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Méditation sur le 2e mystère joyeux
Tirée de L'année liturgique
de Dom Guéranger
La Visitation
Le pape Urbain VI, en l’année 1389, institua la fête de la Visitation. Le pape conseillait le jeûne en la vigile de la fête, et ordonnait qu’elle fût suivie d’une octave ; il accordait à sa célébration les mêmes indulgences qu’Urbain IV avait, dans le siècle précédent, attachées à la fête du Corps du Seigneur. La bulle de promulgation, arrêtée par la mort du pontife, fut reprise et publiée par Boniface IX qui lui succéda sur le siège de saint Pierre.
Nous apprenons des leçons de l’office primitivement composé pour cette fête, que le but de son institution avait été, dans la pensée d’Urbain VI, d’obtenir la cessation du schisme qui désolait alors l’Église. Exilée de Rome durant soixante-dix ans, la papauté venait d’y rentrer à peine ; l’enfer, furieux d’un retour qui contrariait ses plans, opposés là comme partout à ceux du Seigneur, s’en était vengé en parvenant à ranger sous deux chefs le troupeau de l’unique bercail. Telle était l’obscurité dont de misérables intrigues avaient su couvrir l’autorité du légitime pasteur, qu’on vit nombre d’églises hésiter de bonne foi et, finalement, préférer la houlette trompeuse du mercenaire. Les ténèbres devaient même s’épaissir encore, et la nuit devenir un moment si profonde, que les ordres de trois papes en présence allaient se croiser sur le monde, sans que le peuple fidèle, frappé de stupeur, parvînt à discerner sûrement la voix du Vicaire du Christ. Jamais situation plus douloureuse n’avait été faite à l’Épouse du Fils de Dieu. Mais Notre-Dame, vers qui s’était tourné le vrai pontife au début de l’orage, ne fit point défaut à la confiance de l’Église. Durant les années que l’insondable justice du Très-Haut avait décrété de laisser aux puissances de l’abîme, elle se tint en défense, maintenant si bien la tête de l’ancien serpent sous son pied vainqueur, qu’en dépit de l’effroyable confusion qu’il avait soulevée, sa bave immonde ne put souiller la foi des peuples ; leur attachement restait immuable à l’unité de la chaire romaine, quel qu’en fût dans cette incertitude l’occupant véritable. Aussi l’Occident, disjoint en fait, mais toujours un quant au principe, se rejoignit comme de lui-même au temps marqué par Dieu pour ramener la lumière. Cependant, l’heure venue pour la Reine des saints de prendre l’offensive, elle ne se contenta pas de rétablir dans ses anciennes positions l’armée des élus ; l’enfer dut expier son audace, en rendant à l’Église les conquêtes mêmes qui lui semblaient depuis des siècles assurées pour jamais. La queue du dragon n’avait point encore fini de s’agiter à Bâle, que Florence voyait les chefs du schisme grec, les Arméniens, les Éthiopiens, les dissidents de Jérusalem, de Syrie et de Mésopotamie, compenser par leur adhésion inespérée au Pontife romain les angoisses que l’Occident venait de traverser.
Il restait à montrer qu’un pareil rapprochement des peuples au sein même de la tempête, était bien l’œuvre de celle que le pilote avait, un demi-siècle auparavant, appelée au secours de la barque de Pierre. On vit les factieux de l’assemblée de Bâle en donner la preuve, trop négligée par des historiens qui ne soupçonnent plus l’importance des grands faits liturgiques dans l’histoire de la chrétienté ; sur le point de se séparer, les derniers tenants du schisme consacrèrent la quarante-troisième session de leur prétendu concile à promulguer, pour ses adhérents, cette même fête de la Visitation en l’établissement de laquelle Urbain VI avait dès l’abord mis son espoir. Malgré la résistance de quelques obstinés, le schisme était vraiment fini dès lors ; l’orage se dissipait : le nom de Marie, invoqué des deux parts, resplendissait comme le signe de la paix sur les nuées.
Si l’on se demande pourquoi Dieu voulut que le mystère de la Visitation, et non un autre, devînt, par cette solennité qui lui fut consacrée, le monument de la paix reconquise il est facile d’en trouver la raison dans la nature même de ce mystère et les circonstances où il s’accomplit.
C’est là surtout que Marie apparaît, en effet, comme la véritable arche d’alliance, portant en elle, non plus les titres périmés du pacte de servitude conclu au bruit du tonnerre entre Jéhovah et les Juifs, mais l’Emmanuel, témoignage vivant d’une réconciliation plus vraie, d’une alliance plus sublime entre la terre et les cieux. Par elle, mieux qu’en Adam, tous les hommes seront frères ; car celui qu’elle cache en son sein sera le premier-né de la grande famille des fils de Dieu. À peine conçu, voici que pour lui commence l’œuvre d’universelle de propitiation. De Nazareth aux montagnes de Judée, dans sa marche rapide, elle sera protégée par l’aile des chérubins jaloux de contempler sa gloire.
Heureuse fut la demeure du prêtre Zacharie, qui, durant trois mois, abritera l’éternelle Sagesse nouvellement descendue au sein très pur où vient de se consommer l’union qu’ambitionnait son amour ! Par le péché originel, l’ennemi de Dieu et des hommes tenait captif, en cette maison bénie, celui qui devait en être l’ornement dans les siècles sans fin ; l’ambassade de l’ange annonçant la naissance de Jean, sa conception miraculeuse, n’avaient point exempté le fils de la stérile du tribut honteux que tous les fils d’Adam doivent solder au prince de la mort, à leur entrée dans la vie. Mais Marie paraît, et Satan renversé subit dans l’âme de Jean sa plus belle défaite, qui toutefois ne sera point la dernière ; car l’arche de l’alliance n’arrêtera ses triomphes qu’avec la réconciliation du dernier des élus.
Toute victoire, pour l’Église et ses fils, est en germe dans ce mystère : désormais l’arche sainte préside aux combats du nouvel Israël. Plus de division entre l’homme et Dieu, le chrétien et ses frères ; si l’arche ancienne fut impuissante à empêcher la scission des tribus, le schisme et l’hérésie n’auront licence de tenir tête à Marie durant plus ou moins d’années ou de siècles, que pour mieux enfin faire éclater sa gloire. D’elle sans cesse s’échapperont, sous les yeux de l’ennemi confondu, et la joie des petits, et la bénédiction de tous, et la perfection des pontifes. Au tressaillement de Jean, à la subite exclamation d’Elisabeth, au chant de Zacharie, joignons le tribut de nos voix ; que toute la terre en retentisse. Ainsi jadis était saluée la venue de l’arche au camp des Hébreux ; les Philistins, l’entendant, savaient par là que le secours du Seigneur était descendu ; et, saisis de crainte, ils gémissaient, disant : « Malheur à nous : il n’y avait pas si grande joie hier ; malheur à nous (1 Reg. 4, 5-8) ! » Oui certes, aujourd'hui avec Jean, le genre humain tressaille et il chante ; oui certes, aujourd’hui à bon droit l’ennemi se lamente : le premier coup du talon de la femme (Gen. 3, 15) frappe aujourd'hui sa tête altière, et Jean délivré est en cela le précurseur de nous tous. Plus heureux que l’ancien, le nouvel Israël est assuré que jamais sa gloire ne lui sera ôtée.
Combien donc n’est-il pas juste que ce jour, où prend fin la série de défaites commencée en Eden, soit aussi le jour des cantiques nouveaux du nouveau peuple ! Mais, à qui d’entonner l’hymne du triomphe, sinon à qui remporte la victoire ?
« C’est moi, c’est moi, dit Marie en effet, qui chanterai au Seigneur, qui célébrerai le Dieu d’Israël (Judic. 5, 3 ). Selon la parole de mon aïeul David, magnifiez avec moi le Seigneur, et tous ensemble exaltons son saint nom (Ps. 33, 4). Mon cœur, comme celui d’Anne, a tressailli en Dieu son Sauveur (1 Reg. 2, 1). Car, de même qu’en Judith sa servante, il a accompli en moi sa miséricorde (Judith, 13, 18) et fait que ma louange sera dans toutes les bouches jusqu’à l’éternité (Judith, 13,25 , 31 ; 15,11). Il est puissant celui qui a fait en moi de grandes choses (Ex. 15, 2-3, 11) ; il n’est point de sainteté pareille à la sienne (1 Reg. 2, 2). Ainsi que par Esther, il a, pour toutes les générations, sauvé ceux qui le craignent (Esth. 9, 28) ; dans la force de son bras (Judith, 9, 11), il a retourné contre l’impie les projets de son cœur, renversant l’orgueilleux Aman de son siège et relevant les humbles ; il a fait passer des riches aux affamés l’abondance (1 Reg. 2, 4-5) ; il s’est ressouvenu de son peuple et a eu pitié de son héritage (Esth. 10, 12). Telle était bien la promesse que reçut Abraham, et que nos pères nous ont transmise : il a fait comme il avait dit (Esth. 13, 15). »
Ainsi Marie chante en ce jour de triomphe, rappelant tous les chants de victoire qui préludèrent dans les siècles de l’attente à son divin cantique. Mais les victoires passées du peuple élu n’étaient que la figure de celle que remémore, en cette fête de sa manifestation, la glorieuse souveraine qui, mieux que Debbora, Judith ou Esther, a commencé de délivrer son peuple ; en sa bouche, les accents de ses illustres devancières ont passé de l’aspiration enflammée des temps de la prophétie à l’extase sereine qui marque la possession du Dieu longtemps attendu. Une ère nouvelle commence pour les chants sacrés : la louange divine reçoit de Marie le caractère qu’elle ne perdra plus ici-bas, qu’elle gardera jusque dans l’éternité.
Les paroles de la Vierge ne sont que l’explication de cette parole d’Elisabeth où toute la fête est résumée : « Au son de votre voix, mon enfant a tressailli dans mon sein. » Voix de Marie, voix de la tourterelle, qui met l’hiver en fuite et annonce le printemps, les parfums et les fleurs ! À ce signal si doux, captive dans la nuit du péché, l’âme de Jean s’est dépouillée des livrées de l’esclave, et, développant soudain les germes des vertus les plus hautes, elle est apparue belle comme l’épouse en tout l’éclat du jour des noces. Aussi, quelle hâte de Jésus vers cette âme bien-aimée ! Entre Jean et l’Époux, que d’épanchements ineffables ! quel dialogue sublime du sein d’Elisabeth à celui de Marie ! Admirables mères, plus admirables enfants ! Dans la rencontre fortunée, l’ouïe, les yeux, la voix des mères, sont moins à elles qu’aux fruits bénis de leurs seins ; leurs sens sont le treillis par lequel l’Époux et l’Ami de l’Époux se voient, se comprennent et se parlent.
L’homme animal, il est vrai, ne comprend point ce langage (1 Cor. 2, 14). Père, dira l’Homme-Dieu plus tard, je vous rends grâces de ce que vous avez caché ces choses aux prudents et aux sages, pour les révéler aux petits (Matth. 11, 25). Que celui-là donc qui a des oreilles pour entendre, entende (Matth. 11, 15 ; 13, 9) ; mais en vérité, je vous le dis, si vous ne devenez comme des petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux, ni ne connaîtrez ses mystères (Matth. 18, 3 ; 13, 11). La sagesse n’en sera pas moins justifiée par ses fils, comme le dit l’Évangile (Matth. 11, 19). Dans la droiture de leur humilité, les simples de cœur, en quête de lumière, dépassent les ombres vaines qui se jouent au-dessus des marais de ce monde ; ils savent que le premier rayon du soleil de l’éternité dissipera ces fantômes, ne laissant que le vide à ceux qui s’y seront arrêtés. Pour eux, dès maintenant ils se nourrissent de ce que l’œil n’a point vu, ni l’oreille entendu, préludant ici-bas aux délices éternelles (1 Cor. 2, 9).
Jean-Baptiste en fait, à cette heure, l’ineffable expérience. Prévenue par le divin ami qui l’a recherchée, son âme s’éveille en pleine extase. Pour Jésus, d’autre part, c’est la première conquête ; c’est à l’adresse de Jean que, pour la première fois en dehors de Marie, les accents du poème sacré se formulent dans l’âme du Verbe fait chair et font battre son cœur. Aujourd'hui donc, à côté du Magnificat s’inaugure aussi le divin cantique dans la pleine acception que l’Esprit-Saint voulut lui donner. Jamais les ravissements de l’Époux ne seront plus justifiés qu’en ce jour béni ; jamais ils ne trouveront écho plus fidèle. Échauffons-nous à ces ardeurs du ciel ; joignons notre enthousiasme à celui de l’éternelle Sagesse, dont cette visite marque le premier pas vers l’humanité tout entière. Avec Jésus, sollicitons le Précurseur de se montrer enfin. N’était l’ordre d’en haut, l’ivresse de l’amour lui ferait soudain, en effet, forcer la muraille qui l’empêche de paraître et d’annoncer l’Époux. Car il sait que la vue de son visage, précédant la face même du Seigneur, excitera, elle aussi, les transports de la terre ; il sait que sa voix sera douce, quand elle sera l’organe du Verbe appelant à lui l’Épouse.
Marie avait appris de l’archange qu’Elisabeth allait bientôt devenir mère. La pensée des services que réclamaient sa vénérable cousine et l’enfant qui allait naître, lui avait fait prendre aussitôt la route des montagnes où était située l’habitation de Zacharie. Ainsi va, ainsi presse, quand elle est vraie, la charité du Christ (2 Cor. 5, 14). Il n’est point d’état d’âme où, sous le prétexte d’une perfection plus relevée, le chrétien puisse oublier ses frères. Marie venait de contracter avec Dieu l’union la plus haute ; et volontiers notre imagination se la représenterait impuissante à tout, perdue dans l’extase, durant ces jours où le Verbe, prenant chair de sa chair, l’inonde en retour de tous les flots de sa divinité. L’Évangile est formel cependant : c’est en ces jours mêmes (Luc. 1, 39) que l’humble vierge, assise jusque-là dans le secret de la face du Seigneur (Ps. 30, 21), se lève pour se dévouer à tous les besoins du prochain dans le corps et dans l’âme. Serait-ce à dire que les œuvres l’emportent sur la prière, et que la contemplation n’est plus la meilleure part ? Non, sans doute ; et Notre-Dame n’avait jamais si directement ni si pleinement qu’en ces mêmes jours, adhéré à Dieu par tout son être. Mais la créature parvenue sur les sommets de la vie unitive, est d’autant plus apte aux œuvres du dehors qu’aucune dépense de soi ne peut la distraire du centre immuable où elle reste fixée.
Insigne privilège, résultat de cette division de l’esprit et de l’âme à laquelle tous n’arrivent point, et qui marque l’un des pas les plus décisifs dans les voies spirituelles ; car elle suppose la purification tellement parfaite de l’être humain, qu’il ne forme plus en toute vérité qu’un même esprit avec le Seigneur ; elle entraîne une soumission si absolue des puissances, que, sans se heurter, elles obéissent simultanément, dans leurs sphères diverses, au souffle divin.
Tant que le chrétien n’a point franchi ce dernier défilé défendu avec acharnement par la nature, tant qu’il n’a pas conquis cette liberté sainte des enfants de Dieu, il ne peut, en effet, aller à l’homme sans quitter Dieu en quelque chose. Non qu’il doive négliger pour cela ses devoirs envers le prochain, dans qui Dieu a voulu que nous le voyions lui-même ; heureux toutefois qui, comme Marie, ne perd rien de la meilleure part, en vaquant aux obligations de ce monde ! Mais combien petit est le nombre de ces privilégiés, et quelle illusion serait de se persuader le contraire !
C’est spécialement en cette fête de la Visitation, que Notre-Dame a mérité d’être invoquée comme le modèle de tous ceux qui s’adonnent aux œuvres de miséricorde ; s’il n’est point donné à tous de tenir comme elle, dans le même temps, leur esprit plus que jamais abîmé en Dieu, tous néanmoins doivent s’efforcer d’approcher sans fin, par la pratique du recueillement et de la divine louange, des lumineux sommets où leur Reine se montre aujourd'hui dans la plénitude de ses perfections ineffables.
Quelle est celle-ci, qui s’avance belle comme l’aurore à son lever, terrible comme une armée rangée en bataille (Carat. 6, 9) ? Ô Marie, c’est aujourd'hui que, pour la première fois, votre douce clarté réjouit la terre. Vous portez en vous le Soleil de justice ; et sa lumière naissante frappant le sommet des monts, tandis que la plaine est encore dans la nuit, atteint d’abord le Précurseur illustre dont il est dit qu’entre les fils des femmes il n’est point de plus grand. Bientôt l’astre divin, montant toujours, inondera de ses feux les plus humbles vallées. Mais que de grâce en ces premiers rayons qui s’échappent de la nuée sous laquelle il se cache encore ! Car vous êtes, ô Marie, la nuée légère, espoir du monde, terreur de l’enfer (3 Reg. 18, 44 ; Is. 19, 1) ; en sa céleste transparence, contemplant de loin les mystères de ce jour, Elie le père des prophètes et Isaïe leur prince découvrirent tous deux le Seigneur. Ils vous voyaient hâtant votre course au-dessus des montagnes, et ils bénissaient Dieu ; car, dit l’Esprit-Saint, lorsque l’hiver a enchaînée les fleuves, desséché les vallées, brulé les montagnes, le remède à tout est dans la hâte de la nuée (Eccli . 43, 21-24).
Hâtez-vous donc, ô Marie ! Venez à nous tous, et que ce ne soient plus seulement les montagnes qui ressentent les bienfaits de votre sereine influence : abaissez-vous jusqu'aux régions sans gloire où la plus grande partie du genre humain végète, impuissante à s’élever sur les hauteurs ; que jusque dans les abîmes de perversité les plus voisins du gouffre infernal, votre visite fasse pénétrer la lumière du salut. Oh ! puissions-nous, des prisons du péché, de la plaine où s’agite le vulgaire, être entraînés à votre suite ! Ils sont si beaux vos pas dans nos humbles sentiers (Cant. 7, 1), ils sont si suaves les parfums dont vous enivrez aujourd'hui la terre (Cant. 1, 5) ! Vous n’étiez point connue, vous-même vous ignoriez, ô la plus belle des filles d’Adam, jusqu'à cette première sortie qui vous amène vers nos pauvres demeures (Cant. 1, 7) et manifeste votre puissance. Le désert, embaumé soudain des senteurs du ciel, acclame au passage, non plus l’arche des figures, mais la litière du vrai Salomon, en ces jours mêmes qui sont les jours des noces sublimes qu’a voulu contracter son amour (Cant. 3, 6-11). Quoi d’étonnant si d’une course rapide elle franchit les montagnes, portant l’Époux qui s’élance comme un géant des sommets en sommets (Ps. 18, 6-7) ?
Vous n’êtes pas, ô Marie, celle qui nous est montrée dans le divin cantique, hésitante à l’action malgré le céleste appel, inconsidérément éprise du mystique repos au point de le placer ailleurs que dans le bon plaisir absolu du Bien-Aimé. Ce n’est point vous qui, à la voix de l’Époux, ferez difficulté de reprendre pour lui les vêtements du travail, d’exposer tant qu’il le voudra vos pieds sans tache à la poussière des chemins de ce monde (Cant. 5, 2-6). Bien plutôt : à peine s’est-il donné à vous dans une mesure qui ne sera connue d’aucune autre, que, vous gardant de rester absorbée dans la jouissance égoïste de son amour, vous-même l’invitez à commencer aussitôt le grand œuvre qui l’a fait descendre du ciel en terre : « Venez, mon bien-aimé, sortons aux champs, levons-nous dès le matin pour voir si la vigne a fleuri, pour hâter l’éclosion des fruits du salut dans les âmes ; c’est là que je veux être à vous (Cant. 7, 10-13). » Et appuyée sur lui, non moins que lui sur vous- même, sans rien perdre pour cela des délices du ciel, vous traversez notre désert (Cant. 8, 15) ; et la Trinité sainte perçoit, entre cette, mère et son fils, des accords inconnus jusque-là pour elle-même ; et les amis de l’Époux, entendant votre voix si douce (Cant. 8, 13), ont, eux aussi, compris son amour et partagé vos joies. Avec lui, avec vous, de siècle en siècle, elles seront nombreuses les âmes qui, douées de l’agilité de la biche et du faon mystérieux, fuiront les vallées et gagneront les montagnes où brûle sans fin le pur parfum des cieux (Cant. 8, 14).
Bénissez, ô Marie, ceux que séduit ainsi la meilleure part. Protégez le saint Ordre qui se fait gloire d’honorer spécialement le mystère de votre Visitation ; fidèle à l’esprit de ses illustres fondateurs, il ne cesse point de justifier son titre, en embaumant l’Église de la terre de ces mêmes parfums d’humilité, de douceur, de prière cachée, qui furent pour les anges le principal attrait de ce grand jour, il y a dix-neuf siècles. Enfin, ô Notre-Dame, n’oubliez point les rangs pressés de ceux que la grâce suscite, plus nombreux que jamais en nos temps, pour marcher sur vos traces à la recherche miséricordieuse de toutes les misères ; apprenez-leur comment on peut, sans quitter Dieu, se donner au prochain : pour le plus grand honneur de ce Dieu très-haut et le bonheur de l’homme, multipliez ici-bas vos fidèles copies. Que tous enfin, vous ayant suivie en la mesure et la manière voulues par Celui qui divise ses dons à chacun comme il veut (1 Cor. 12,11), nous nous retrouvions dans la patrie pour chanter d’une seule voix avec vous le Magnificat éternel !