telle âme du purgatoire. Oh ! Amour de notre Dieu, quand vous aimerai-je autant que vous êtes aimable !
Un jour en allant garder mes brebis, je me proposais, avec l’aide de mon bon Dieu, de saluer tous les membres sacrés de mon Jésus-Christ, puisque tous avaient coopéré, avaient souffert et s’étaient sacrifiés pour donner le paradis aux hommes, et ensuite de faire cinq mortifications pour chacun de ses membres. Arrivée dans le champ je commence mes dévotions. Oh ! Le vieux jaloux ! Oh ! Le vieux serpent !... Bientôt après je vois venir une femme qui portait des marchandises (Oh ! l’imposteur !). Arrivée vis-à-vis de mon champ, elle laisse le chemin et vient m’engager de lui acheter des choses magnifiques. Sans perdre de temps, je lui dis que je n’ai besoin de rien ; mais elle insiste disant que par ce temps neigeux et rigide je ne devais pas tenter Dieu en restant si légèrement vêtue. Je ne lui répondis pas ; elle insistait toujours ; puis voyant que je ne faisais plus attention à elle : « Vous n’auriez pas, dit-elle, des boucles d’oreilles à changer ? J’en ai de très jolies et j’en ai qui ont une vertu ; elles charment et font trouver un bon petit mari. » ‒ « Ah ! Madame, vous vous trompez d’adresse ; je ne veux rien de tout ce que vous avez, et je ne désire rien, rien de tout ce qu’il y a sur la terre. » Inutile de dire que de toute la force de mon esprit, je priais la miséricorde divine de me secourir, de me délivrer de cette tentatrice. Eh ! La femme démone s’approchait toujours, presque à me toucher, mais elle ne m’a pas touchée. « Mais, dit-elle, un joli mari qui vous aimerait beaucoup, et même deux si vous voulez : ils sont très riches, ils feraient votre bonheur ; voulez-vous que je les fasse venir ? » Je lui dis : « C’est bien assez de vous, tentatrice, et si vous faites venir quelqu’un j’appelle ma Mère. » ‒ « Ne vous fâchez pas, pauvre enfant, vous ne connaissez pas le monde, vous n’avez jamais goûté les joies de la société, mais si vous m’écoutiez-vous sauriez les joies qu’il y a d’être aimée. Peut-être que les dévots et les dévotes qui souffrent le martyre de leur isolement vous ont tourné la tête, pauvre petite ; croyez-moi, venez avec moi. » Á peine eus-je entendu cela que, hors de moi et comme un éclair, je fis un signe de croix sur moi et sur le ciel en disant : « En vertu du sang de mon Sauveur, Cieux, ouvrez-vous et donnez-moi mon Sauveur. » À l’instant un gros chien, blanc comme la neige et les pieds roux, arrive en courant et en aboyant comme pour dévorer cette femme, qui sans dire un mot de plus prit la fuite et entra dans la terre ; et le chien, en retournant par où il était venu, disparut. Gloire éternelle à notre Dieu trois fois saint ! Grande est sa miséricorde toujours prompte à nous secourir dans les dangers de l’âme et du corps.
L’époque de quitter mes maîtres était arrivée puisque la neige avait recouvert les pâturages ; on me garda encore quelques semaines, puis ma patronne m’accompagna chez mes parents, afin qu’ils lui promissent qu’à la nouvelle année je reviendrais chez elle.
Ma mère ne répondit pas à mon bonjour ni à mes signes d’affection ; alors je lui demandai à quoi elle voulait que je m’occupe. D’un air fâché elle répondit qu’elle n’avait pas besoin de moi. « Je le sais, Julie, vous n’avez pas besoin de moi ; je ne puis cependant pas rester toujours sans rien faire : ce serait abuser du temps que le bon Dieu nous donne pour gagner le paradis. » ‒ « Oh ! Bigote, me dit-elle, te voilà encore avec ton bon Dieu et ton paradis : ôte-toi de devant mes yeux, tu me fais perdre la tête. » Je n’insistai plus. Je me retirai dans ma chambre et pensai à mon très amoureux Jésus : je lui demandai de me donner l’uniformité à son bon plaisir et le parfait détachement de toutes les choses transitoires, surtout, surtout son vrai amour.
Au bout de quelques jours mon père arriva. Dès que je l’entendis, mon premier mouvement était de courir me jeter dans ses bras : je ne laissai pas achever ce mouvement tout naturel et tout humain. Je continuai à m’entretenir avec sa divine Majesté, et à descendre beaucoup dans ma nullité, à demander beaucoup pardon à mon Dieu pour ce commencement d’acte d’infidélité. En effet mon amoureux Jésus ne m’a-t-il pas ravi toutes les affections de mon cœur ?... Oui et je les lui ai toutes données, voulant en la vie et en la mort être sous son absolue dépendance.
Mon père resta quelques jours en famille, car il me semble qu’il y eut deux jours de fête ; puis il repartit pour son travail ; et je repris ma solitude, puisque la volonté du Très-Haut me donnait ce loisir.
Pendant ces quelques mois, ma mère désirait beaucoup que quelqu’un vînt me demander pour garder ses brebis ; quant à moi, j’étais, par la divine grâce, devenue indifférente. Je ne demandais plus des souffrances. Ce que je demandais à Dieu dans ce temps-là, c’était son saint amour, de ne jamais lui déplaire en le sachant, de dépendre de lui en toutes choses tant intérieurement qu’extérieurement, de m’abandonner entièrement entre ses mains bénies pour l’âme et pour le corps ; la foi vive, ardente et pénétrante qui voit au-delà ; l’horreur du péché, comme on dit ; et comme je ne connais pas les péchés sans nombre que je commets et ne puis avoir le ferme propos de ne plus les commettre, je demandais la grâce de m’abstenir de tout ce qui est contraire à la sainteté de mon Dieu, et de n’aimer que ce que l’humanité unie à la divinité de mon Jésus aimait étant sur la terre.
Mon père avait recommandé à ma mère de m’envoyer au catéchisme ; j’y allais, mais quand monsieur le Vicaire m’interrogeait, je ne savais pas répondre ; ne sachant pas lire je ne pouvais pas apprendre. Chaque fois que nous sortions du catéchisme, mes frères allaient dire à ma mère que je ne savais jamais répondre aux questions et que j’étais la plus ignorante de toutes. Ma mère me grondait et m’appelait fausse dévote, sauvage et muette, et disait que jamais je ne ferai ma première communion, qu’elle allait me mettre en service à la première occasion. En attendant, toujours corroborée par la divine grâce, j’étais tout uniformée à l’adorable et très aimable volonté de mon Dieu et divin Médecin. Par la foi je voyais la main du Tout-puissant dans tout ce que j’avais à souffrir, comme les mépris, les moqueries, l’abandon, la pauvreté, etc. Toutes ces choses me paraissaient excellentes, parce qu’elles me portaient à mon très amoureux Jésus, à le prier de me secourir afin que je ne l’offense pas, et de faire que tout en moi le loue et le glorifie.
De temps en temps, je demandais à ma mère la permission de sortir. J’allais à l’église pour penser à mon Dieu, à m’unir à Lui dans tous les états de sa vie mortelle ; puis je lui demandais la grâce de l’aimer non par simple sentiment mais par une sincère, profonde conviction que la foi seule peut donner. Tout d’un coup mon esprit se trouva dans une grande salle à demi obscure. Il y avait un grand nombre de messieurs dont la plupart écrivaient dans des cahiers ou sur des feuilles volantes rouges. Ceux qui paraissaient chefs dans cette assemblée semblaient être obsédés par le démon ; ils parlaient et gesticulaient frénétiquement et donnaient des ordres : une croix fut décrochée d’un mur de la salle et jetée sous leurs pieds et brisée ; on clama : bravo ! Puis des dépêches arrivèrent, des colis postaux (vous dites, mon très Révérend Père, que les colis postaux n’existent que depuis vingt-cinq ans environ ! mais je ne sais pas s’il y avait aussi des dépêches en ce temps-là et des chemins de fer que je voyais aussi) ; ces colis furent remis à des pharmaciens (désignés). Dans cette diabolique assemblée, il y avait trois prêtres dont un étranger. On lut ce qu’on avait écrit dans les cahiers. Oh ! Horreur... Les feuilles rouges volantes aussi furent lues, puis signées par un des chefs et données en paquets à cinq d’entre eux pour être affichées à l’heure indiquée et tout cela disparut. « Mon Seigneur et mon Dieu, qu’est-ce donc que j’ai vu ? Mon cher Jésus, par toute votre passion, par les mérites de votre précieux sang, ôtez de ma vue tant d’iniquités ! » De la lumière de la grande présence du Très-Haut, j’entendis dans mon intérieur sa douce voix : « Ma fille, l’assemblée que vous avez vue est composée de sectaires ennemis de Dieu et de l’Église ; leur nombre augmentera d’autant plus que les fidèles perdront la foi et négligeront la prière. Les hommes qui écrivaient dans les cahiers préparaient de nouvelles lois et de nouveaux codes qui étoufferont, suffoqueront toute justice et couronneront l’iniquité. Les feuilles volantes sont des arrêts, des ordonnances qui seront affichés dans les rues et les places publiques. Les paquets postaux sont des médicaments : les pharmaciens (choisis) mettront les doses nécessaires (poison lent ou expéditif) selon les cas. » ‒ « Mon Seigneur et mon Dieu, tenez-moi bien et faites que je vous aime ; faites que je vous aime pour tous ceux qui ne vous aiment pas. Seigneur mon Dieu, j’ai peur de moi : dites-moi que je vous aime ! » ‒ « Oui, vous m’aimez, aimez-moi davantage », me dit mon aimable Sauveur. « Seigneur, mon Dieu, que faut-il que je fasse pour vous aimer davantage ? Vous le savez, je ne suis rien, et alors je vous aime, vous-même, en vous-même et pour vous seul qui êtes le centre de tout mon amour. » Jésus me dit : « À présent vous m’aimerez à vos dépens : aidez-moi à supporter mes ministres déchus, et combattez pour réparer tant d’outrages à mon amour et à ma sainteté. » J’acceptai tout avec sa divine grâce, jusqu’à être broyée pour sa gloire et pour l’extension de son règne, et tout finit là.
Combien je sentais et connaissais mon néant dans la grande, l’illimitée Lumière incréée ; et aussi combien défectueux et imparfait me paraissait mon passé devant cette sainteté si pure en elle-même ! Je ne savais que m’approfondir dans les bas-fonds de mes misères et de mon impuissance à procurer tant soit peu la gloire du Très-Haut.
COMMENCEMENT DE LA BONNE ANNÉE
Un jour, à mon retour de l’église, ma mère me dit : « Dans un moment, une femme viendra te prendre, tu es louée pour un an. » Une heure environ après, je partis avec ma nouvelle maîtresse. Je voulais auparavant embrasser mes deux sœurs. On ne m’en donna pas le loisir ; et quoique (selon ma nature) cette privation me coûtait beaucoup et que des larmes roulaient dans mes yeux, j’étais entièrement uniformée à l’aimable volonté de mon bienaimé Jésus. Après environ deux heures de marche, nous arrivons au village de Saint-Michel. La famille se composait du mari, de sa femme (qui était venue me prendre) et d’une jeune enfant de deux ou trois ans. La neige couvrait la terre ; en conséquence on ne pouvait pas conduire les bestiaux au pâturage. Oh ! Mon bon Dieu, combien vous avez été bon pour moi si vile : vous ne m’avez jamais privée de vos bonnes croix ; soyez-en éternellement béni !
Mes patrons n’avaient que leur lit dans lequel couchait aussi la jeune enfant ; et ils avaient peut-être combiné de me faire coucher avec eux dans leur lit. Dans cette famille la prière ne se faisait pas en commun ; alors je faisais un peu de prière, et un moment après qu’ils étaient au lit, ils me dirent de me dépêcher de me mettre au lit. Je me relève et je dis : « Où faut-il que je me couche. Je vous prie ? » ‒ « Ici, me dirent-ils ; voyez, je vous ai laissé la place, le lit est assez grand ; venez vite vous coucher. » ‒ « Inutile que vous me disiez de me coucher dans votre lit », leur ai-je répondu avec force et fermeté, et je me remis à genoux pour continuer ma prière. Mais mes patrons insistaient, tantôt par des flatteries, tantôt par des menaces. J’avais besoin de beaucoup de force de caractère : je me sentais par moments vaincue à cause de la peine que je leur causais par mon obstination, et malgré [cela] j’étais bien fermement résolue de mourir plutôt que de leur obéir ! Il me semble une chose incroyable, et pourtant la vérité, malgré toute la force de mon âme j’étais dans la disposition de me coucher avec eux. Jusqu’à tard dans la nuit, on m’invita, on m’ordonna, on me commanda d’obéir et de me coucher. Il en fut de même la seconde et la troisième nuit.
Maintenant une obéissance qui m’est plus facile : un de ces jours derniers, mon très vénéré Pasteur et Confesseur, vous m’avez dit à peu près ceci : « Mais écrivez aussi vos fautes, vos infidélités ! » Je crois, mon très cher Père, que vous ne les voyez pas alors. Ainsi, durant cette espèce de lutte avec mes patrons, pendant la nuit surtout, j’avais cette pensée très mauvaise (que j’ai confessée dans ma première confession générale) que si mon père s’était trouvé en famille quand ma patronne vint pour me louer, bien sûr qu’il se serait enquis de la manière que je serais traitée chez elle : ma mère n’a jamais été en service, elle ne sait pas ce que c’est que d’être logée chez des étrangers. Il est bien vrai que je rejetais ces pensées de mon amour-propre, de mon orgueil : en voilà trop de fautes et d’infidélités, lorsque déjà j’étais dans ma quatorzième année ! Eh ! ce n’est pas tout encore : ne voyant pas d’offense de Dieu à coucher dans le même lit, je m’en prenais à mon petit Frère, osant lui reprocher d’être cause, Lui, du chagrin que je donnais à mes patrons, en m’ayant dit de ne pas coucher avec d’autres personnes parce que mon bon Dieu ne le voulait pas ; et que cependant auparavant il m’inculquait l’obéissance à mes patrons quand ils ne m’ordonnaient pas de transgresser la sainte loi de Dieu ou de l’Église. Donc j’avais aussi la faute de la murmuration ; et cette faute porte avec elle (ou plutôt est portée par) l’orgueil dans toute sa force puisque oser murmurer c’était avoir une estime pour mon propre jugement, puis me croire plus sage que les autres, et n’être pas soumise aveuglément aux avis et conseils que j’avais reçus, etc., etc. J’ai toujours remarqué que quand je fais une faute et cela, malheureusement, m’arrive souvent, elle est suivie de plusieurs autres. Ah ! Si la miséricorde n’était pas infinie, il y a longtemps que je serais dans l’enfer ; et si elle prolonge mes jours, c’est qu’elle attend ma conversion et une sincère pénitence. Oh ! Mon très cher et très Révérend Père, ayez pitié de ma pauvre âme, priez, oui, priez pour moi, je vous le demande par charité ; priez pour moi, je suis si malheureuse de ne pas aimer mon bon Dieu comme je voudrais l’aimer !
Le quatrième jour, j’eus un lit pour moi seule ! Mon très Révérend Père, est-ce que le bon Dieu ne me grondera pas de mettre sur ce papier la moindre piqûre que j’ai soufferte ?... Mon Dieu, que cette obéissance me coûte !
Le soir on me dit que maintenant j’avais un lit pour moi ; je remerciai mes patrons. L’heure venue, je demandai où l’on avait mis mon lit, on me le fit voir. Il était au pied du leur en dehors bien entendu. Quand ils furent couchés et que la lampe fut éteinte, je me couchai... comment faut-il dire ? Ce ne fut que le matin que je regardai et contemplai ce lit : c’était un petit bassin en bois qui avait servi pour donner à manger et à boire à un tout petit cochon que mes patrons voulaient élever et qui mourut. Ce bassin creusé dans un arbre n’était ni assez long ni assez large pour que je me couche dedans ; avec deux clous il était fixé au fond du lit et par-dessous, au milieu, il était soutenu à un ou deux pieds de terre par un bâton. Pas de coussin, pas de draps de lit et pas de couverture ; dedans il y avait un paquet de chardons secs. Mon lit était donc garni avec ces plantes piquantes. La première nuit je m’y couchai sans me dévêtir, puis les autres nuits je me dévêtissais en partie seulement. Il me semblait bien consolant de n’avoir plus qu’à me croiser les bras : le Divin Maître faisait ses affaires avec les miennes ; j’étais sûre de faire sa sainte volonté ; il ne me restait qu’à lui rendre grâce de la faveur qu’il me faisait en me donnant une petite part aux humiliations, aux mépris et à la flagellation du Fils de Dieu. Il me semblait qu’avec sa divine grâce, j’aurais voulu souffrir davantage, mais je n’osais le lui demander, voulant en tout être sous la dépendance de son bon plaisir pour ne chercher que sa gloire.
Je ne me rappelle pas combien de mois seulement je suis restée dans cette famille. Je sais qu’après environ un mois ou deux que j’y étais, j’entendis que, dans ce village, maintenant, il y avait trois enfants de Corps. Un mois environ après, un de ces enfants de Corps vint de grand matin demander à mes patrons de me laisser aller à Corps voir mes parents ; mon patron lui dit : « Mais je ne sais pas si elle veut aller à Corps ; elle ne parle jamais ; demandez-lui si elle veut y aller. » ‒ « Et où est-elle ? » demanda cet enfant en s’approchant de leur lit. « Regardez après mon lit. » Il s’avoisine, regarde en silence, puis il me dit : « Voulez-vous que nous allions voir nos parents à Corps ? » Je répondis : « Je ferais comme veulent mes maîtres. » Mon patron dit : « Laissez-la, nous avons justement aujourd’hui beaucoup d’ouvrage, elle ira un autre jour. »
Arrivé à Corps, cet enfant fit à ses parents et aux habitants du bourg la description de mon cher lit ; et des personnes allaient à ma mère lui dire que c’était cruauté de me laisser chez ces patrons et peut-être aussi exagération. Quoi qu’il en soit ce petit garçon rentra trop tard chez ses patrons pour venir chez les miens ; ce ne fut que quatre ou cinq jours après qu’il vint et leur dit que ma mère étant malade avait besoin de moi, qu’il fallait qu’on me laissât partir. Mes patrons alors me dirent : « Vous avez entendu cet enfant ? C’est bien fâcheux que votre mère soit malade, il semblait que vous êtes faite pour nous ; promettez-nous de revenir aussitôt que votre mère sera mieux. » Et je partis en demandant de temps en temps le chemin pour Corps.
J’avais le temps, étant seule, de faire mon examen. Je n’étais pas contente : je me disais que peut-être je ne m’étais pas assez anéantie intérieurement, pour les grâces que le Tout-Puissant m’avait faites de m’avoir mise chez des maîtres si bons, et où j’aurais pu sans bruit me sanctifier et me sacrifier tout entière, pour réparer la gloire que les amis de mon Jésus refusent de lui donner. Je lui demandais pardon et lui promettais d’être plus fidèle avec sa puissante grâce.
Je trouvai ma chère mère en parfaite santé et le jeudi elle m’avait donnée à une autre famille du village de Quet-en-Beaumont. Le dimanche ma nouvelle patronne vint me prendre. Gloire à la grande miséricorde du Dieu d’amour ! Je n’avais rien perdu du change.
LA BONNE ANNÉE
Cette famille se composait du père, de la mère, de la fille âgée d’environ vingt-cinq ans et du fils d’environ vingt-trois ou vingt-quatre ans.
Après avoir salué mes patrons et m’être mise à leur disposition, je me rendis à l’étable pour faire la connaissance de mon petit troupeau : il se composait de trois vaches (peu de jours après on m’apprit que deux que j’appelais vaches étaient deux taureaux) et de trois ou quatre chèvres.
Mon impression, en entrant chez ces nouveaux patrons, était noire, affligeante et répugnante : je ne savais pas définir cette angoisse, cette peur, ce malaise intérieur que j’éprouvais involontairement, me faisant violence pour me surmonter. Ces personnes ne regardaient jamais en face ; toujours leurs regards étaient tordus ; il semblait qu’ils ne se lavaient jamais les mains ni la figure ; on aurait dit des ramoneurs. J’étais humainement dégoûtée de leurs personnes et de leurs regards. Je souffrais pour cela des peines très grandes : mon esprit était comme crucifié. De plus en plus je tenais mon cœur dans l’unité de mon tout bon et tout aimant Jésus, voulant, embrassant tout ce qu’il daignait permettre à mon égard ; j’unissais mes sentiments à ceux qu’avait eus le Verbe de Dieu, mon très amoureux Jésus-Christ.
Le soir, au moment de se mettre au lit (il faut dire d’abord qu’il n’y avait qu’une chambre dans laquelle deux lits pour quatre qu’ils étaient), la fille en quittant ses habits me dit : « Vous savez que nous couchons dans le même lit. » Je lui répondis : « S’il plaît à Dieu » et je continuai ma prière. Un moment après, mon patron dit : « Oh ! Petite, il faut vous mettre au lit ; autrement, j’éteins la lampe. » C’était la première fois que j’entendais la voix de ce vieillard. Je regarde le lit de sa fille : son frère était couché avec elle ; alors je demande où je devais me coucher. La vieille mère releva la tête de dessus son coussin et me dit : « Dans ce lit, avec mes deux enfants. Et dépêchez-vous, parce que l’huile de la lampe se consume. » Je répondis avec fermeté, en réunissant toutes les forces que j’avais malgré la peur que m’inspirait cette famille, que jamais de la vie je ne coucherais avec ses deux enfants, que ma religion me le défendait et que je mourrais plutôt que de désobéir à mon Dieu. Son mari cria : « Couchez-vous, sinon je vous tue. » Et il se mit à blasphémer comme un démon. Je tremblais de tous mes membres et je me recommandais de tout cœur à mon crucifié cher et aimable Jésus et à ma douce Maman. Bien sûr que sans la puissante grâce d’en haut, j’aurais désobéi à mon très aimé Frère, dans cette lutte assez longue de chaque jour jusque vers la Noël. Il est vrai qu’il y eut deux ou trois semaines d’une trêve relative et c’était pendant les moissons. Enfin le père irrité me dit de nouveau : « Si dans quatre minutes vous n’êtes pas au lit, un malheur vous arrive. »
Plus que jamais j’implorais la Divine Grâce, connaissant ma faiblesse ; mais de combien de craintes j’étais torturée ! Cet homme blasphémait toujours, et c’était moi qui occasionnais cela ! On se moquait de notre sainte religion et c’était moi, moi seule qui en étais cause ! Mon Dieu, oui, glorifiez-vous dans mes peines, mais ne permettez jamais que je vous offense en quoi que ce soit.
Mon patron éteint la lampe et me demande si je suis au lit. À ma réponse négative, tout en blasphémant, il saute du lit et dit : « Où êtes-vous ? » ‒ « Je suis ici, près du lit de vos enfants », lui dis-je. Il me trouve, me donne des coups, puis me saisissant par ma coiffure, il me traîne. Alors les mentonnières s’étant cassées, il me prit par les cheveux et me traîna plusieurs fois autour de la chambre, me laissa à terre et retourna dans son lit. Je ne sais dire ici ce que je sentais ; je sais seulement que, quelques minutes après avoir été laissée par mon patron, je me trouvais remerciant la miséricorde de Dieu, j'exaltais les justes et saintes rigueurs de sa justice ; cela me fit concevoir une grande horreur des offenses faites au Très-Haut, surtout, quand elles lui viennent de ses amis intimes. Enfin, je me sentais heureuse et grandement joyeuse de ce que mon divin Rédempteur dans sa miséricorde, quoique je ne fusse rien, eût daigné m’honorer de ses pâtiments. Jusqu’alors je l’aimais très-beaucoup mon bien-aimé Jésus-Christ et je désirais l’aimer davantage, sans cependant savoir comment et en quoi je pouvais l’aimer davantage. Cette nuit-là me fut bonne, et je lui prouvai bien qu’avec sa grâce je l’aimais plus que moi-même ; oui, oui, oui, je l’aimais mon tout bon Jésus.
Le matin, dès que le jour parut, j’essayai de me relever de terre ; tous mes membres étaient endoloris ; ce ne fut que peu à peu que je pus avec ma salive, détacher le sang de mes paupières ; de même ma tête était collée sur le pavé. Dès que je pus me lever, je marchai en boitant, mais doucement afin de ne pas réveiller mes chers maîtres, mais ils m’entendirent ouvrir la porte et ma patronne dit : « Où allez-vous, petite ? Vous savez que vous devez mener paître les bêtes tout à l’heure. » Je lui dis que j’allais à la fontaine et que s’il plaisait à Dieu, je serais bien vite de retour. Je sors cherchant une fontaine ; n’en trouvant ni à droite, ni à gauche j’entre dans la prairie attenante à l’habitation pensant me laver un peu avec la rosée du matin, quand la voix intérieure me dit : « Marchez à votre droite, derrière la maison, là, vous trouverez de l’eau. » J’obéis et trouvai un peu de l’eau qui coulait par un petit canal en bois. Dès que j’eus terminé, comme je prenais le chemin pour rentrer chez mes patrons, je rencontre deux femmes qui me demandent d’où j’étais et si mes parents avaient trop d’enfants : « Vous ne savez pas, pauvre enfant, que le Moine n’a jamais pu garder ni berger, ni bergère ; le dernier berger qu’ils avaient est parti samedi : on ne lui donnait pas à manger et on le faisait travailler comme un nègre ; le pauvre petit n’est resté que trois jours et c’est merveille ; les autres ne sont restés qu’un jour. »
En rentrant, je trouvai mes patrons levés ; la fille me dit de prendre les bêtes pour les conduire au pâturage. Je réponds que je ne connaissais pas leurs propriétés, qu’ils eussent la bonté de me les montrer. Mon patron me dit qu’il ne m’avait pas prise pour me faire accompagner, de me dépêcher de m’ôter de là. Je vais à l’étable, mon Dieu que j’avais peur ! Les vaches, non, les taureaux (c’est ainsi qu’on les appelait) mugissaient, frappaient des pieds et se débattaient à mesure que je m’en approchais. Alors je commence par faire sortir les chèvres afin que mon patron ne se fâche pas en voyant que j’allais trop lentement, mais les vaches !... Enfin la fille de mon maître vint et me dit : « Allons, vite, dégourdissez-vous », et elle prit un bâton et s’entremit entre les vaches pour leur enlever leur chaîne ; et aussitôt elles prirent la course. Cette fille me dit : « Ayez toujours ce bâton à la main, autrement les taureaux vous mettraient en morceaux. » En traversant le village, j'étais l’objet de la curiosité ; les gens s’appelaient : « Venez voir la nouvelle bergère du Moine ». Les uns disaient : « Demain nous verrons encore une nouvelle figure » ; d’autres : « Mais les parents de ces pauvres enfants ne demandent donc pas d’information ? » Des personnes me dirent : « Pauvre petite, vous allez bien souffrir de la faim. Vous voyez ce verger ; il est à moi et il a beaucoup de fruits : je vous permets de prendre tout ce que vous pourrez manger. Si le garde vous dit quelque chose, vous lui répondrez que vous avez la permission. »
Je marchais toujours avec mes méchantes bêtes sans savoir où je devais aller. Arrivée vers une maison je demande à la personne qui se présente où sont les pâturages communaux. Cette femme fait quelques pas avec moi pour me les indiquer et me dit : « Vous devez être chez Le Moine, ce voleur, cet assassin, cet avare ; il n’y a que lui qui aille dans les terres communales, mais vous ne resterez pas longtemps chez lui. »
J’étais dans une continuelle agitation en gardant ce bétail et toujours dans la crainte de quelque accident de personne, parce que dès que mes taureaux voyaient quelqu’un, ils partaient en courant, passaient dans les blés et gâtaient les récoltes. Et cet état de choses fut à peu près le même toute cette année 1845. Seulement ce premier jour, au moment de m’en retourner, je pensais avec frayeur comment je pourrais m’approcher de ces vaches pour les attacher dans leur étable. Alors me rappelant cette instruction de mon cher et bien aimé Frère : que l’homme avant sa déchéance commandait aux animaux, qu’il était le roi de tout le créé, et que les bêtes les plus féroces par leur nature lui obéissaient, je me dis : « Puisque mon très amoureux Jésus, par le saint Baptême m’a faite enfant de Dieu, et que, par sa parole infaillible, par son sang il a effacé tous mes péchés, je puis donc au nom des mérites de son sang Précieux, ordonner à mes vaches de rester tranquilles quand je les attache ou détache. » Arrivée à l’écurie, je les attachai sans peine. Gloire à Dieu et à sa miséricorde ! Je désirai d’un grand désir cette même belle union avec mon crucifié cher Jésus et l’uniformité effective à son adorable et toujours aimable volonté.
L’heure de se mettre au lit étant venue, mon patron dit : « Qui ne sera pas au lit dans trois minutes, je lui brise les os ! » Après un instant la fille me dit : « Vous ferez votre prière demain : venez vous mettre au lit : tenez, voyez, comme vous serez bien séparée, j’ai mis une planche. » Je regarde : une étroite planche d’environ un palme de largeur était posée sur le lit. Je dis : « Sachez que je ne me mets pas au lit, je dois obéir à mon Dieu. » On fit un moment de silence.
« Oh ! Mon très amoureux Jésus, faites que je vous aime effectivement ! Oui, oui, je sens que je vous aime ; et c’est à présent que vous vous êtes ravi tous mes amours, toutes mes affections et que vous m’avez associée à votre sainte Passion ; c’est véritablement à présent que vous vous faites aimer de moi, ver de terre ; ne me laissez pas, perfectionnez votre image pour la glorification de votre saint Nom et pour la sanctification de vos Ministres ; et si, par ma destruction je puis augmenter votre gloire, prenez ma vie puisque je vous appartiens : je m’abandonne à vous morte ou vivante. »
Mon patron demanda si j’étais au lit ; je répondis que non, et que je ne devais pas m’y mettre. Furieux il se lève et fait comme la veille. Dieu soit béni !
Le lendemain, je fus garder mon troupeau, mais dans la propriété de mes maîtres qu’une femme m’avait fait connaître. Vers midi, le garde champêtre vint près de moi, me demanda d’où j’étais et le nom de mes parents : il connaissait mon père. Puis il me dit que tous les gens des trois villages de Quet l’avaient chargé de veiller sur les agissements du Moine et sur son bétail afin de lui faire des procès ; et qu’il m’avertissait à cause de l’estime qu’il avait pour mon père. Puis il me dit que je ne devais pas rester chez le Moine, etc., etc.
Le soir, pour que j’aille au lit, mon maître essaya du même procédé que les deux jours précédents ; seulement il dit que, cette fois-ci, il voulait en finir avec moi : il était furieux comme ses vaches. Je n’avais presque plus de cheveux sur la tête. Il m’avait battue, traînée, piétinée, et il continuait à me fouler sous ses pieds disant qu’il voulait m’enlever de ce monde. Alors voulant mourir en chrétienne, je ramassai mes forces pour dire haut ma profession de foi et répéter que je ne voulais pas coucher avec ses enfants. Devenu plus furieux, il dit : « Où est ma hache, où est ma hache ? Que je lui tranche le cou ! » Il n’avait pas achevé de parler qu’une harmonieuse musique se fit entendre, et je n’entendis plus blasphémer. Une lumière éclatante, des Vierges vêtues de blanc argenté entouraient Notre amoureux Jésus, ce bon Jésus que j’aime ; vous le savez, celui que j’aime, c’est mon Jésus du Calvaire, mort pour nous sauver. Les paroles, je ne les comprenais pas ; il me fut dit que je les comprendrais quand j’aurais quitté l’enveloppe de mon âme. Donc je ne compris pas les paroles chantées, mais la seule musique endormit toutes mes douleurs, redressa mes membres disloqués et guérit mes plaies. Notre très et très amoureux Jésus feignait de ne pas me regarder ; il était au milieu d’une lumière inaccessible, il était lui-même cette lumière et était vêtu de sa propre Lumière incomparable ; sur sa tête, il avait trois couronnes distinctes mais non séparées. Les Vierges tenaient chacune une fleur différente à la main droite, comme une marguerite, une rose, une violette, un lys, etc. ; chaque fleur avait dans le milieu l’image vivante, parfaite de notre doux et bien-aimé Jésus-Christ. Je compris que cela signifiait la rectitude d’intention dans la pratique des vertus symbolisées par ces fleurs multiples sur une seule tige. Et Marie, la grande Reine incomparable, le chef-d’œuvre de la très sainte Trinité ! Et elle est notre Mère ! Sa beauté, sa splendeur, la puissance qu’elle a reçue de son divin Fils, tout en elle est si sublime, si grand, qu’elle fait la joie, l’admiration des anges et de tous les bienheureux. Je gâterais sa beauté si, ignorante que je suis, j’essayais de balbutier ses qualités. Je l’aime, voilà tout...
Après la belle musique, les Vierges venaient pour me remettre la tige de fleurs qu’elles portaient ; je ne les reçus pas ; je leur dis que je ne me fiais pas de les conserver, que notre bonne et glorieuse Reine était ma trésorière, qu’elles voulussent bien les lui remettre et toujours avec les mêmes conditions, c’est-à-dire que mon Divin Époux, pour sa gloire et la sanctification de ses Ministres, puisera dans le trésor dont il a été le producteur. Notre douce Mère grande Reine, avec une grâce et un sourire tout célestes, mit ces fleurs sur sa poitrine et les couvrit d’un pli de sa robe. Notre doux Sauveur me regarda alors aimablement avec ses beaux yeux pénétrants et parlant dans le silence. Il avait, en me laissant la vie humaine, accepté ma mort. Voilà la signification de la palme qu’il tenait dans sa main droite. Puis tout disparut.
Je me retrouve assise à terre, à côté d’une chaise en débris. Mes patrons étaient encore au lit. Je sortis pour prier un peu dans l’étable. Après environ une heure, j’entendis que mes maîtres parlaient et discutaient entre eux ; je rentre pour demander où je devais mener les animaux, et tous me disaient je ne sais quoi. Enfin ils me grondaient et m’appelaient esprit follet ou follette, je ne sais, et me demandaient où je m’étais cachée, puisque avec une lampe ils m’avaient cherchée partout, et que je n’étais sûrement pas dans la maison, et que pour sortir j’avais dû passer par le trou de la serrure. Puis le patron me dit de me lever de devant ses yeux parce que je le faisais devenir fou.
J’allai prendre les vaches et les chèvres et je partis. Ma vie était vraiment active cette année ; je ne risquais pas de m’endormir. Entre les vaches et les chèvres, je devais toujours être en course ; mais ce qui m’affligeait, c’était lorsque les vaches causaient du préjudice, en traversant les champs de récoltes et que je devais, parfois, pour les faire retourner, passer, moi aussi, dans les blés, ne pouvant faire autrement. Je demandais bien pardon à mon cher Jésus-Christ et aux personnes à qui les champs appartenaient ; mais bien des fois j’ignorais qui étaient les propriétaires de tel champ, de sorte que mon esprit était toujours torturé, soit dans la crainte de déplaire à mon bien cher bien-aimé, soit dans la crainte que mes vaches fissent du mal à quelque personne, et j’avais encore la peine de voir que j’affligeais mes patrons en ne leur obéissant pas.
Vers l’après-midi, je ne sais ce que les deux vaches méchantes virent dans le lointain, si ce fut un lièvre ou un chien, elles prirent la course et se dirigèrent du côté du Drac. Je devais les suivre des yeux pour ensuite aller les chercher ; mais c’était si loin... et comment laisser seules la troisième vache et les chèvres ? « Mon cher bon Dieu, aidez-moi, conseillez-moi, et faites que je ne vous offense jamais. » Je n’avais pas de temps à perdre vite, je prends mon bâton, sur lequel, dès le premier jour, j’avais tracé la croix de mon tout aimé Jésus-Christ ; je la plante sur une limite ; puis, en toute hâte, je conduis les bêtes à l’extrémité du champ près de l’autre limite ; je fis mettre ces animaux en face de la croix en leur disant qu’en vertu de la croix de mon Sauveur, je leur défendais d’aller en arrière de l’endroit où elles étaient et de dépasser la croix qui était en face d’eux. Cela dit je partis pour chercher les deux vaches-taureaux. Après avoir traversé la plaine, je cherchai un endroit pour pouvoir étendre ma vue en dessous, car je ne voyais plus les vaches. Je tourne à droite, je marchais vers un précipice (dans nos pays on appelle cela ruine). Je regarde et je vois ces deux animaux au milieu de ce précipice : ils ont dû y tomber. « Mon Dieu, je ne pourrai jamais aller les chercher ; et si je me mets à descendre dans ces décombres de terre et de rochers, je ne pourrai plus remonter ni les vaches d’ailleurs et mes maîtres vont être affligés. À présent je suis malheureuse. » À peine eus-je dit que j’étais malheureuse, que je tombai à genoux pour protester contre mon dire et demander pardon à mon bien-aimé Jésus. Non, non, je n’étais pas malheureuse, puisque j’exécutais le bon plaisir de mon amoureux Sauveur dans ses desseins miséricordieux que j’adorais et que j’aimais par-dessus toutes choses. Que l’esprit de Jésus-Christ soit à jamais l’esprit de mon esprit ! Enfin je me relève : je regardais la profondeur du précipice et cherchais par quel endroit je pourrais faire monter les vaches. Je fais quelques pas pour descendre à un endroit où étaient arrêtés quelques petits arbrisseaux qui avaient été détachés du terrain... Eh ! Voilà que mes deux vaches étaient en train de monter, précédées de mon ange gardien qui leur traçait la voie à parcourir ; et elles arrivèrent en bon état. Je le remerciai en remerciant la grande miséricorde du Très-Haut mon Dieu ; puis il me présenta à boire dans une sorte de calice comme un magnifique verre à pied tout en argent, vif, étincelant, et l’intérieur en or travaillé ; puis il me donna une fleur rouge qu’on appelle, je crois, œillet, me disant de le tremper dans le contenu du verre et de le manger. Je fis au premier instant un peu de résistance. La Louve lui dit : « Est-ce que je puis, malgré mes infidélités vous appeler mon ami ? » ‒ « Oui, ma chère amie, appelez-moi toujours ainsi, parce que je suis votre ami, serviteur de Jésus-Christ comme vous. » La Louve : « Tout ce qui arrive sur la terre est mu et permis par la toute-puissance du Très-Haut pour notre sanctification. Or, notre très aimant Rédempteur afin que j’aie des aides pour me faire marcher dans la voie royale qu’il nous a enseignée, a permis par compassion et miséricorde que je sois mise au service de maîtres qui croient bien faire en ne me donnant jamais à manger ni à boire. Mettant à part leur malice propre si elle existe, c’est Dieu qui permet cela pour le bien de mon âme ; c’est bien Lui qui veut que j’expie par la faim et la soif, le luxe et l’amour des richesses d’un grand nombre de membres du Clergé. J’aime notre cher Jésus, je l’aime pour Lui-même et parce qu’il est bon et je voudrais le porter dans tous les cœurs qui ne l’aiment pas. Jugez vous-même mon cas, mon cher ami ; mes patrons ne sont-ils pas pour moi des croix de providence ? Et ne dois-je pas obéir jusqu’à la mort aux sacrés desseins de la Majesté du Très-Haut ? Mais pour que je ne sois pas trompée par l’ennemi de tout bien, par l’ange déchu, quel signe avez-vous à me donner que vous êtes l’ambassadeur de Notre-Seigneur Jésus-Christ ?... » Il sortit de sa poitrine la Croix de notre divin Rédempteur et se prosternant il adora le crucifix glorieux et baisa ses cinq plaies glorieuses et resplendissantes. « C’est bien. Faites à présent un acte d’amour de Dieu, de notre Dieu incréé, éternel, subsistant par Lui-même. » Il le fit. Je n’essaierai pas de le reproduire : je gâterais ce langage angélique. Selon ma compréhension d’alors, je crus bien qu’il était un ange fidèle et nullement l’ange des ténèbres, maudit de Dieu, qui ne peut ni s’humilier sincèrement ni lui rendre grâce pour le bienfait de sa création, ni le louer pour la justice qu’il exerce sur les anges rebelles et orgueilleux. Au contraire, si l’Ange de Dieu ne fait pas des actes d’humilité comme les mortels voyageurs, il reconnaît avoir été créé et conservé dans son état de créature par la bonté de Dieu, qu’il doit ses mérites et sa gloire aux mérites infinis du sang de Jésus-Christ qui lui ont été appliqués par anticipation et l’ont rendu éternellement impeccable ; il rend grâce à Dieu, il l’adore et l’aime.
Le crucifix disparut ; l’ange se releva, fit le signe de la croix et me dit en me présentant le breuvage avec la fleur rouge : « Chère amie, la preuve que je suis l’ange du Seigneur notre Dieu, je vous l’ai donnée au Saint Nom de Jésus. Prenez pour son amour cette nourriture qu’il vous envoie. » La Louve prit cette coupe : « Oh ! Quelle bonne odeur ! Elle m’enivre avant que je boive !... Mais, dites-moi, ami fidèle, quand est-ce que je l’aimerai ? Dites-moi ce qu’il aime afin que je le fasse, ou ce qu’il y a en moi qui l’empêche de venir... » ‒ « La terre, chère amie, n’est pas un lieu de repos ni de jouissance, l’amour consommé n’a son parfait épanouissement que dans le séjour des bienheureux, parce qu’ils voient la Majesté Divine face à face et à découvert. Vous êtes encore voyageuse et dans un corps corruptible : imitez Notre-Seigneur Jésus-Christ. Depuis l’union de sa Divinité à son humanité sainte jusqu’à sa mort sur la croix, il n’a cessé un instant de souffrir dans son âme, dans son cœur et dans son corps. Imitez-le par la foi en ses mérites infinis. » Il disparut. Vite je conduisis ces vaches dans le pâturage où j’avais laissé l’autre et les chèvres pour ramener toutes mes bêtes chez mes patrons.
L’heure de se mettre au lit étant venue, la fille me dit : « Si ce n’est pas par caprice que vous refusiez de vous coucher quand il y avait mon frère, il n’y est pas ce soir, venez vous mettre au lit. » Je ne répondis rien ; je faisais un peu de prière. En vérité j’avais quand même une grande répugnance à me mettre dans ce lit, j’hésitais beaucoup, je pensais à ce que m’avait dit mon très-aimé Frère. Enfin mon patron d’une voix rauque m’ordonna de me mettre au lit : j’obéis avec tremblement ; et le jeune homme ne vint pas ou ne vint plus. Quoique je ne fusse qu’avec cette fille, je ne pouvais dormir ; je me sentais mal à mon aise sans en savoir la raison ; j’étais pourtant accablée de sommeil, je dormais debout et parfois je tombais comme un plomb. Je considérai alors les affreuses souffrances des saints martyrs qu’on a fait mourir en les empêchant de dormir. Mon Frère bien-aimé m’avait raconté ces choses, il m’avait dit que ces saints devaient se tenir debout jour et nuit, et que lorsqu’ils chancelaient par la lourdeur du sommeil on les piquait avec des lames rougies au feu et on les obligeait à se tenir debout. À moi il n’y avait rien de ces tortures, et cependant je m’imaginais souffrir presque beaucoup. Par là on petit juger de mon peu d’amour, de mon peu de générosité et de zèle à réparer mes fautes et celles des mondains dans l’excessive recherche des commodités.
Un dimanche, en sortant après mes vaches pour les conduire au pâturage, je rencontre mon père qui venait me voir. Il paraît que les habitants de ces villages étaient allés prier mes parents de me retirer de chez le Moine, s’ils voulaient me conserver la vie, et leur avaient dit des choses bien pénibles et peut-être exagérées. Enfin mon père me demanda si à midi je quittais le pâturage. À ma réponse négative, il me dit : « Tu portes donc de quoi manger à midi ? » ‒ « Oui » lui dis-je. ‒ « Fais-le moi voir. » ‒ « C’est dans ma poche, papa. » ‒ « Je veux le voir. » Je sortis de ma poche le morceau de pain, mon père le prit, l’examina et le lança par terre en me disant : « Fais rentrer tes bêtes dans leur écurie : j’ai à parler avec tes maîtres. » Je fais revenir les bêtes et mon père me dit : « Regarde, ni les vaches ni les chèvres n’ont voulu de ton pain doublement moisi. Et ce matin, qu’as-tu mangé avant de partir ? » ‒ « Papa, ici, il y a des fruits et je puis en manger partout ; on me l’a permis[15]. » ‒ « Ce n’est pas ce que je te demande. Qu’est-ce qu’on te donne tous les matins avant ton départ, et qu’est-ce qu’on te donne pour manger à midi ? Réponds-moi. » ‒ « Papa, mes maîtres sont très occupés ; ils savent que j’ai la permission de manger des fruits partout où je vais, et alors ils oublient de me donner quelque chose. Ce matin ils ne l’ont pas oublié. » ‒ « Et c’est toujours de ce pain qu’ils t’ont donné quand ils ne t’oubliaient pas. » ‒ « Oh ! Non, papa, c’est aujourd’hui la première fois qu’ils m’ont donné du pain. » Et mon père très fâché va chez mes patrons et il y eut grand tapage. Mon père voulait m’emmener à Corps, mes patrons, tous quatre, s’y opposaient et promettaient d’avoir soin de moi. Mon père les crut et s’en alla.
Le temps des moissons étant venu, mes patrons avaient fait avec des gerbes de blé battu, une espèce de cabane dans leur champ, afin de s’y tenir pour garder leur récolte contre les voleurs. Or quand venait la nuit, tous quatre couchaient sur la paille dans cette cabane. Ils voulaient naturellement que je dorme avec eux, et comme je refusais, mon patron blasphémait à me faire trembler ; et comme je persistais à ne pas même entrer dans cette cabane, il me dit que puisque je ne voulais pas me reposer, je devais travailler, et d’aller glaner. J’obéis. Dès que le jour commença à paraître, il vint voir combien j’avais recueilli d’épis ; je lui dis que j’avais ramassé tous les épis de leur champ de blé. Il répliqua que ça ne suffisait pas, que je devais aller dans les autres champs et prendre des épis aux gerbes. À cela je répondis que je ne pouvais pas voler le bien de mon prochain. Il se rendit furieux et m’ordonna d’aller prendre des gerbes entières et de les mettre avec les siennes. Je ne bougeais pas ; il me prenait par le bras et me poussait en avant en me disant des paroles que je ne comprenais pas. Afin qu’il ne me touchât plus, je m’éloignai en glanant dans son champ. Oh ! Que ces gens-là me faisaient donc peur ! Je les craignais plus que le démon et quand ils me touchaient j’aurais voulu avoir une torche enflammée ou un fer rouge pour vite brûler l’endroit touché par eux. Je pensais que tout de même ces personnes qui me répugnaient tant avaient une âme et une âme à sauver par la foi pratique, et ils ne priaient pas, ou du moins je ne les ai jamais vus prier. La prière nous est nécessaire, elle est de précepte. « Peut-être qu’ils ne connaissent pas notre bon Dieu ! Mais pourquoi suis-je si petite ? si rien du tout ? Autrement je leur ferais connaître notre bon Dieu, je leur dirais combien il est bon, combien il nous aime tous. »
Lorsque je ne m’y attendais pas, je sentis et je vis que des pierres m’étaient lancées. Je regardai. C’était mon patron qui ramassait des pierres et me les envoyait sans miséricorde ; l’une vint me frapper sur la bouche et me fendit la lèvre supérieure qui mit longtemps à guérir[16], enfin une pierre à la tête m’étourdit et je tombai ; mais cela ne ralentit pas l’ardeur de mon patron qui voulait que je lui obéisse, et peut-être aurait-il continué si dans le loin, quelqu’un n’eût pas crié : « Oh ! Assassin. Oh ! Assassin, vous méritez que la justice vous pende. » Le soir on me dit de mener les bêtes à l’étable, et qu’après je devais toujours les faire paître à tel endroit. Après environ quinze jours, ils revinrent le soir à la maison.
Un jour que j’étais allée comme à l’ordinaire avec les vaches, lorsque je rentrai le soir et que les eus attachées, je trouvai la porte de l’habitation fermée à clef. J’attendis. Pendant que j’attendais le temps se mettait à l’orage ; il commençait à pleuvoir, il faisait des éclairs et des tonnerres. Il était à peu près minuit, j’attendais toujours mes patrons. Pour n’être pas à la pluie, j’aurais pu aller à l’étable ; mais j’avais si peur de ces vaches ! Et puis l’obscurité aussi me fait peur. Je m’assieds sur l’escalier de la maison et je passe ma nuit ainsi, sous une pluie qui dura jusqu’au matin. Je ne trouvai pas la nuit longue ; je pensais, et n’avais pas terminé de penser quand le jour parut. Il est bien entendu que c’est à Dieu et à ses merveilles que je pensais. Le matin, à mon heure ordinaire, mes patrons n’étant pas venus, je conduisis les bêtes au pâturage. J’étais cependant en peine au sujet de mes patrons, ne sachant s’il ne leur était pas arrivé quelque accident ; il me tardait de les revoir, et pour cela, le soir, je me retirai un peu plus tôt. La maison était encore fermée... Le temps, comme la veille, s’était mis à la pluie et les habits que j’avais sur moi n’étaient pas encore secs. Une voisine passe et me dit : « On ne mettrait pas un chien à la rue et vous restez dehors ? Le Moine n’y est pas peut-être. » ‒ « Je ne sais pas, j’attends », lui dis-je, et elle entra chez elle. Vers onze heures elle vint me dire : « Si le Moine n’est pas rentré, c’est qu’il ne vient pas ; pauvre enfant, venez avec moi : j’ai un lit pour vous. » ‒ « Je vous remercie, lui dis-je ! il est bon que j’attende mes patrons. » ‒ « Vos patrons, me dit-elle, ne viendront pas de sept ou huit jours : ils sont allés à la maraude, les brigands. » ‒ « Est-ce loin la maraude ? » demandai-je. ‒ « Mais la Maraude n’est pas un village ; ils vont voler si vous aimez mieux ça que non pas maraude. Le Moine est une famille de voleurs ; venez chez moi. » Je suivis cette femme et passai trois ou quatre nuits chez elle ; puis un soir je trouve la porte de mes patrons ouverte ; ils étaient de retour ; j’étais heureuse de les voir tous bien portants. Ce ne fut pas pour longtemps. Après un jour, ils repartirent, et le soir, quand je revins de faire paître les bestiaux, la porte était de nouveau fermée et le fut plus de quinze jours. Pendant ce temps, le Très-Haut permit que je fusse couverte de tumeurs à la face, au cou et aux épaules ; les gens appelaient cela des furoncles malins ; d’autres disaient que c’était la vérole ou variole, d’autres que j’avais été empoisonnée. J’allais tous les jours faire paître les vaches, mais un soir, quand je me retirais, un homme du voisinage vint me dire : « Mais vous vous exposez à la mort ! Vous avez une très forte fièvre, vous devez vous mettre au lit. » Aussitôt plusieurs femmes s’approchèrent et dirent à cet homme : « Mais les brigands ont emporté la clef ! Où voulez-vous que cette enfant aille ? » L’homme reprit : « Elle doit s’en aller, sinon j’aviserai ses parents à Corps. » Au bout d’une semaine environ, un de mes frères vint me remplacer. Oh ! Quelle peine j’en eus ! J’aurais mille fois préféré de mourir chez le Moine et que mon frère Henri, âgé de deux ans de moins que moi, ne vint pas souffrir tant de privations et de mauvais traitements ; et j’étais très fâchée contre moi, contre les infidélités, cause de tous ces troubles. Le cœur rempli de tristesse, je fus à Corps ; mon père n’y était pas. L’échange, cela se comprend, ne pouvait pas plaire à ma mère qui aussitôt me traita d’inconstante et de délicate. Je comptais cela comme rien, je pensais aux souffrances de mon cher Henri. Après deux jours je dis à ma mère que j’étais mieux ; je lui demandai si elle voulait me laisser partir, parce que mes patrons étant absents pour quelques jours, Henri ne connaissant pas leurs pâturages sera dans l’ennui. Elle me le permit. Je pris des provisions pour les donner à Henri, et tout le long de la route, je ne marchais pas, je courais.
Je repris ma place et mon frère s’en retourna à Corps ; Dieu soit béni ! Mes patrons tardèrent encore quelques jours ; je continuai de mener les vaches et les chèvres au pâturage chaque jour. Un matin je sentis une grande faim, et je n’avais rien. Bien sûr j’aurais pu manger des fruits, mais il me semblait que les fruits ne me nourrissaient pas, et mes forces m’abandonnaient. Cependant ne pouvant plus à peine me tenir debout et craignant de ne pouvoir surveiller les animaux, un jour j’essayai de manger des noix : j’en ramassai sous des noyers et en mangeai cinq. Un instant après je fus prise d’un mal au cœur, l’huile me revenait à la bouche, la tête me tournait et je voyais trouble, je n’avais plus même la force de me tenir assise ; je me couchai sur l’herbe, priant mon ange gardien d’avoir soin de mes bêtes ; puis une sueur froide couvrit mon front, je m’évanouis.
Lorsque vers l’après-midi je commençais à me rappeler où je me trouvais, j’entendis les pas d’un homme qui venait ; je voulus vite me lever, mais c’est à peine si je pus un peu relever ma tête qui retomba aussitôt. Alors j’entendis la voix de l’homme qui en avançant près de moi, me dit : « Eh ! Amie, vous êtes souffrante ? » J’ouvre les yeux et m’assieds, effrayée je réponds que j’avais la tête un peu étourdie, que, s’il plaît à Dieu, cela passera du moins assez pour que je puisse faire mon devoir. « Voici », me dit l’homme, en me présentant trois petits pains biscuits, ronds, tendres et presque fondants dans la bouche. Sur chacun de ces pains, et de la même substance, il y avait un crucifix. Je ne voulais pas accepter son don (en général, je n’acceptais rien de personne) ; il insistait et me dit : « Je vous en prie, bonne amie, au Nom de Dieu, prenez, vous êtes mourante ; la divine Providence par mes mains, vient vous corroborer : mangez à présent un de ces petits pains. » Je fis le signe de la croix et baisai le crucifix, puis avec mes doigts, je rompis un peu de ce petit biscuit que je mangeai. Dès que ce peu apparent descendit dans mon estomac, je me sentis fortifiée comme par enchantement. Je mis les deux petits pains qui me restaient dans ma poche ; ces pains vigoureux étaient à peu près grands comme une pièce de cinq francs, mais tant soit peu plus épais. Je continuai à prendre des miettes tout autour de mon petit pain sans gâter le crucifix que je voulais, à la fin, manger tout entier, ce que je fis. Mes forces étaient revenues ; je remerciai l’homme qui reprit sa corde pour se retirer (car il était venu là comme un homme qui va ramasser du menu bois), et je lui dis : « Mon ami, si vous rencontrez mon bon Frère, oh ! Dites-lui que je languis de le voir, que je suis ici, qu’il vienne, qu’il vienne vite, parce que je languis de le voir, mes yeux le cherchent partout. » ‒ « Et où est-il votre Frère ? » me demanda l’homme. « Mon Frère, lui dis-je, est avec sa Maman. » ‒ « Et comment est-il ? » ‒ « Oh ! Mon Frère, lui dis-je, n’est pas plus grand que moi, mais vous le reconnaîtrez vite : il est plus beau que tous les autres enfants, il est plus beau que le Soleil, sa jolie petite figure est un paradis, elle est blanche comme le plus beau lys, ses joues sont rosées comme les plus belles roses de mai, ses yeux sont clairs, doux et pénétrants comme deux soleils, sa douce voix sonore et amoureuse, plante l’amour dans tous les cœurs qui l’entendent. Allez, allez, que si vous le voyez, vous le reconnaîtrez aussitôt. » Et l’homme s’en alla... Eh !... mon Frère, mon bien-aimé Frère ne vint pas. Je pensais : « Peut-être a-t-il eu peur de ces vilaines vaches ? Mais je l’aurais protégé, je me serais laissée tuer pour le défendre. Il peut se faire aussi que notre bon Dieu lui ait manifesté quelques-unes de mes infidélités, ou que quelque action faite trop humainement l’aura peiné ! Oh ! Cher et bien-aimé Frère, venez, venez me dire mes manquances et m’apporter le remède efficace et sanctifiant. Je suis méchante, oui, mais notre bon Dieu est la bonté même ; il est tout formé et tout rempli d’amour pour ses créatures, même les plus indignes, telles que moi ; venez frère de mon cœur, venez, je languis d’amour de vous voir, de vous écouter me parler de mon très amoureux Jésus-Christ que j’aime de tout mon cœur, de toutes mes forces et plus que ma vie, venez si notre Maman vous le permet... » Ensuite je rendis des actions de grâce à la divine Providence pour le secours qu’elle m’avait donné par les mains de cet homme qui me paraissait un ange de bonté, de grandeur en même temps, de modestie, de prudence et de sagesse. Puis je pensai : « Eh ! Mon coup a raté ! Pour réparer les injures, les injustices faites à mon tout bon, tout aimable Jésus-Christ, j’avais accepté de tout mon cœur ces souffrances, ces mépris et tous les anéantissements qui me sont dus. J’aurais aimé, voulu être détruite, afin que mon tout aimé Jésus fût honoré, connu et aimé de tous les hommes. » À cela une douce et pénétrante voix venant du milieu de la grande lumière me répondit : « Ce que vous avez voulu faire est reçu comme fait aux yeux de l’Être incréé, Tout Puissant. Vous avez vidé votre cœur des choses corruptibles, Dieu l’a rendu capable de Lui-même. » Après ces paroles intellectuelles, je me concentrai dans ma nullité ; j’avais compris bien au-delà des paroles entendues ; je n’en dirai que très peu et en omettant ce qui semblerait prêcher. Saint Joseph, père nourricier de l’Homme-Dieu, époux de la Vierge Marie, est, après la Mère de Dieu, le saint le plus élevé en gloire dans le ciel des cieux. Dès sa jeunesse, par l’impulsion de l’Esprit saint, il avait consacré à Dieu la belle fleur de sa virginité. D’un caractère doux, aimable, avenant, docile, il était surtout humble de cœur et d’esprit. Il avait le don de pureté en un degré si sublime qu’il surpassa la pureté des anges ; il était aimé de Dieu. Sa foi héroïque ne peut se comparer, et comme à la foi est dû le mérite et la gloire[17], il eut aussi la gloire du martyre. Son martyre proprement dit commence le jour de la Purification, en entendant la prophétie faite à notre douce Mère Marie ; car il pénétra le mystère des douleurs de son Fils adoptif et de Marie si justement appelée Reine des martyrs. Or, saint Joseph aimait ardemment le divin Enfant-Dieu, et il pensait continuellement à la passion qu’il devait endurer pour la rédemption du genre humain ; mais ce qui augmentait sa douleur et lui faisait verser d’abondantes larmes, c’était que, comme enfant d’Adam, il devait être racheté au prix du sang de son divin Rédempteur. Son oraison était continuelle et son silence presque absolu.
Saint Joseph s’endormit dans les bras de son Seigneur trois ans avant le crucifiement ; il fut aux Limbes annoncer la salutaire nouvelle de la Rédemption prochaine. À la mort sur la croix de notre très amoureux Sauveur, saint Joseph ressuscita avec son corps, mais invisible au public, et, le jour de l’Ascension, il entra dans la gloire des bienheureux avec notre Vainqueur Jésus-Christ. Il n’est pas nécessaire que je dise que toutes les âmes qui étaient aux Limbes, en étant sorties, restèrent sur la terre, faisant cortège à Notre-Seigneur pendant les quarante jours qu’il passa encore sur la terre pour affermir la foi chez les Apôtres, les disciples et le petit nombre des croyants ; tout le monde sait cela. J’ai oublié de dire que saint Joseph a pratiqué toutes les vertus dans leur héroïsme, qu’il est le patron de la bonne mort et qu’il est toujours exaucé par Celui qui fut son Fils.
Après être restée plusieurs jours encore dans la solitude, mes chers maîtres étant revenus, tous les soirs je faisais fâcher mon patron parce que je ne voulais pas lui obéir. Le dimanche qui suivit leur retour, mon père qui avait su par les voisins et par Henri ce qui se passait, me fit dire de revenir. Mes patrons s’opposaient à ce que je les quittasse avant la fin de l’année, c’est-à-dire la Toussaint. Les voisins insistaient pour que je parte. Enfin mon patron me dit d’aller voir et de retourner ; je partis. Quand j’arrivai à la maison, mon père était sur son départ pour se rendre à son travail : il n’eut que le temps de dire à ma mère qu’il ne voulait pas que je retourne chez le Moine ni chez d’autres personnes dans ce pays.
FIN DE LA BONNE ANNÉE 1845
J’étais contente d’être en famille, de voir mes frères et mes sœurs, mais mes mauvaisetés ne m’en laissaient pas jouir ; tous avaient eu la défense de me parler, parce que, disait ma chère mère, j’étais une capricieuse : à la maison je ne parlais pas, je cherchais d’être seule ; et puis quand on me mettait au service d’une famille qui était de mon caractère, je m’ennuyais et n’y restais pas. Puis elle ajoutait : « J’ai pensé de la mettre dans un pays que... Va, elle n’en reviendra pas. La Salette est un pays de loups, la neige ne fond jamais sur ses montagnes, et quand il pleut les ravins grossissent, et elle qui marche sans précaution se fera emporter par l’eau. Va, elle n’en reviendra pas de ces montagnes. » Ma chère mère parlait ainsi à mes frères assez haut pour que je l’entende, afin que la peur me fît me corriger de mon naturel triste et sauvage. Malheureusement ce pli de sauvagerie était déjà vieux en moi ; pour le déraciner, c’était difficile.
Une fois, ma mère entourée de ses enfants leur donnait des conseils à demi-voix ; puis tout haut elle dit : « Enfants, aller tous vous amuser dehors, je veux rester seule à la maison ; allez à Saint-Roch. » Un de mes frères me dit : « Viens aussi, toi. » Et je fus avec eux jusqu’à la chapelle du Saint. Puis ils me dirent : « Veux-tu t’amuser ? » Je répondis que je ne savais pas faire cela. Alors ils descendirent sur les pentes du petit monticule sur lequel se trouve la Chapelle de Saint-Roch pour s’amuser et je restai seule. Je m’amusais à regarder la statue de Saint Roch par les deux petites fenêtres ; je priais ce bon Saint de m’obtenir de mon bon Dieu la guérison de mon âme pour que je ne fasse jamais plus de la peine à mon bien-aimé Jésus-Christ, ni à ma mère : « Je la vois toujours fâchée contre moi et cela me fait souffrir. » Et je dis cinq Gloria Patri à Notre-Seigneur pour les grâces qu’il avait faites à ce Saint. Et voici que j’entendis la douce, la suave, la consolante voix de mon très aimé petit bon Frère m’appelant : « Ma chère sœur, sœur de mon cœur, je suis à vous. » Vite je me retourne : Oh ! Bonheur, mon cœur a sauté de joie ! C’était bien mon cher Frère, mon si désiré Frère avec son angélique douce figure et ses beaux yeux emparadisés. Je lui dis : « Oh ! Mon cher Frère, je languissais de vous voir, et parfois je pensais que si vous ne veniez pas, c’est que peut-être en quelque chose j’aurais offensé notre Jésus-Christ qui est la sainteté même et qui est tout amour pour nous ; je suis si misérable par moi-même ! » ‒ « Aussitôt que le Très-Haut m’a dit de venir me récréer avec vous, sœur de mon cœur, je suis venu, après votre victoire. » ‒ « Oh ! Mon bien-aimé Frère, je n’ai pas de sœur qui s’appelle Victoire : une s’appelle Marie et l’autre Julie, mais pas de Victoire. » Et mon très doux Frère, avec une admirable patience m’explique, m’enseigne et m’annonce des contradictions, des combats (d’un nouveau genre) pour la vérité. Mon très amoureux Frère m’expliqua donc que victoire était ni le nom d’une personne, ni le nom d’un objet : que victoire gagnée ou avoir vaincu c’était la même chose et qu’à Saint-Michel et à Quet j’avais été victorieuse !... « Oh !! Oh !!... mais, mon doux Frère, vous n’avez donc plus de mémoire ? C’est vous, vous-même qui m’aviez dit ce que je devais faire, c’est pourquoi je préférais mourir que de vous désobéir ; voilà éclairé le premier fait. Venons au second : outre que bien des fois notre très bon, très amoureux, tout-puissant et tout miséricordieux Jésus-Christ m’avait fait connaître d’une part que l’homme n’est pas capable par lui-même de faire la moindre action de valeur pour la vie éternelle ; d’autre part que si l’homme correspond aux grâces à lui faites gratuitement, c’est toujours notre miséricordieux Jésus-Christ qui, avec sa double grâce, le corrobore. Notre Jésus-Christ fait comme une bonne mère qui aime beaucoup son tout petit enfant à qui elle veut apprendre à marcher : elle le met à terre et lui dit : "Allons, marche" , en même temps elle le soutient par la lisière sans que le petit innocent y prenne garde, et il marche ; de temps en temps il chancelle et vite, la mère, par le moyen de la lisière le retient ; arrivé au point déterminé on crie à l’enfant : "Victoire, victoire !!!" tandis que s’il n’est pas tombé c’est grâce à la mère et à la lisière dirigée par elle. Eh bien ! Mon très aimé Frère, voilà que ma pauvre victoire a tellement disparu que je n’en vois pas le plus petit bout. » Mon très bon Frère avec son doux et céleste visage empreint d’amour me persuada dans son explication qu’il avait raison. Je ne dis pas ses paroles, je les gâterais ; en voici le sens. La miséricorde de Dieu est plus grande que sa justice, Dieu veut le salut éternel de tous les hommes et à tous il donne les grâces nécessaires. Avec ces grâces adaptées à chaque homme suivant son état, sa condition, sa vocation plus ou moins sublimes, sa position et sa capacité, tous peuvent se sauver par la fidèle coopération à ces grâces. Les Grâces sont les Talents que l’homme doué de la saine raison doit faire fructifier. Quant au tout petit enfant, donnons-lui pour un instant la raison ; la mère le met à terre et lui dit : "Marche" , et l’enfant soumis, confiant et simple marche ; il ne voit pas la main de la Providence, il ne sent pas ou presque pas la lisière qui le soutient, mais il a entendu la voix de sa mère qui lui a dit de marcher ; et comme il a la raison, il sait par cœur que le grand Dieu qui dirige tout et sans qui rien (hors le péché) n’arrive, le soutiendra et le protégera. L’enfant est donc arrivé grâce à la grâce qui l’a soutenu et suivi. Jusqu’ici son action est presque toute de Dieu ; mais le petit enfant aurait pu refuser d’être mis à terre par sa mère la divine Providence, il s’est résigné à la volonté de sa mère ; il aurait pu refuser de marcher, il a correspondu à l’ordre de sa mère, faisant abnégation de sa propre volonté ; quand il se voyait trébucher et sur le point de tomber, il aurait pu craindre et s’ennuyer et ne pas vouloir aller plus loin seul. Il a fait des efforts sur lui-même et est arrivé au point fixé par la divine Providence : ne peut-on pas dire que ce tout petit enfant a été victorieux ! Oui, il l’a été et très largement.
Après cela, je remerciai mon tout amoureux bon Frère et lui demandai ses prières pour moi, chétive créature ; je lui rappelai sa promesse que quand il serait l’heure je pourrais le baiser. Avec un doux sourire, il me dit que ce n’était pas moi qui le baiserai, mais que ce sera Lui. « Oh ! vite, lui dis-je, dépêchons-nous, mon bon Frère ; pour l’amour de notre bien-aimé Jésus-Christ. » Il me baisa sur le front, sur les lèvres et sur la poitrine, il me bénit par un signe de croix et s’en alla.
Mes frères et mes sœurs vinrent me prendre et nous nous retirâmes à la maison. Naturellement ma chère mère demanda à ses enfants si je m’étais amusée ; à leur réponse négative elle se fâcha beaucoup. J’étais peinée de donner tant de chagrin à ma pauvre et chère mère ; je prenais bien sincèrement la résolution de lui être plus soumise avec l’aide de Dieu. Je pensais bien souvent que s’il plaisait à mon amoureux Jésus-Christ, il vaudrait mieux pour moi et pour les membres de ma famille que je mourusse, puisque je ne faisais que faire souffrir ma bonne et chère mère, et que j’étais un sujet de scandale à tous mes frères et sœurs et que je ne savais pas me corriger de mon mutisme si désagréable à mes parents. Je me concentrais dans ma bassesse, je demandais pardon à mon divin Maître, je protestais de ne jamais vouloir lui déplaire en quoi que ce fût, mais toujours avec l’aide de sa puissante grâce.
Mon père étant revenu de son travail dit que je devais aller au catéchisme pour me préparer à faire ma première communion. Oh ! Comme je désirais la faire ! J’allais donc au catéchisme chaque fois que ma mère me le disait ; mais, parfois, à l’heure où il sonnait, j’étais envoyée ramasser du menu bois pour allumer le poêle. Mon frère Henri qui avait deux ans de moins que moi allait régulièrement au catéchisme. Or après un mois ou deux, M. le Vicaire ayant fait l’appel comme toujours, dit à mon frère : « Votre sœur ne vient pas au catéchisme : elle ne fera pas sa première communion cette année ; elle est cependant dans sa quinzième année, pourquoi ne vient-elle pas ? » Henri répéta ces paroles à ma mère qui monta en furie contre le Vicaire et contre moi. Elle me dit que je ne devais pas manquer le catéchisme, mais que je devais lui tenir du bois pour son poêle. Je fis tout ce que ma chère mère voulait. Je ne dois pas oublier de dire que mon amour-propre souffrait dans ces petites contradictions ou contrariétés, mais par la divine grâce j’étais abandonnée dans les mains de Celui qui dirige tout pour notre plus grand bien. Oh ! La foi, combien elle est précieuse en toutes les circonstances de la vie, en tous les événements ! Non, ne soyons pas comme les bêtes sans raison, comme les chiens qui mordent avec rage la pierre qui les a frappés ; adorons, aimons, bénissons et remercions la main toujours miséricordieuse qui l’a envoyée pour nous réveiller de notre engourdissement sur le salut en notre âme. De grand matin, quelque temps qu’il fit, et malgré que parfois les terrains fussent couverts de neige, j’allais à la recherche du menu bois. Alors ma mère me grondait de ce que le bois était mouillé. À onze heures, j’étais libre pour me rendre au catéchisme : je répondis à l’appel, mais parce que bien des fois, j’avais manqué, je fus mise à genoux au milieu de l’église. Quand j’étais interrogée je ne savais jamais répondre à la lettre du catéchisme et, comme de juste, j’avais toujours des mauvais points. Arrivée à la maison, des enfants avaient dit à ma mère que j’avais été punie, elle me grondait, me disant que même monsieur le Vicaire ne pouvait pas me supporter tant je suis détestable et elle m’envoyait ramasser du bois. Je m’en allais triste, affligée, je reconnaissais bien que j’étais méprisable et grandement haïssable, mais je n’aurais pas voulu que cela donnât de l’affliction, de l’inquiétude aux bonnes créatures de mon cher et bien-aimé Jésus-Christ que j’aimais tant, oui je l’aimais, je l’aime. La pensée attristante que je ne ferai pas ma première communion cette année 1846, m’affligeait : « Puisque le Lieutenant du bon Dieu l’avait dit, il est l’écho de mon bien-aimé ; c’est donc mon tout bon Sauveur qui ne veut pas se donner à moi ! Il a raison, mais j’ai aussi un peu raison de le désirer puisque je suis et me reconnais malade dans l’âme, que je veux être guérie de toutes mes maladies spirituelles ; il n’y a que Lui qui puisse me guérir et faire que je ne l’offense plus. » D’après ce que la grande lumière m’avait fait comprendre, je priais tout le temps ; je priais pour beaucoup de personnes, je désirais que tous les hommes fussent embrasés de l’amour de mon tout bon, tout aimable amoureux Jésus, quand de la grande lumière de la présence de la Divine Majesté, j’entendis la voix de l’ éternel : « Si vous voulez ma grâce et mon amour, correspondez avec fidélité et priez. » Je priais mon Dieu d’avoir pitié de moi, de me pardonner toutes mes fautes par les mérites ne mon amoureux Jésus-Christ, de pardonner à tous les pauvres pécheurs et à ma nation qu’il m’avait montrée très coupable et déclinant dans la foi : « Je vous en supplie, oh ! Mon amour, vie de ma vie, centre de mon repos, ne soyez fâché avec aucune des créatures que vous avez faites à votre image ; et si c’est moi qui en suis cause par mes péchés et par les scandales que je donne, terrassez-moi, anéantissez-moi, que je disparaisse de la terre ; il me suffit que votre miséricorde me donne votre amour et que vous soyez glorifié. » À cela il me fut répondu : « Offrez mes mérites avec vos souffrances en satisfaction de ce que vous devez à ma justice et soyez en paix. » ‒ « Mais, dis-je, comment puis-je savoir que vous m’avez pardonné ? » La même voix me dit, le divin Maître se montrant au milieu d’une vaste et brillante lumière : « Eh bien ! Voyez que je vous pardonne une autre fois. » En même temps de la bouche de sa majesté, deux rayons de lumière vinrent me frapper, l’un au front, l’autre au cœur, et aussitôt je me sentis purifiée, toutes craintes avaient disparu pour faire place à une tranquillité délicieuse et ravissante joie. Je remerciai de tout cœur la grande miséricorde de mon bon Jésus, je lui demandai son pur et saint amour et la grâce de faire en tout et toujours sa sainte volonté.
Je compris et je vis dans cette lumière sans fin la création des anges innombrables, leurs épreuves, la rébellion d’un grand nombre dans les neuf chœurs, la création d’Adam et d’Ève et leur chute.
Le premier jour, en créant le ciel et la terre, Dieu créa la lumière et du même coup les Anges, c’est-à-dire que Dieu créa la lumière en un seul point, et de cette lumière sortirent des multitudes d’Anges remplis de science infuse très élevée et de dons surnaturels proportionnés à la mission et à la grandeur surnaturelle de chaque chœur. Tous aimaient Dieu de tout leur pouvoir selon leur capacité et nageaient dans le bonheur le plus parfait ; la gloire qu’ils avaient, même avant de jouir de la vue de l’Essence Divine, est incompréhensible aux mortels, de sorte que la gloire du moindre d’entre eux, sa lumière, sa splendeur aurait obscurci l’éclat de notre Soleil.
Après les avoir créés Dieu leur fit entendre qu’il les destinait à être sa cour dans le ciel des cieux. Mais le Très-Haut, dans sa sagesse mystérieuse, avait résolu de ne donner sa gloire éternelle à aucune créature intelligente si, auparavant, elle n’avait montré sa soumission et sa fidélité en lui obéissant ; il ne permit donc pas que les Anges vissent son Essence Divine, autrement ils eussent été impeccables. Donc Dieu ne s’étant pas manifesté aux Anges dans toute la plénitude de sa gloire (comme il le fit après la Victoire éclatante des bons Anges), tous les Anges connaissaient parfaitement la haute Majesté du seul unique Dieu, incréé, éternel et tous ses attributs inaccessibles et éternels parce que tous procèdent de l’Éternel Très-Haut. Tous avaient la connaissance claire de la future union hypostatique du Verbe de Dieu avec la nature humaine (non déchue). L’épreuve : Dieu laissa les anges quelques instants avec leur libre arbitre dans l’obscurité de la Foi (la foi sur l’union hypostatique), ensuite il leur déclara ceci et leur donna ce commandement : « Un jour viendra que mon Verbe prendra un corps humain (déjà ils avaient vu le corps d’Adam formé avec du limon, quoiqu’il ne fût pas encore créé) et sous cette nature vous devrez tous l’adorer. » À ce commandement du Tout-puissant, il y eut un grand nombre d’Anges de toutes les Hiérarchies qui refusèrent l’obéissance à leur Créateur ; et le premier à se révolter et à donner le signal de la rébellion fut Lucifer, le plus beau et le plus élevé en gloire et en autorité, ayant sous lui tous les chœurs angéliques. Dans son orgueil il dit : « Est-ce que Moi j’adorerai le Verbe sous la nature humaine, moi qui ai mon trône au-dessus de tous les esprits sortis des mains du Tout-Puissant ? Ah ! Cela je ne le ferai jamais, je n’avilirai jamais ma haute dignité ! » Il y eut une minute de silence, silence de stupéfaction... Lucifer, dans le langage intellectuel, manifesta sa ferme résolution bien réfléchie et dirigea ses pensées de blasphème vers tous les saints Anges. De son côté Michel parla de Dieu avec une divine éloquence, invitant les célestes intelligences à s’humilier devant l’Être incréé, à reconnaître sa suprématie, etc., etc. Aussitôt se formèrent les deux camps et la guerre épouvantable entre esprits et esprits. Leurs armes étaient la diversité de leurs sentiments : les pervers et les saints. À l’audacieuse et rebelle réponse de l’orgueilleux Lucifer avaient acquiescé beaucoup d’Anges. Alors le Souverain Seigneur, juste dans ses jugements, leur dit : « Pour conserver votre honneur, votre dignité et votre gloire, vous avez désobéi à votre Dieu, votre Créateur. Vous perdrez tout et j’allumerai dans vous un feu qui vous brûlera vifs éternellement. »
Saint Michel n’avait cessé le premier d’acclamer la juste sagesse du Tout-Puissant et l’ordre donné en disant : « Qui est comme Dieu ? » et tous les anges fidèles répétaient en chœur : « Qui est comme Dieu ? » Pour récompenser l’amour, la fidélité, le zèle et l’obéissance de l’Archange Saint Michel, Dieu lui donna la place honorifique de Lucifer, le fit plus beau encore et plus glorieux que n’était le révolté, le premier révolutionnaire, et l’établit chef de l’armée angélique du ciel.
Entre temps Lucifer et les adhérents de son aveugle orgueil et de sa rébellion étaient restés comme pétrifiés, enragés, haineux et remplis du désespoir qui ne devait plus les quitter ; ils perdirent en un instant les attributs des Anges, furent dépouillés de la grâce, de tous leurs privilèges et ne purent plus contempler, voir même la lumière de la Majesté du Très-Haut.
Sur l’ordre de Dieu, l’Archange Saint Michel infligea aux révoltés la peine que chacun avait méritée. Le fidèle et glorieux capitaine condamna Lucifer avec un grand nombre d’Anges dans les profondeurs des abîmes (ce sont eux qui, par vengeance, tourmentent en mille manières les âmes qui se damnent), d’autres sur la terre où ils tentent les hommes ; les autres dans les airs où ils excitent les tempêtes, soulèvent les mers, sèment les infections, les pestes et souvent les maladies, etc. La diversité des peines des Anges rebelles répond aux connaissances diverses que chacun avait, bien que tous fussent comblés de gloire et d’une haute intelligence et profonde connaissance des plus hauts mystères, mais chacun selon sa capacité. Lucifer ayant été le plus beau et le plus éclairé fut le plus coupable et en conséquence le plus sévèrement puni.
Après que Dieu eut formé le corps très parfait d’Adam, il lui souffla sur le visage et ce souffle lumineux de la toute-puissance du Très-Haut lui donna la vie, c’était son âme. Adam fut créé avec la science infuse, il était bon et orné de tous les privilèges de la magnificence dans son âme et dans son corps il était innocent et parfait en tout. Dieu l’avait établi roi et dominateur sur toutes les créatures animées inférieures à lui. Il lui avait manifesté ses divers attributs, son Être immortel, éternel, tout-puissant, gouvernant tout par son éternelle sagesse, sa suprême domination sur tout le créé, et bien d’autres mystères ; enfin comment il est partout et que toutes choses sont en Lui, et lui avait fait connaître que son Verbe prendrait sa nature et viendrait sous cette forme humaine comme son Seigneur, son Maître, pour enseigner aux hommes la pratique du culte, du respect et de l’obéissance dus à Dieu leur créateur.
[1] Il est peut-être utile d’avertir que ce récit de la bergère a été reproduit fidèlement avec toutes ses incorrections ou obscurités de langage.
[2] Dit Mathieu. C’est même sous le nom de Mathieu que Mélanie fut enregistrée au bureau de l’état civil et à l’église de Corps.
[3] Le registre de l’état civil de la commune de Corps porte « née en cette commune le sept novembre mil huit cent trente-un à six heures du matin et enregistrée le même jour en la mairie de ladite commune, n° 16 ».
Elle fut baptisée le lendemain. Le registre de l'église fait donc erreur en ne distinguant pas la date du baptême de celle de la naissance.
« Le huit novembre mil huit cent trente et un est née et a été baptisée Mélanie François, fille à Pierre Mathieu et à Julie Barnaud.
« Le parrain est J. Turc et la marraine Françoise Chusin.
« Ont signé : J. Turc, Françoise Chusin et Veyret vicaire de Corps. »
Pour extrait certifié conforme aux registres de catholicité de la paroisse de Corps.
Corps, ce 23 septembre 1907. E. DEUIL, c. a.
[4] Ces lignes ont été écrites par Mélanie en très gros caractères.
[5] Ce qui suit est en gros caractères dans le manuscrit.
[6] Personnage du Cantique de cantique, chapitre 7, verset 1.
[7] On verra plus loin ce document très important par sa date. Il ne porte aucun titre. Ce sont les religieuses qui mirent, aux copies dont Mélanie va parler, le titre ci-dessus.
[8] Ces lignes entre guillemets sont écrites très fin, comme lorsqu’il lui en coûtait d’écrire quelque chose.
[9] Elle avait pour tout vêtement une robe d’indienne et un fichu.
[10] Tous ceux qui ont connu Mélanie ont remarqué que dans sa pauvreté, elle était très propre. Plus loin sa mère l’accusera de vanité.
[11] Où cette enfant abandonnée avait-elle fait son apprentissage de lingère ? On pourrait multiplier les questions de ce genre. Où apprit-elle instantanément à lire ? Qui lui apprit l’italien qu’elle parle couramment et avec une correction parfaite en débarquant à Céphalonie pour diriger un orphelinat ? C’est que les connaissances diverses qui lui étaient indispensables, elle avait un Maître spécial pour les lui enseigner. Par contre, elle ignorait beaucoup de choses : l’art de compter, la nécessité de signer son testament pour qu’il fût valide, etc.
[12] « Vous n’aviez que onze ans et demi... citez-moi une de ces austérités. ‒ Je me baissais à terre pour sentir longtemps un oiseau pourri que j’avais trouvé... ‒ Votre frère ne vous l’a pas défendu ?... ‒ Il m’a fait connaître le danger... »
On regrettera peut-être que je n’aie pas demandé d’autres faits ; mais on en lira un deuxième, encore plus héroïque, dans une note de l’écrit italien de Messine.
C’est le confesseur de Mélanie qui parle. Le récit en italien n’a pu être reproduit ici.
[13] Elle m’a dit de vive voix que la Sainte Vierge et un grand nombre de vierges et d’anges étaient présents et que les témoins de son mariage mystérieux furent S. Jean-Baptiste et S. Michel Archange : « Je ne pouvais pas tout dire ! » ajouta-t-elle.
Témoignage du confesseur.
[14] « Cependant on obtient des grâces par l’intercession des âmes les plus délaissées ? ‒ Mon Père, avant que cesse sa peine de feu, l’âme du purgatoire n’est pas en état de prier. Mais son ange gardien prie pour ceux qui la soulagent. »
[15] Mais elle n’en mangeait presque pas. On a vu, cinq pages plus haut, sa conversation avec son ange gardien sur cette « croix de providence » de souffrir la faim.
[16] Ses incisives supérieures furent brisées par ce coup de pierre.
[17] 18 janvier 1901 : « Pourquoi n’avez-vous pas écrit que c’est à la charité que sont dus le mérite et la gloire ? ‒ Il me semble, et dans bien des circonstances je crois avoir compris, qu’avec la foi marchent toujours les œuvres. Si je dis que j’ai la foi et ne pratique pas, c’est que ma foi est morte. »