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Compte-rendu de la 2e réunion

de la commission d'enquête

(Grenoble le 15 novembre 1847)

Extrait du livre : Le fait de La Salette, par Louis Bassette (Editions du Cerf, 1955)

 

Tout repousse l'idée que les deux petits bergers aient été trompés ou trompeurs : 1°) leur caractère ; 2°) l’inspection des lieux ; 3°) la nature de leur récit ; 4°) leur sagacité extraordinaire à résoudre les difficultés objectées à leur récit.

1°) Leur caractère est tel, que depuis qu'ils parlent et qu'on les fait parler, on ne peut voir en eux que des canaux qui transmettent purement et simplement (on dirait même volontiers, et on rendrait mieux sa pensée, matériellement) l'eau claire et limpide qui leur est arrivée, sans lui communiquer ni couleur, ni saveur aucune. Ils ne s'aperçoivent ni de la célébrité qu'ils ont acquise, ni de l'ébranlement qu'ils ont imprimé aux populations les plus éloignées. Les personnages les plus distingués, accourus, souvent de fort loin, les font venir, les interrogent, les conduisent avec eux sur le théâtre de l'événement, les tournent et retournent en tous sens, emploient tour à tour à leur égard, promesses et menaces, caresses et injures, les fatiguent de leurs objections, les chicanent sur tout, les prennent ensemble et puis l'un après l'autre... Les enfants ne se lassent pas de répéter les mêmes choses, de répondre aux difficultés sans nombre dont on cherche à les embarrasser, de subir des interrogatoires de cinq, six et sept heures. Ils sont d'ordinaire doux et calmes, mais lorsque, las et épuisés, ils laissent percer leur défaut d'éducation, ils se montrent peu complaisants et même grossiers. Mais jamais ils ne varient, ni ne se contredisent. Au sortir de ces interrogatoires, longs, pénibles, ennuyeux, lorsqu'ils recouvrent leur liberté, ils ne pensent plus à rien, ne parlant de rien ni entre eux, ni avec leurs compagnons, ni à leurs parents et autres connaissances. Ils ne paraissent préoccupés ni des personnes qui les ont fait venir, ni des questions qui leur ont été adressées, ni des difficultés qui leur ont été faites, ni de la longueur des séances qu'on leur a fait subir, ni de la fatigue de la course pénible et si souvent répétée de La Saiette... Jamais quand l'un est interrogé, l'autre ne paraît inquiet ou soucieux de ce qu'on peut demander à son compagnon ; jamais, après l'interrogatoire, l'un ne demande à l'autre ce qu'on lui a dit. Leur rôle fini, ils s'en vont tout naturellement à leur école ou à leurs jeux. Le fait de La Salette semble ne plus les regarder...

Des enfants de cette trempe ont-ils pu imaginer et concerter la fable qu'ils racontent ? Et s'ils avaient été capables de l'ourdir, ne trembleraient-ils pas chaque fois qu'ils sont mandés ? Ne craindraient-ils pas à chaque instant de se couper, de se contredire, d'être pris en défaut ? Interrogés presque toujours séparément, ne devraient-ils pas se trouver alternativement dans des tourments continuels, dans des transes mortelles ? Et ne devraient-ils pas, soit pour concerter leurs réponses, soit pour découvrir s'ils ne se sont pas malheureusement coupés ou contredits, chercher à se voir, soit avant, soit après leur interrogatoire ?

Maximin fut rappelé à Corps par son père dès le lendemain du fait. Mélanie resta encore au service de Baptiste Pra jusqu'au début de décembre. Comment est-il arrivé que Maximin ait donné, tous les jours, à Corps, le même récit que Mélanie donnait de son côté à La Saiette, sans jamais se contredire l'un l'autre ?

Ils n'ont pas plus de rapports entre eux, depuis qu'ils fréquentent la même école qu'ils n'en avaient avant. Ils paraissent plutôt se fuir, et être antipathiques l'un à l'autre...

2°) Les lieux, tels qu'ils ont été fidèlement décrits dans le Rapport [il s'agit du rapport de la 1re commission d'enquête], démontrent, jusqu'à l'évidence, à l'observateur, l'impossibilité de toute espèce de fraude, de supercherie, de piège tendu, de machination occulte. Aucun lieu moins propre à une apparition soudaine, à une disparition subite ou graduelle de quelque aventurière ou bohémienne qui aurait essayé de tromper deux pauvres petits bergers, pour tromper ensuite le public.

Aucun lieu moins propre aux illusions de l'optique, aux effets de lumière, aux travestissements que l'on est obligé de supposer quand on veut contredire ou expliquer par des hypothèses chimériques, extravagantes même, le récit si simple, si naïf des enfants... Inutile de demander quelle est cette prétendue aventurière, comment et par où elle arrive sur la montagne ; comment elle paraît resplendissante de lumière, comment elle peut disparaître graduellement, etc...

Ou la Dame est de Corps ou des environs, ou elle n'en est pas. Si elle est de Corps, comment, depuis plus d'un an, n'est-elle pas connue ? Quel était son but ? Comment est-elle arrivée à La Saiette sans être aperçue ? Où a-t-elle pris le marteau et les tenailles suspendus sur elle ? Comment a-t-elle su l'affaire du Coin ? Comment n'a-t-elle pas été aperçue par les autres bergers (au nombre de quarante, estime le Rapport) qui étaient sur la même montagne que Mélanie et Maximin, le jour de l'événement ?

Si elle est d'un pays éloigné, comment a-t-elle pu parler le patois de Corps ? Par où a-t-elle passé pour se rendre sur la montagne ? Qu'est-elle devenue après son apparition simulée ? Comment, ni à La Saiette, ni à Corps, ni dans les environs, n'a-t-elle été aperçue de personne ? Quel but s'est-elle proposé ?

Si on avait le courage de dire que c'est le diable, qui, selon St Paul, sait se muer en ange de lumière, nous répondrions que le diable s'est étrangement mépris, et que, pour la première fois, il aurait travaillé contre lui-même. Voulait-il donc, pouvait-il vouloir la conversion du canton de Corps, la cessation des blasphèmes, du travail des dimanches et de la violation des lois de l'Église ? Voulait-il ces innombrables prières, ces cantiques, ces actes de religion de la part de cent mille pèlerins accourus de toutes parts sur la montagne ? Voulait-il ce redoublement général de dévotion envers celle qui lui écrasa la tête, etc... etc... ?

Dira-t-on encore, poursuit le rapporteur en une page vraiment éloquente, qu'il y a, derrière l'affaire de La Saiette, quelque imposteur dont les deux bergers sont complices ? Quel est donc ce fourbe comme il n'y en eut jamais ? toujours invisible et toujours soufflant à propos ses deux petits complices ; se jouant de la bonne foi des populations et néanmoins les ramenant à la religion ; se confiant à des enfants indiscrets de leur nature, et jamais découvert ; leur promettant de l'or et les laissant dans leur pauvreté ; voulant s'enrichir par leur moyen et n'en retirant aucun profit ; leur faisant envisager la gloire et les laissant dans l'obscurité ; voulant pour lui-même honneur, gloire, réputation, et restant caché derrière la toile ; exerçant sur deux petits êtres un empire que personne autre ne peut prendre ; cherchant à les rendre aussi scélérats que lui-même, tandis qu'ils deviennent de jour en jour meilleurs, etc... ? Voilà un fourbe d'une étrange sorte. Eut-il jamais son pareil ? Son but est, sans doute, de nuire à la religion et il l'affermit ; d'anéantir la piété et il l'augmente ; de faire des dupes et il l'est lui-même ; d'affaiblir le culte de la Sainte Vierge et il le propage, etc...

Demandons encore quel est cet imposteur : un prêtre ? une religieuse ? un laïque ?

Il n'y avait alors à La Salette et à Corps que deux prêtres dont l'un, M. Jacques Perrin, curé de La Salette, ignorait Maximin et Mélanie et n'était jamais allé aux lieux de l'apparition, et l'autre, pro-curé de Corps, M. Pierre Mélin, ne connaissait les enfants que pour les avoir refusés à la première communion. Nous défions, dit le rapport,  qu'on nomme d'autres prêtres dans cette affaire. Et d'ailleurs le prêtre, prétendu auteur de cette jonglerie, ne pouvait choisir plus mal ni ses instruments, ni le terrain de son intrigue sacrilège...

Personne n'a pu soupçonner une des religieuses de Corps, la supérieure, par exemple, qui n'a connu Mélanie et Maximin que trois mois après le fait de La Saiette, et c'est encore plus vrai des autres sœurs.

Un laïque chrétien a en horreur la fraude, le mensonge, le sacrilège. Un laïque non chrétien ou incrédule, comment, n'aimant pas la religion et cherchant plutôt à lui nuire, ne voit-il pas que son jeu sert la cause qu'il n'aime pas, augmente une dévotion qu'il rejette et une foi qu'il a abjurée ?...

Aura-t-on recours à une nouvelle supposition et dira-t-on que les deux bergers sont sous le poids d'une hallucination involontaire, d'une hallucination mentale de courte ou de longue durée ? Mais alors on rejette un prodige pour un autre prodige mille fois plus inexplicable. Car comment admettre : 1°) une illusion parfaitement identique dans deux petits êtres qui se connaissent à peine, qui n'éprouvent aucune sympathie l'un pour l'autre ? 2°) une illusion constante, durable, persévérante, qui les suit partout et leur fait répéter partout et à tous les mêmes choses ? 3°) une illusion tellement claire et distincte, tellement infaillible même, qu'il est impossible de les faire tomber en contradiction sur la moindre des choses qu'ils disent avoir vues, dites, faites et entendues ? 4°) une illusion tellement extraordinaire, tellement contraire à leur caractère grossier, à leur esprit inculte, à leur âme étrangère aux émotions de la piété ?... Prétendre expliquer ainsi le fait de La Saiette, n'est-ce pas vouloir échapper au miracle par un autre miracle, combattre une réalité par des chimères, et se montrer déraisonnable pour paraître esprit fort ?

... Pour ne pas admettre la vérité du fait de La Salette, on est obligé d'admettre des mystères incroyables ; à force de faire l'esprit fort, on tombe dans l'absurdité. Ceux qui cherchent un imposteur dans l'affaire de La Salette sont réduits à alléguer de simples possibilités dénuées de l'ombre même de la plus légère probabilité...

3°) La nature du récit est telle, selon le Rapporteur, que plus on réfléchit à ce récit merveilleux, moins on découvre qu'il puisse être de l'invention des bergers.

Comment ces enfants, grossiers, ignorants, dépourvus de toute connaissance religieuse, ne connaissant que leurs montagnes et leurs troupeaux, auraient-ils imaginé de se servir d'expressions telles que certaines de celles qui composent ce récit ? « Si mon peuple ne veut pas se soumettre, je suis forcée de laisser aller la main de mon fils...
Si je veux que mon fils ne vous abandonne pas...

Je vous ai donné six jours pour travailler ; je me suis réservé le septième... » (Dès le commencement on fit observer à Mélanie que cette tournure à la première personne n'allait pas avec le reste du récit ; elle se contenta de répondre qu'elle disait comme elle avait entendu...) « Eh bien ! Mes enfants, vous le ferez passer à tout mon peuple... »

Qu'on dise comment ces enfants, qui n'allaient point à l'école, rarement à l'église, qui savaient à peine le Pater et l'Ave, ont pu tout à coup, dans l'espace de moins d'une demi-heure, et dans l'après-midi du 19 septembre, s'élever à la hauteur de ce langage vraiment biblique ?

Comment de tels enfants ont-ils prêté à la Belle Dame un costume dont rien ne leur donnait l'idée ? Où ont-ils pris ce marteau et ces tenailles qu'ils ont vus à droite et à gauche de la croix que la Dame portait suspendue à une petite chaîne ? Qu'ils aient vu sur le bord d'une grande route une croix avec les instruments de la Passion, soit. Mais qui leur a donné l'idée de supposer une croix pareille au cou de cette Dame ? Qui leur a donné l'idée d'une seconde grande chaîne qui tombait autour de son fichu ? et les roses de toutes couleurs qui étaient autour du bonnet, du fichu et des souliers : sur quelle femme du pays ou sur quelle dame étrangère les avaient-ils aperçues ? Les statues de la Sainte Vierge qu'ils avaient pu remarquer dans les églises du pays ne portaient point ce costume ; elles ne l'ont point ailleurs...

La majesté du récit, voilée dans les premières relations, dans lesquelles ceux qui les ont rédigées avaient cru devoir altérer certaines tournures, éliminer certains termes qui les choquaient, est d'ailleurs apparue tout entière, avec la sévère beauté du discours, quand on l'a connu mot-à-mot, textuellement, dans sa simplicité et sa pureté...

Quelle hardiesse auraient eue ces pâtres, que l'on suppose un instant trompeurs, de se hasarder à prédire une grande famine, la mort des petits enfants par le tremblement, la pénitence des grandes personnes par la faim ? Qui leur a fait imaginer cette disparition graduelle de la Dame ?

Qui leur a donné l'idée d'un secret communiqué à chacun d'eux avec défense de le faire connaître à qui que ce soit ? Imaginer ce secret, n'était-ce pas se créer des difficultés sans nombre, des embarras de tous genres ? Et le fait de la terre du Coin, fait isolé, entièrement oublié par l'un des enfants et totalement étranger à l'autre, comment ce fait se trouve-t-il intercalé dans le récit des deux petits bergers ? Cet épisode a surtout frappé le père de Maximin. Jusque-là incrédule au récit de son fils, il est touché de cette circonstance ; il verse des larmes, il se convertit...

4°) La sagacité extraordinaire des deux enfants à résoudre les difficultés opposées à leur récit est un fait des plus frappants. Rien de plus extraordinaire, dit le Rapporteur, que la manière prompte, décisive, péremptoire, dont les petits bergers répondent aux innombrables difficultés qu'on se plaît à opposer à leur récit, soit par le désir d'être convaincu, soit par une sage défiance pour ce qui est merveilleux, soit par une prévention outrée contre tout ce qui est miraculeux. Leurs réponses contrastent singulièrement avec leur grossièreté naturelle et avec leur ignorance sur toute autre chose ; elles ne se font jamais attendre ; elles sont courtes, claires, énergiques et données avec autant de modestie que d'assurance.

Moins d'une demi-heure de la journée du 19 septembre 1846 a suffi pour graver en traits ineffaçables dans leur ingrate mémoire le récit long et circonstancié qu'ils font chaque jour depuis plus de vingt mois, et moins d'une minute suffit pour leur faire trouver la réponse à une difficulté préparée d'avance et peut-être longuement méditée par celui qui la propose.

Le rapporteur emprunte un exemple de cette sagacité à un interrogatoire de M. Lagier, « l'un des plus terribles scrutateurs des deux enfants », dit-il avec beaucoup d'exactitude. Il demandait à Mélanie : « Tu ne comprenais pas le français, tu n'allais pas à l'école ; comment as-tu pu te rappeler ce que la Dame te disait ? Elle te l'a dit plusieurs fois ? elle t'a appris à te le bien rappeler ? » L'enfant répond admirablement : « Oh ! non, elle ne me l'a dit qu'une fois, et je me le suis bien rappelé. Et puis quand même je ne comprenais pas bien, en disant ce qu'elle m'avait dit, ceux qui comprenaient le français le comprenaient, quand même je ne le comprenais pas, cela suffisait... »

La Dame t'a trompé, dit-on à Maximin ; elle t'a prédit une famine, et cependant la récolte est bonne partout ? Et il répond : « Qu'est-ce que ça me fait ?... elle me l'a dit, cela la regarde... » A cette même question, les enfants ont répondu d'autres fois : « Mais si on a fait pénitence... »

Le Rapporteur note ici un souvenir : Le 26 août 1847, sur le lieu de l'apparition, nous fîmes répéter aux petits bergers toute la scène. du 19 septembre 1846. Mélanie nous raconte la manière dont la Dame a disparu. Un curé de la Vallouise, diocèse de Gap, l'interrompt pour lui dire : « La Dame a disparu dans un nuage... » Et Mélanie : « Il n'y avait point de nuage. » Le curé insiste : « Mais il est facile de s'envelopper d'un nuage et de disparaître... » Mélanie, avec vivacité : « Monsieur, enveloppez-vous d'un nuage et disparaissez. » Et Mélanie de disparaître du milieu de la foule étonnée en disant : « Ma mission est finie. »

Les nombreux exemples de réponse des enfants que cite le rapport sont tous aussi remarquables et nul ne peut contester leur caractère merveilleux.

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